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JIM MORRISON, LE POETE MAUDIT – 1Dex

« Quand la vérité n’est pas libre, la liberté n’est pas vraie » (Jacques Prévert)

 
 
James Douglas Morrisona, dit Jim Morrison [ d͡ʒɪm ˈmɔɹɪsən]b, né le à Melbourne (Floride) et mort le à Paris, est un chanteur et poète américain, cofondateur du groupe de rock américain The Doors, dont il fut membre de 1965 à sa mort.
Sex-symbol provocant au comportement volontairement excessif, devenu une véritable idole du rock, mais aussi intellectuel engagé2 dans le mouvement du protest song, en particulier contre la guerre du Viêt Nam, il ne revendique toutefois aucune idée politique. Attiré par le chamanisme, on lui attribue une réputation de « poète maudit » que sa mort prématurée, à Paris, dans des circonstances mal élucidées, transforme en légende, notamment fondatrice de ce qui est connu sous le nom de Club des 27.
Le culte que lui vouent ses fans éclipse cependant une œuvre poétique d’une grande richesse que Morrison lui-même a pu considérer comme sa principale activité, au moins à partir de l’été 1968c.
Jim Morrison est l’aîné des trois enfants issus du mariage entre George Stephen Morrison, officier de l’US Navy, et Clara Clarke, femme au foyer qui lui donne une éducation sévère et décrite comme une mère castratrice3. Il a une sœur, Anne et un frère, Andy. Il naît deux ans (presque jour pour jour) après l’attaque japonaise contre la base américaine de Pearl Harbor. La guerre du Pacifique fait rage entre troupes américaines et japonaises.
Jim Morrison vit entre les déménagements liés aux changements d’affectation de son père, de Washington à la Californie, en passant par Albuquerque au Nouveau-Mexique. En 1957, la famille Morrison en est déjà à son neuvième déménagement4. L’instabilité de Jim Morrison se développe très tôt par des jeux étranges, des facéties, de l’indiscipline, mais aussi dans ses dessins, mûrs pour son âge4.
À quatre ou cinq ans, lors d’un trajet familial en voiture de Santa Fe à Albuquerque, Jim Morrison est témoin d’un grave accident, qu’il décrira plus tard comme l’un des plus importants moments de sa vie. Il y fait allusion notamment dans la chanson Peace Frog : « Indians scattered on dawn’s highway bleeding / Ghosts crowd the young child’s fragile eggshell mind. » (« Indiens éparpillés sur la grande route à l’aube, sanguinolents/des fantômes qui s’attroupent dans l’esprit du jeune enfant, fragile comme une coquille d’œuf »). Tout petit et secoué par des sanglots hystériques, alors que son père s’est arrêté pour prêter son aide, il insiste pour aider lui aussi4. Il raconte, sur le disque posthume An American Prayer, que ces Indiens défunts ont sauté dans son âmed
Il est bien sûr permis de douter de la réalité de ce « transfert d’âme »[interprétation personnelle], d’autant que Jim Morrison n’a jamais hésité à mentir sur sa propre autobiographie (il avait ainsi affirmé être orphelin dans les fiches d’informations individuelles accompagnant la courte biographie du groupe destinée à leur maison de disques, Elektra Records, quelques semaines avant la sortie de The Doors, leur premier album, bien que plus tard, lors d’une interview, il avouera clairement avoir un frère qu’il n’a pas vu depuis un an et des parents, et n’en dira jamais autant sur sa vie privée), mettant à profit ses remarquables talents de conteur[réf. souhaitée]. Néanmoins, on peut trouver dans cette anecdote la source de deux inspirations majeures dans son comportement et dans sa poésie : d’une part, une attirance très marquée pour la mystique des Amérindiens et le chamanisme, ainsi que son jeu de scène proche de la transe ; d’autre part, le recours à l’autoroute et aux véhicules automobiles typiques de l’american way of life, comme métaphore morbide du technicisme moderne[interprétation personnelle].
En , le père de Jim Morrison repart en mission, ce qui amène la famille à déménager à Los Altos. L’année suivante, naît le troisième enfant de la famille, un garçon baptisé Andrew (Andy) Lee. En 1951, Steve Morrison est nommé en poste à Washington, D.C., où la famille emménage pour la seconde fois. Elle n’y reste cependant que quelques mois, car Steve est envoyé en mission en Corée en 1952, la famille Morrison s’installe alors à Claremont en Californie. En 1955, Steve est nommé à nouveau à Albuquerque où les Morrison reviennent. Ces multiples déplacements et les missions fréquentes assignées à Steve Morrison (neuf environ), qui terminera amiral, réduisant sa présence auprès de sa famille, ont certainement joué un rôle dans la personnalité complexe de Jim Morrison, qui découvre son huitième domicile alors qu’il n’a que onze ans. En particulier, il se lie peu avec ses camarades de classe et présente un comportement de plus en plus instable, turbulent, voire asocial. Lecteur vorace, il se désintéresse de la vie familiale et s’évade dans les romans. Il martyrise volontiers son petit frère – il va jusqu’à lui jeter des pierres, à le réveiller en pleine nuit sans motif, à lui jouer toutes sortes de tours dangereux4. Il invente également des mensonges de plus en plus élaborés, ce qui lui permet de raffiner son talent de conteur et de « tester » les réactions de ses interlocuteurs. Il aime aussi agir de manière totalement inattendue, contrevenant aux codes sociaux les plus élémentaires, pour déstabiliser son entourage : ainsi, lors d’un repas de famille solennel, intime-t-il à sa mère, d’un ton très poli, de faire moins de bruits répugnants en mangeant4. Les parents de Jim Morrison sont d’autant plus déconcertés que leur fils réussit remarquablement en classe et maintient des moyennes excellentes dans toutes les matières.
En 1958, Jim Morrison lit le grand classique de la littérature beat, le roman de Jack Kerouac On the Road (Sur la route). Très impressionné par le personnage de Dean Moriarty, sorte de voyou terrifiant et magnifique, il s’identifie à lui et commence à imiter[réf. nécessaire] son ricanement caractéristique.
Jusqu’en 1962, Jim Morrison effectue ses années d’école secondaire en excellent élève, avec une moyenne de 88,32 %4. Très au-dessus de la moyenne nationale, son quotient intellectuel est évalué à 1494. Son appétit de lecture ne se dément pas, son intérêt va pour la littérature et la poésie, de James Joyce, William Blake, Arthur Rimbaud, aux « beat poets » Allen Ginsberg, Lawrence Ferlinghetti et surtout Michael McClure, avec qui il se liera d’amitié en 1968, mais également pour l’histoire antique (il se passionne pour les Vies parallèles de Plutarque) et pour la philosophie, surtout pour les écrits de Friedrich Nietzsche qui le marquent considérablement. Ses résultats, ses centres d’intérêt, mais aussi le statut de son père, lui valent d’être approché par plusieurs fraternités importantes, auxquelles il refusera toujours de se joindre, avec dédain. Il reste distant dans tous ses rapports sociaux, participe rarement aux fêtes, n’appartient à aucun club, mais cette froideur n’entame en rien sa popularité : beau garçon, volontiers charmeur, capable de tenir un auditoire en haleine avec des histoires invraisemblables mais narrées avec une grande force de conviction, il constitue, selon les témoignages de ses camarades d’école, un véritable pôle d’attraction au sein du lycée.
À cette même époque, il accomplit un acte inaugural : rassemblant tous les cahiers dans lesquels, depuis plusieurs années, il tenait son journal, prenait des notes de lecture, réalisait des croquis ou des esquisses, copiait des citations, élaborait des vers, il les jette à la poubelle. Il déclarera plus tard : maybe if I’d never thrown them away, I’d never have written anything original […]. I think if I’d never gotten rid of them I’d never been free.5 : Peut-être, si je ne les avais pas jetés à la poubelle, n’aurais-je jamais rien écrit d’original […]. Je pense que si je ne m’en étais pas débarrassé, je n’aurais jamais été libre. Cette « libération » lui permet d’élaborer un style poétique très personnel, d’un abord obscur mais d’une grande force évocatrice. Il écrit dès cette époque le poème Horse Latitudes, qui figurera sur le deuxième album du groupe, Strange Days.
Sitôt sorti de l’école secondaire, Morrison s’installe chez ses grands-parents à Clearwater pour suivre des cours au Saint Petersburg Junior College. En particulier, il s’inscrit dans deux cursus qui le marqueront profondément : d’une part, un cours sur la « philosophie de la contestation », qui lui permet d’étudier Montaigne, Jean-Jacques Rousseau, David Hume, Jean-Paul Sartre et Friedrich Nietzsche ; d’autre part, un cours sur la « psychologie des foules » inspiré de l’ouvrage de Gustave Le Bon La Psychologie des foules.
Morrison se montre, dans ce cours, très brillant. Le professeur James Geschwender reste stupéfait devant ses connaissances. Il maitrise parfaitement non seulement l’ouvrage de Gustave Le Bon, mais aussi Sigmund Freud et Carl Gustav Jung4. Les autres étudiants, complètement dépassés, assistent, stupéfaits, à des dialogues entre le professeur et Morrison, lesquels tentent d’incorporer l’apport de la psychanalyse à la réflexion de Le Bon. Dans son mémoire final, s’appuyant sur l’idée jungienne de l’inconscient collectif, Morrison évoque l’idée de névroses touchant de nombreuses personnes dans un groupe (des « névroses sociales », si l’on ose dire) et spécule sur la possibilité de traiter ces névroses par des thérapies de groupe. James Geschwender déclarera plus tard que ce mémoire aurait pu devenir une thèse solide4.
Pendant l’été 1963, Jim Morrison s’inscrit à un cours d’histoire médiévale européenne. Il écrit un mémoire s’efforçant de prouver que le peintre Jérôme Bosch avait fait partie des adamites. Les arguments présentés par Morrison ne sont pas suffisamment convaincants pour le professeur, qui n’en reste pas moins éberlué par la culture générale de son élève. Il est une première fois arrêté à Tallahassee, le , pour avoir fait une farce douteuse alors qu’il assiste, ivre, à un match de football américain6.
À ce moment pourtant, Morrison désire depuis plusieurs mois changer d’université pour s’inscrire à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), la toute nouvelle faculté de cinéma. La famille Morrison s’oppose à cette nouvelle orientation, mais il maintient sa décision. En janvier 1964, alors que son père est promu capitaine de vaisseau, Jim Morrison entre à l’UCLA. Dès le début de l’année, tout en continuant à « tester » les gens (en particulier ses colocataires auprès de qui il se rend rapidement insupportable), il s’encanaille, s’enivre de manière de plus en plus régulière, fréquente les quartiers « chauds » des bas-fonds de Los Angeles, et touche sans doute dès cette époque aux drogues hallucinogènes, en particulier le LSD7.
Il faut préciser qu’en 1964, et en particulier à UCLA, il est extrêmement facile de se procurer du LSD, cette drogue n’est réglementée que depuis 1962 aux États-Unis, et de nombreux programmes de recherche universitaires portent sur les propriétés du LSD ou d’autres substances psychoactives : il suffit donc aux étudiants aventureux de s’inscrire comme « volontaires » pour obtenir des doses non seulement quotidiennes, mais gratuites. De plus, Morrison se trouve doublement incité à « expérimenter » les drogues, d’un point de vue poétique d’abord, qui le rattache à des poètes comme Henri Michaux, Edgar Poe, Aldous Huxley, Thomas de Quincey et aux poètes de la beat generation, très admirés par Morrison. D’un point de vue mystique ensuite, la consommation de psychotropes le rapproche du chamanisme, dont la transe est souvent provoquée par des hallucinogènes naturels comme la mescaline ou encore l’ayahuasca.
À l’été 1964, Jim Morrison emmène son frère Andy – qui a 16 ans – pour un bref voyage jusqu’à la ville d’Ensenada, au Mexique. Andy est sidéré par l’assurance de son frère, qui roule à toute vitesse dans les rues de la ville, connaît bien les bars et discute en espagnol argotique avec les tenanciers et les prostituées4.
Pendant l’automne 1964, poursuivant son cursus de cinéma, il prend des notes sur les techniques cinématographiques, sur l’histoire du cinéma et sur les réflexions philosophiques que ce média lui inspire. Ces notes, remaniées, ordonnées et compilées sous forme de brefs aphorismes, deviendront le premier « recueil » publié par Morrison (The Lords. Notes On The Vision, publié à compte d’auteur en 1969). Morrison consacre le premier semestre 1965 à tourner et à monter le film qu’il lui faut réaliser pour obtenir son diplôme. Son travail se solde malheureusement par une déception : il n’obtient son diplôme, en juin, qu’avec un médiocre « D ». Pourtant, ce résultat ne l’affecte guère : depuis le printemps, Morrison évalue les divers moyens dont il pourrait user pour toucher le public. Peut-être poursuit-il sa réflexion sur la psychologie des foules et sur la possibilité d’organiser de gigantesques séances de thérapie collective. Le cinéma lui apparaissait sans doute comme le moyen idéal mais, au début de l’été 1965, une autre idée se fait jour dans son esprit : la fondation d’un groupe de rock.
Au cours du mois de juillet 1965, Jim Morrison, alors sans emploi, vit sur le toit d’un entrepôt non loin de Venice Beach, à Los Angeles. Il raconte, dans un des poèmes du recueil Far Arden : I left school & went down/to the beach to live./I slept on a roof./At night the moon became/a woman’s face./I met the Spirit of Music. (Je quittai l’école et descendis/à la plage pour vivre./Je dormis sur un toit./La nuit la lune devint/un visage de femme./Je rencontrai l’Esprit de la Musique.) L’allusion explicite au titre de Friedrich Nietzsche, The Birth Of Tragedy from the Spirit of Music (en français : La Naissance de la tragédie – Hellénisme et pessimisme) vaut presque programme : dans le cadre de la théorie esthétique nietzschéenne, la tragédie grecque provient des célébrations en l’honneur du dieu grec Dionysos.
Morrison commence à écrire des chansons, dont plusieurs figurent sur les trois premiers albums de The Doors. Un jour qu’il se promène sur la plage de Venice Beach, il croise Ray Manzarek, lui aussi fraîchement diplômé en cinéma. Les deux anciens élèves de l’UCLA discutent, en viennent à parler musique. Ray Manzarek qui joue de l’orgue dans un groupe de rock, demande à Morrison de lui chanter une de ses compositions. Morrison aurait alors chanté Moonlight Drive, un titre qui figurera sur Strange Days, le deuxième disque de The Doors. Immédiatement séduit par l’intensité lyrique des paroles, Ray Manzarek se serait exclamé : Hey, man, let’s form a rock band and make a million dollars !8 (Eh, mec, formons un groupe de rock et gagnons un million de dollars !). Jim Morrison propose alors immédiatement le nom de « The Doors », en le justifiant de cette façon : Il y a le connu. Il y a l’inconnu. Et entre les deux, il y a la porte, et c’est ça que je veux être4. Il fait ainsi référence au livre de Aldous Huxley, Les Portes de la perception, titre lui-même tiré d’une citation de William Blake : If the doors of perception were cleansed everything/would appear to man as it is – infinite. (Si les portes de la perception étaient nettoyées toute chose/apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est – infinie., tiré de The Marriage of Heaven and Hell).
Manzarek fréquente le groupe de Méditation transcendantale fondé par Maharishi Mahesh Yogi. Il y rencontre le batteur John Densmore qui quitte le groupe des Psychedelic Rangers pour rejoindre The Doors. Densmore est bientôt imité par le guitariste des Rangers, Robbie Krieger. The Doors désormais au complet enregistrent une première démo. À la fin de l’été, Jim Morrison rencontre Pamela Courson (1946–1974), étudiante en art et fille de militaire comme lui, ils s’installent ensemble, en , à Rothdell Trail dans le quartier de Laurel Canyon. Elle restera sa compagne et l’inspiratrice de certains de ses textes jusqu’à la fin de sa vie, malgré une relation tumultueuse alternant querelles violentes et retrouvailles passionnées. Ensemble, ils expérimentent LSD, amphétamines et mescaline, elle se pique à l’héroïne (Jim Morrisson qui déteste les piqûres y est plus réticent) et prend pour amant son dealer Jean de Breteuil9. En septembre, après une réunion de famille particulièrement ratée, Jim Morrison rompt toute relation avec ses parents. Il ne les reverra jamais4.
Au début de l’année 1966, The Doors gagnent un maigre salaire en animant un bar de Los Angeles, The London Fog, mais ils y acquièrent un grand professionnalisme qui jouera ensuite un rôle déterminant dans leur succès. Le groupe apprend en effet à se confronter à des publics parfois difficiles ou peu enthousiastes. Jim Morrison, d’abord très timide dans son rôle de chanteur, tourne le dos à la salle et chante à voix basse, presque inaudible, mais progressivement, il gagne en assurance, commence à se déhancher de manière suggestive, apprend à jouer avec le public, à obtenir des réponses, à plaisanter au bon moment, puis ose des cris, des sauts, des chutes, dans un style rappelant les danses amérindiennes ou la transe chamanique. Les mélodies du groupe mêlent des influences très diverses, musique classique de Ray Manzarek, jazz apporté par John Densmore, flamenco et musique indienne qu’affectionne Robbie Krieger, et servent beaucoup ces prestations scéniques et l’atmosphère à la fois tribale et religieuse des concerts.
The Doors, remarqués par Jac Holzman de la maison de disques Elektra, signent en juin 1966 un accord de production pour six albums. Le mois suivant, Jim Morrison commet son premier incident sérieux : lors d’un concert donné au Whiskey A Go Go, pendant la partie mélodique centrale d’une longue et mélancolique composition, The End, le chanteur improvise l’histoire d’un assassin qui traverse une maison puis parvient à la porte d’une salle où se trouvent ses parents. S’inspirant alors probablement du complexe d’Œdipe cher à Freud, Morrison déclare : Father, I want to kill you. Mother, I want to fuck you all night long (Père, je veux te tuer. Mère, je veux te baiser toute la nuit.) Le groupe ne pourra pas terminer la chanson : le patron du bar les jette dehors. Ils n’en ont pas moins créé l’événement : la chanson, qui paraîtra sur le premier disque (intitulé The Doors), conservera le texte audacieux et deviendra un morceau culte de l’histoire du rock.
The Doors enregistrent leur premier album au cours de l’automne 1966. Dans la notice biographique destinée à la presse, Morrison déclare que ses parents sont morts. En , la sortie du single Light My Fire, qui devient rapidement un tube, apporte un succès presque immédiat et fait décoller les ventes de l’album. Un deuxième album est enregistré au cours de l’été. Tandis que le groupe multiplie les apparitions scéniques, Morrison pose pour plusieurs magazines. Son physique d’éphèbe, son sourire désarmant, sa coupe de cheveux rappelant celle d’Alexandre le Grand (Morrison s’est peut-être souvenu de Plutarque) le transforment en sex-symbol aussi adulé que James Dean ou Marilyn Monroe.
La musique psychédélique des Doors nous plonge dans un univers étrange, proche de celui du chamanisme, dans lequel on alterne entre ‘conscience endormie’ et ‘rêve éveillé’. On a le sentiment que Morrison, la plupart du temps en état modifié de conscience (rendu possible par l’absorption quasi-quotidienne de psychotropes divers), n’était jamais réellement réveillé, jamais réellement endormi. Cet état se reflète pleinement dans la musique du groupe.
L’année 1967 est également marquée par l’engagement progressif des États-Unis dans la guerre du Viêt Nam : 500 000 « boys » sont stationnés au Viêt Nam sur l’ordre du président Lyndon Johnson. Morrison écrit, à l’automne 1967, ses chansons les plus expressément engagées, en particulier Unknown Soldier qui figurera sur le troisième opus de The Doors, Waiting for the Sun.
Le succès fulgurant des Doors, leur notoriété soudaine et les avantages qui suivent déstabilisent pourtant rapidement Morrison, d’autant que les paroles de ses chansons, qui prônent l’amour libre, l’usage de la drogue, la consommation d’alcool, le rejet de la morale puritaine, la révolte contre l’autorité, le militantisme contre la guerre, en font un personnage remuant que les services de police décident de surveiller de près. Supportant très mal l’intrusion des agents en uniforme dans les concerts, Morrison profite souvent d’être sur la scène pour improviser quelques railleries, voire pour provoquer la foule à se rebeller. Un incident plus grave conduit, le , à New Haven, à une interpellation en plein milieu d’un concert. Morrison est arrêté pour « comportement immoral », « trouble à l’ordre public » et « refus d’obtempérer ».
Le comportement de Morrison, qui devient antisocial et agressif au cours de l’hiver 19671968, laisse supposer que le concert de New Haven et l’interpellation qui s’ensuivit ont marqué le chanteur. Il commence à comprendre que sa notoriété peut le piéger en l’entraînant dans une logique du « toujours plus » en matière de provocation, d’autre part, le public a laissé Morrison se faire arrêter. Personne n’a bougé.
Si, comme son adolescence et ses années d’étudiant peuvent amener à le croire, Morrison a pour ambition de remanier en profondeur les valeurs de la société américaine en s’appuyant sur les forces sociales actives du Flower Power et leur potentiel révolutionnaire, l’immobilisme du public, pourtant jeune et familiarisé avec l’idée de révolte, a dû surprendre et décevoir le chanteur. Morrison, nerveux, maussade, se réfugie dans l’alcool et ses beuveries prennent des proportions inquiétantes, au point que les autres membres du groupe décident d’engager Bobby Neuwirth pour le surveiller.
Les relations avec le groupe se tendent, lors de l’enregistrement du troisième album. Après réflexion, The Doors décident de couper la très longue composition, Celebration of the Lizard qui devait occuper une face entière du disque, pour n’en garder que le morceau central sous le titre Not to Touch the Earth. Morrison, qui travaillait le texte de Celebration depuis 1965, se démotive soudain. Il laisse à Robby Krieger le soin de composer les chansons restantes de l’album, finalement achevé en . Ce même mois, Jim Morrison rencontre Michael McClure, le poète de la beat generation dont il a lu et admiré l’œuvre depuis ses années de lycée. Cette rencontre marque un tournant dans la vie de Morrison, qui va progressivement prendre ses distances avec le monde du rock. Sitôt Waiting For The Sun enregistré, Morrison exprime d’ailleurs aux autres membres du groupe son intention d’interrompre sa carrière. Alarmé à l’idée de ce départ, Ray Manzarek parvient néanmoins à le convaincre de continuer pendant six mois4.
Au cours de cette période de transition, les performances scéniques de Morrison gagnent encore en intensité, le , lors d’une apparition à Chicago, il transforme, pour la première fois, un concert en émeute. Il recommence plusieurs fois au cours de cette année, d’autant que le dernier vers de la chanson Unknown Soldier, « the war is over », est bientôt repris en slogan politique par les opposants à la guerre du Viêt Nam. La chanson a un effet d’autant plus violent sur le public que le groupe, dans une mise en scène élaborée, fait mine de fusiller le chanteur. Un jeu de lumière finement réglé rend l’effet frappant.
Après une tournée en Europe au cours du mois de septembre, Morrison prend quelques jours de repos à Londres en compagnie de Pamela Courson. Ils y sont rejoints par Michael McClure, qui, après avoir lu les poèmes de Morrison, incite le chanteur à les publier. Flatté par les encouragements de son aîné, Morrison se décide d’envoyer à l’éditeur, fin octobre, ses notes sur le cinéma rédigées en 1964 réunies sous le titre The Lords. Notes on the Vision, et un long poème en vers libres, The New Creatures.
Ce même mois, il visionne les ébauches du film d’un concert donné quelques mois plus tôt. Ce document le stupéfie. Il déclare : voir une série d’événements que je croyais contrôler… Je me suis d’un seul coup rendu compte (…) que j’étais le jouet de nombreuses forces dont je n’avais qu’une vague notion10. Par la suite, il devient de plus en plus prudent dans ses « manipulations » du public. Le , lors d’un concert à Los Angeles, il parvient à calmer une foule houleuse en quelques phrases seulement : « Nous sommes venus pour jouer de la musique, mais vous en voulez plus, pas vrai ? Vous voulez plus que de la musique, hein ? Eh bien, allez vous faire voir : nous, nous ne sommes là que pour jouer de la musique. » Et le groupe n’interprète qu’une seule chanson, Celebration of the Lizard et la fait durer trois quarts d’heure. Il n’y a aucun incident ; c’est à peine s’il y a des applaudissements. La foule se disperse en silence, matée4.
Deux événements marquent le début de l’année 1969. D’une part, le « délai de six mois » arraché par Ray Manzarek après l’enregistrement de Waiting for the Sun touche à sa fin, et le rapprochement entre Morrison et Michael McClure mais aussi avec le Living Theatre, ainsi que son intérêt croissant pour la production cinématographique, paraît signaler sa volonté de quitter le star-system[Quoi ?]. D’autre part, il rencontre, à l’occasion d’une interview en , la journaliste du magazine Jazz&Pop Patricia Kennealy, avec qui il vivra une relation amoureuse très intense, allant jusqu’à « l’épouser » en 1970 au cours d’une cérémonie wicca11. Lors de cette interview, Jim Morrison déclare : j’aime la musique, j’aime bien chanter sur scène, mais certaines choses que j’ai à dire ne peuvent être mises en musique et un livre serait mieux à même de les communiquer.
L’enregistrement d’un quatrième album, The Soft Parade, retarde cependant le départ de Morrison. Son désintérêt pour The Doors paraît évident : il n’écrit que quatre des neuf chansons de l’album, passe le minimum de temps au studio et se conduit systématiquement en rustre. Une violente querelle éclate lorsqu’il découvre que les autres membres du groupe, sans l’en avertir, ont vendu la mélodie de Light My Fire, leur premier disque d’or, au constructeur automobile Buick.
La sensation de trahison que Jim Morrison a dû connaître à cette occasion a pu accentuer sa désillusion : s’il avait cru possible de modifier les valeurs américaines via le rock, il découvrait que ses proches les plus intimes cédaient aux puissances de l’argent. À ce stade, il faut poser la question du rattachement de Morrison au mouvement hippie. Il a embrassé explicitement certaines « grandes causes » du « Flower Power » comme la libération sexuelle et le pacifisme contre la guerre du Viêt Nam. Il y a même contribué activement, par ses chansons et sa conduite. Mais, lecteur assidu de Nietzsche, admirateur de Jérôme Bosch, fan de Kerouac fasciné par Dean Moriarty au point d’imiter son ricanement sadique, pouvait-il adhérer sans réserve au « peace and love », à l’idéologie de « l’harmonie universelle » et à la « spiritualité » New Age de la Méditation transcendantale, de la conscience cosmique et de l’Ère du Verseau ? Son pessimisme, son goût pour le cynisme, le second degré et les faux-semblants, sa fascination pour la criminalité et le chaos, pouvaient-ils se conjuguer avec l’hédonisme naïf des hippies ?
Ray Manzarek et John Densmore ont chacun, à leur manière, avoué que Morrison plaisantait volontiers, à l’occasion de manière cruelle, sur l’exotisme un peu factice de la philosophie hippie. L’organiste et le batteur, tous deux adeptes de la Méditation transcendantale, présentèrent Morrison à Maharishi Mahesh Yogi. Morrison composa ensuite, « en l’honneur » du gourou[réf. nécessaire], la chanson Take It As It Comes (figurant sur le premier album) (Take it easy, babe/Take it as it comes/Don’t move too fast/If you want your love to last/Oh, you’ve been movin’ much too fastDétends-toi, chérie/Prend les choses comme elles viennent/Ne t’emballe pas/Si tu veux que ton amour dure/Oh, tu as été beaucoup trop vite). John Densmore, qui s’affichait « flower child », se souvient également des moqueries ambiguës de Morrison à son égard : par exemple, il jetait, en plein concert, des marguerites sur la caisse claire de Densmore : il riait comme un fou, parce qu’il savait que je ne pouvais pas m’arrêter, à moins d’interrompre le concert, alors mes baguettes faisaient éclater les pétales.12.
Cette perspective éclaire le sens du célèbre concert des Doors donné à Miami le . Pour la première fois, le groupe partait en tournée « longue » : 19 dates étaient prévues dans des villes comme Cleveland, Saint Louis, Providence ou encore Dallas. Pourtant, le premier concert vire à la catastrophe. Sugerman et Hopkins, entre autres biographes de Morrison, pointent du doigt l’incurie des organisateurs, qui avaient vendu beaucoup plus de tickets qu’il n’y avait de places, si bien que The Doors se présentèrent devant une salle bondée, surchauffée et déjà passablement nerveuse.
Cette tension s’accroît encore avec le retard de Morrison : éméché, il a raté son avion. Pendant le vol, il continue à boire. Lorsqu’il parvient enfin à la salle de concert, c’est un frontman ivre mort qu’on doit convaincre, contre son gré, d’entrer en scène. Incapable de chanter, Morrison interrompt les chansons, pour digresser, invectiver la foule, l’insulter. Au cours de la chanson Five To One, le discours de Morrison prend une tournure explicitement anarchiste et passablement agressive à l’égard des fans : You’re all a bunch of fuckin’ idiots ! Lettin’ people tell you what you’re gonna do ! Lettin’ people push you around ! How long d’ya think it’s gonna last ? How long are you gonna let it go on ? […] How long ? Maybe you like it, maybe you like being pushed around… Maybe you love it, maybe you love gettin’ you face stuck in the shit… […] You love it, don’t ya ? You love it. You’re all a bunch of slaves ! (Vous êtes tous une bande de putains d’idiots ! À laisser les gens vous dire quoi faire ! À laisser les gens vous bousculer ! Combien de temps ça va encore durer, à votre avis ? Combien de temps est-ce que vous allez laisser continuer ça ? […] Combien de temps ? Peut-être que vous aimez ça, peut-être que vous aimez qu’on vous bouscule… Peut-être que vous adorez ça, peut-être que vous adorez qu’on vous mette la tête dans la merde… […] Vous adorez ça, n’est-ce pas ? Vous adorez ça. Vous êtes tous une bande d’esclaves !f)
Mais de toute évidence, cette diatribe ne suffit pas : le public applaudit, pousse des cris de joie à chaque insulte. Morrison pousse encore l’outrage : taquinant la salle, il annonce qu’il va montrer son pénis. L’a-t-il effectivement fait ? Un doute subsiste, même pour Morrison qui avouera plus tard au juge avoir été trop ivre pour se souvenir ; quant au principal témoin de l’accusation, Bob Jennings, il s’agit du fils d’un policier de Miami, ce qui jette un doute sur son impartialité, d’autant que plusieurs autres accusateurs se rétracteront avant ou pendant les audiences. En tout état de cause, le mal est fait : le concert finit dans un désordre incontrôlable et, le , un mandat d’arrêt est délivré contre Morrison sous quatre chefs d’accusation : « comportement indécent », « exhibition indécente », « outrage aux bonnes mœurs » et « ivresse publique ». Aussitôt, tous les concerts de la tournée sont annulés et The Doors devront attendre juin pour pouvoir se présenter à nouveau devant le public.
Les journaux, à l’époque, titrent : « Morrison dérape ». Telle est aussi la version de l’incident retenue par les principaux biographes de Morrison (notamment Hopkins et Sugerman, mais aussi John Densmore) et il paraît délicat de contester ces témoignages de première main. Pourtant, la question se pose : Morrison n’a-t-il pas « dérapé » au moment qui lui convenait ? N’a-t-il pas « dérapé » d’une manière très sincère, comme ses insultes à la foule semblent le suggérer ? Le rejet du mouvement hippie qu’il semble exprimer dans son comportement et dans ses textes (y compris des chansons pour The Doors comme The Soft Parade, voir ci-après) n’indique-t-il pas que Morrison a pu vouloir faire exploser The Doors en plein vol, au tout début d’une tournée aussi longue que prometteuse, en , c’est-à-dire trois mois après la fin du « délai de grâce » qu’il avait accordé après l’enregistrement de Waiting For The Sun ?
Si Morrison a effectivement voulu saborder The Doors, il a échoué. Sans doute, le fiasco de Miami a-t-il refroidi les organisateurs de concerts qui annulent de facto la tournée de The Doors ; mais dans un second temps, Morrison reçoit le soutien de son entourage et de nombreux fans, qui voient dans le procès intenté au chanteur une preuve de la persécution perpétrée par l’institution puritaine contre le mouvement hippie et les opposants à la guerre du Viêt Nam. Dès juin, seulement trois mois après Miami, The Doors jouent à nouveau en public. L’album The Soft Parade sort en juillet et devient disque d’or. En septembre, le groupe entame des répétitions pour un cinquième album.
Jim Morrison semble donc se résigner à « continuer » avec The Doors, bien que la poésie soit à ce moment sa préoccupation principale. En avril, il a reçu de la maison d’édition Western Lithographers les exemplaires de The Lords et de The New Creatures, publiés à compte d’auteur sous le nom « James Douglas Morrison ». Ce même mois, interviewé sur la chaîne de télévision PBS par Richard Goldstein et Patricia Kennealy, Morrison refuse de parler de The Doors et se contente de lire des extraits de The New Creatures. Le journal Rolling Stone publie, dans son numéro d’, le texte intégral d’un long poème intitulé An American Prayer, et précise que les droits d’auteur sont attribués à James Douglas Morrison.
Il convient d’insister sur ce point : bien qu’utilisant le prénom « Jim » comme nom de scène avec The Doors, Morrison a toujours insisté pour que son travail poétique soit publié sous son patronyme complet. Il souhaitait, de toute évidence, sanctuariser son travail poétique par rapport à son image de star pop ; mais ce souci de « catégoriser » ses activités va bien au-delà du domaine professionnel. Morrison appartenait simultanément à plusieurs « cercles sociaux » différents qu’il s’efforçait de ne jamais mélanger. Ainsi Michael McClure ne fit-il jamais partie de la petite « cour » qui gravitait autour de The Doors. Il en alla de même pour Patricia Kennealy13, que Morrison avait pourtant « épousée » au cours d’une cérémonie wicca mais non légalement. Du reste, Jim Morrison continuait à entretenir des relations suivies avec plusieurs anciens élèves de la faculté de cinéma d’UCLA sans jamais les présenter à ses autres amis.
Ces séparations entre divers groupes d’amis avaient sans doute pour but, aux yeux de Morrison, de protéger en partie sa vie privée : d’un groupe à l’autre, il pouvait exprimer toutes les facettes de sa personnalité sans pourtant s’ouvrir complètement à quiconque. Or deux conséquences suivent de cette attitude. D’une part, à dissimuler toujours une partie de lui-même à ses interlocuteurs, Morrison était forcément toujours « en représentation », en train de jouer un rôle qui ne correspondait pas exactement à ce qu’il était ; cette timidité, voire cette dissimulation, allant de pair avec une vive inventivité, un indéniable talent de conteur et un certain degré d’hypocrisie, constitue sans doute l’un des principaux traits de caractère de Morrison. Il n’est jamais complètement sincère, sauf peut-être dans quelques moments exceptionnels (voir ci-dessous le témoignage de Michael McClure à propos de la réception de The Lords and The New Creatures) et lorsqu’il s’avoue, précisément, menteur, trompeur, calculateur. Ainsi dans les chansons The Changeling (I’m a changeling/See me change : Je suis un changeforme/Regarde-moi me transformer) et la très dérangeante The Spy (I’m a spy in the house of love/I know the dream that you’re dreaming of/[…] I know your deep and secret fears/I know everything/Everything you do/Everywhere you go/Everyone you knowJe suis un espion dans l’antre de l’amour/Je connais le rêve que tu rêves/[…] Je connais tes terreurs secrètes/Je connais tout/Tout ce que tu fais/Tous les endroits où tu vas/Tous les gens que tu connais). Aussi tous les témoins directs de la vie de Morrison ont-ils une vision nécessairement biaisée de Jim/James Douglas, non seulement parce qu’ils sont subjectifs, mais aussi (surtout) parce que Morrison lui-même entretenait la confusion, mentait sans vergogne, promettait ce qu’il savait ne pas vouloir tenir.
D’autre part, au cours de l’année 1969, cette stratégie de séparation entre divers groupes d’amis commence à montrer ses limites et même son caractère pervers : menant de front sa carrière de chanteur, son travail de poète et une activité de réalisateur-producteur de cinéma, Morrison se trouve tiraillé entre plusieurs impératifs inconciliables, d’où un stress professionnel intense aggravé par la peur d’un procès et l’éventualité d’une condamnation à de la prison ferme. À cela s’ajoute la dissimulation dont il fait preuve à l’égard de sa compagne, Pamela Courson, car depuis , Morrison entretient une relation avec Patricia Kennealy14 ; or cette jeune journaliste n’a rien de la « groupie ». Fière militante féministe, elle ne se laisse pas impressionner par le statut de « star », et sa solide culture générale lui permet de rivaliser intellectuellement avec Morrison, lequel se montre par ailleurs fasciné par le fait que Patricia Kennealy pratique la sorcellerie wicca11. Mais en même temps, Morrison souhaite ménager Pamela dans la mesure où elle l’encourage dans sa carrière de poète (en , elle lui demande même d’interrompre sa carrière avec The Doors) -C’est d’ailleurs par l’intermédiaire de la sœur de Pamela que Morrison a pu rencontrer Michael McClure4.Ce sera néanmoins avec Pamela qu’il quittera les États-Unis pour Paris.
Une telle tension nerveuse épuise lentement Morrison : il cherche à la dissiper dans l’alcool. À cette époque, il ne dessaoûle presque jamais. Il écrit de manière lapidaire : I drink so that I can talk to assholes./This includes me. (Je bois pour pouvoir parler aux cons./Moi compris.)
À cette même époque Pamela Courson lui conseille d’aller consulter un psychiatre. Il ne se rendra qu’à une seule séance. Selon plusieurs proches du chanteur il présentait tous les symptômes d’une personnalité dite borderline tels que le sentiment d’être abandonné, l’abus de substances (alcool, stupéfiants), des relations interpersonnelles instables, des comportements à risques ou encore une tendance certaine à l’auto-destruction.
Le début de l’année 1970 semble pourtant favoriser Morrison. Une série de concerts réussis à New York, l’enregistrement et la sortie du cinquième album de The Doors, Morrison Hotel (qui reçoit des critiques élogieuses), la signature de contrats pour l’adaptation cinématographique du roman de Michael McClure The Adept, redonnent un élan à Morrison. Ces succès se complètent, en avril, par la publication, à compte d’éditeur, du double recueil The Lords and The New Creatures (chez Simon & Schuster). Même si le volume avait été publié, contre ses indications, sous le nom de « Jim Morrison » (Morrison avait expressément demandé « James Douglas »), il télégraphia le jour même à ses éditeurs : Merci à vous […]. Le livre dépasse toutes mes espérances ; le poète Michael McClure, ami de Morrison qui l’avait encouragé à publier ses poèmes, le vit ce jour-là. Il raconte : Je trouvai Jim dans sa chambre. Il pleurait. Il était assis là, le livre à la main, en larmes, et il me dit « C’est la première fois qu’on ne m’a pas baisé ». Il le répéta deux fois15. Patricia Kennealy écrit, dans le numéro de mai de Jazz&Pop, une critique favorable au recueil.
Le procès du concert de Miami s’ouvre le . Morrison a décidé de plaider non coupable. Le 14, Patricia Kennealy, présente à ses côtés, lui annonce qu’elle est enceinte. Après une discussion tendue, la journaliste accepte d’avorter. Morrison lui promet d’être présent lors de l’opération. Il ne tiendra pas sa promesse : en novembre, Patricia Kennealy subira seule l’intervention11.
Le , les juridictions de Floride émettent une sentence curieuse : les chefs de « comportement indécent » et « d’ivresse publique » sont écartés (alors que Morrison admettait avoir été ivre), mais Morrison est reconnu coupable « d’outrage aux bonnes mœurs » et « d’exhibition indécente ». Il écope de huit mois de prison ferme et de 500 dollars d’amende. L’avocat de Morrison, Max Fink, engage aussitôt une procédure d’appel et obtient la libération de Morrison moyennant une caution de 50 000 dollars16.
Une ambiance macabre domine alors le monde du rock : Brian Jones meurt le (Un poème sera écrit par Morrison à ce sujet : « Ode à L.A., en songeant à feu Brian Jones »), Jimi Hendrix le , et Janis Joplin le de la même année. Morrison plaisante : à ses compagnons de beuverie, il déclare, mi-figue mi-raisin : Vous êtes en train de boire avec le no 4.
Le , pour son anniversaire, Jim Morrison se rend seul au studio. Il passe la journée à enregistrer une lecture de certains poèmes, notamment le long travail An American Prayer déjà publié par le magazine Rolling Stone, mais également d’autres poèmes divers qui seront plus tard publiés sous le titre Far Arden. The Doors donnent des concerts à Dallas et à La Nouvelle-Orléans les 11 et  : ce seront les dernières apparitions publiques de Morrison.
Au printemps 1971, juste après avoir fini l’enregistrement du sixième album de The Doors, L.A. Woman, Jim Morrison quitte Los Angeles pour Paris, où il rejoint Pamela Courson. Il semble avoir l’intention de se consacrer à la poésie et de réduire sa consommation d’alcool. Épuisé par le star-system, il voudrait aussi prendre de longues vacances. Au cours du printemps, Jim Morrison et Pamela Courson visitent la France, l’Espagne, le Maroc, la Corse4. Pendant ce temps, aux États-Unis, l’album LA Woman, sorti en avril, est reçu par une critique unanime comme « le meilleur » des Doors. À Paris, il fréquente l’actrice Zouzou et le journaliste Hervé Muller.
Le , cependant, une rumeur court à Los Angeles selon laquelle Jim Morrison serait mort. Rien de bien alarmant : au cours des années 1967-1968, il s’était rarement écoulé un mois sans que de telles rumeurs ne courussent4. Néanmoins dépêché à Paris le , le manager des Doors, Bill Siddons, ne peut que constater la mort du chanteur, décédé dans sa baignoire dans la nuit du 2 au g. En présence de cinq personnes, l’inhumation a lieu le , au cimetière du Père-Lachaise, où se trouve toujours la tombe de Morrison.
Les circonstances de la mort de Morrison ont donné lieu à de nombreuses spéculations, d’autant plus qu’à son arrivée, Bill Siddons n’a pas vu le corps de Jim Morrison mais le cercueil censé le contenir. Aucune autopsie ni examen n’ont été pratiqués sur le cadavre, la cause officielle du décès étant une simple crise cardiaque. La vie d’excès menée par Morrison pendant six ans (il abusait de l’alcool, participait volontiers à des orgies et se vantait d’avoir pris deux cents fois de l’acide4) accrédite cette version des faits. Des témoins, notamment son ami Alan Ronay, ont rapporté qu’il était suivi de près par un cardiologue et qu’il démontrait des signes d’insuffisance cardiaque et d’œdème pulmonaire et de profonde dépression la veille de sa mort (difficulté à respirer, toux avec rejets sanguinolents, hoquets). La version officielle (entretenue par la succession Morrison et par Patricia Kennaely) de la crise cardiaque dans son bain est la plus répandue, car elle correspond à ce que les pompiers et le médecin légiste ont finalement conclu.
Cependant, des témoins affirment avoir vu Morrison ce soir-là dans un bar parisien branché, le Rock ‘n’ Roll Circus. Selon cette version, Morrison, venu chercher de l’héroïne pour Pamela Courson auprès de deux hommes travaillant pour Jean de Breteuil9, dealer alors connu des services de police, aurait délibérément pris de l’héroïne pure et serait mort d’une surdose dans les toilettes du bar. Par crainte du scandale et de la fermeture administrative du club, il aurait été ramené en voiture déjà mort jusqu’à l’appartement de la rue Beautreillis qu’il partageait avec Pamela Courson. D’après Sam Bernett, à l’époque gérant du Rock ‘n’ Roll Circus, les deux dealers qui lui avaient vendu l’héroïne l’auraient emmené eux-mêmes dans son appartement parisien du 17-19 rue Beautreillis (4e arrondissement) après qu’un médecin, présent dans la boite de nuit, eut constaté le décès, et l’y auraient mis dans un bain froid dans l’espoir de le ranimer. Cette histoire est confirmée en 2019 par Philippe Manœuvre, qui explique qu’Agnès Varda aurait ensuite été appelée pour maquiller l’histoire avec un médecin17. Cette version tend vers celle d’un suicide par overdose préméditée18,19,20.
Une troisième version, développée dans la biographie de Stephen Davis21, explique que Jim Morrison a bu toute la journée du en compagnie d’Alain Ronay. En fin de journée, le journaliste le laisse dans un café et prend le métro pour aller rejoindre la chanteuse Marianne Faithfull avec qui il doit dîner. Il se retourne une dernière fois vers son ami, il ne le reverra jamais. Il aurait ensuite emmené sa compagne, Pamela Courson, dîner au restaurant puis voir au cinéma le film La Vallée de la peur. De retour dans leur petit appartement du 17-19 rue Beautreillis très tard dans la nuit, ils dansent sur des disques de The Doors, ils prennent de l’héroïne ramenée de Chine par Jean de Breteuil, de la China White.
Vers 3 heures du matin, le couple s’endort et, deux heures plus tard, Jim Morrison se réveille, souffrant. Il décide de prendre un bain et se met à vomir des bouts d’ananas et l’alcool ingérés la veille. Pamela Courson se réveille en sursaut pour lui porter secours mais se rendort aussitôt. Vers 6 heures, Jim appelle Pamela toujours endormie, ce sera sa dernière phrase : « Are you still there ? » (« Es-tu toujours là ? »), puis il meurt dans la baignoire. Deux heures plus tard, Pam se réveille précipitamment et constate que Jim n’est pas avec elle. Elle se rue vers la salle de bains, mais s’aperçoit que la porte est fermée à clé. Elle contacte son ami, Jean de Breteuil, pour lui demander de l’aider à appeler la police car Pam ne parle pas français. Jean arrive chez elle une demi-heure plus tard, appelle les pompiers, puis repart rapidement et quitte le sol français. Jim Morrison aurait été trouvé mort dans sa baignoire, le corps couvert d’hématomes. Pensant qu’il souffre d’une hémorragie interne, ils essayent de le ranimer, en vain. Le décès sera constaté environ 45 minutes plus tard, par le Dr Max Vassille, médecin requis par les services de police prévenus par les pompiers, qui conclut en accord avec les services de police à une mort naturelle par crise cardiaque. Aucune autopsie ne sera ordonnée.
En 2014, Marianne Faithfull qui était au moment des faits la compagne de Jean de Breteuil, fournisseur en héroïne et cocaïne du couple Morrison22, accuse Jean de Breteuil d’avoir tué Morrison en lui fournissant une dose trop forte provoquant son overdose23. On s’étonne du caractère très sommaire de l’enquête de police alors que la mort de Jim Morrison pouvait facilement être associée aux importants réseaux de trafic de cocaïne et d’héroïne à Paris, et de la fuite concomitante au Maroc de Jean de Breteuil, là où ce fils de notable bénéficiait de facilités diplomatiques grâce à son père Charles de Breteuil.
De nombreux fans pensent plutôt que Morrison aurait préparé un « départ définitif » depuis plusieurs mois, et lui-même orchestré un « faux décès » destiné à couvrir sa fuite. Il serait donc en fait toujours vivant. On n’hésite guère, dans cette version, à comparer Morrison à Arthur Rimbaud, qui cessant toute activité littéraire, partit vivre en Afrique à vingt-quatre ans. Cette idée, pourtant, semble relever davantage de la légende — voire du fantasme — que de la piste sérieuse. Quoi qu’il en soit, ce décès prématuré, dans des circonstances peu claires, en France de surcroît, n’a pu qu’auréoler la figure fascinante de Morrison et lui conférer une dimension légendaire. Il reste aujourd’hui une icône majeure de l’histoire du rock, dont on souligne volontiers les provocations, les excès et le destin tragique. Telle a été, en particulier, l’optique retenue par les premiers biographes de Morrison, Jerry Hopkins et Danny Sugerman, dans leur livre No One Here Gets Out Alive (Personne ne sortira d’ici vivant, publié en 1980), dont Oliver Stone s’est inspiré pour son film The Doors sorti en 1991, le rôle de Jim Morrison étant tenu par Val Kilmer. En parallèle, l’œuvre proprement poétique de Morrison commence, à son tour, à être reconnue. À la fin des années 1970, les membres restants de The Doors se reforment brièvement pour composer des mélodies destinées à servir de fond musical aux poèmes enregistrés par Morrison le 8 décembre 1970. Il en résulte l’album An American Prayer, sorti en 1978, mais il faut attendre 1988 pour que le premier volume des poèmes inédits de Morrison soit publié sous le titre Wilderness, suivi, en 1990, d’un second volume intitulé The American Night. Jim Morrison est entré dans le mythique Club des 27 regroupant les figures du rock’n’roll décédées à vingt-sept ans, comme Janis Joplin, Robert Johnson, Brian Jones, Jimi Hendrix, Alan Wilson, Pete Ham du groupe Badfinger ; Kurt Cobain et Amy Winehouse.
Tous les articles, biographies, notices et sites internet consacrés à Morrison insistent sur sa carrure de poète. Son usage de substances hallucinogènes (LSD surtout), son alcoolisme maladif, ses multiples provocations contre l’ordre puritain américain, son image dionysiaque minutieusement entretenue, ses textes à la limite de l’inintelligible, son décès prématuré enfin (il avait vingt-sept ans) dans le pays qui avait vu naître Baudelaire, Verlaine et Rimbaud ont largement contribué à forger un personnage de légende et à l’assimiler aux « poètes maudits » adeptes des « paradis artificiels », dans la lignée d’auteurs anglo-saxons comme Thomas de Quincey, William Blake ou encore Aldous Huxley.
Au-delà de cette image, cependant, il paraît significatif que, à notre connaissance, aucun de ces textes consacrés à Morrison ne propose d’interprétation poétique de ses textes, ni même ne cite son œuvre en dehors des chansons qu’il écrivit pour The Doors et du long poème lyrique An American Prayer ultérieurement mis en musique par The Doors, alors pourtant que ces écrits destinés au groupe ne représentent qu’un sixième, environ, de l’œuvre complète de Morrison. L’essentiel de son travail est systématiquement occulté. Pourtant, Morrison lui-même a souvent insisté, dans plusieurs interviews, sur la priorité qu’il accordait à la poésie sur toutes ses autres activités (le rock mais aussi la production cinématographique), minimisant du même coup l’importance et le sérieux de son travail au sein de The Doors. Ainsi, interrogé sur la notion de « littérature rock » dont les chansons de The Doors seraient le modèle, il déclara ; It’s all done tongue-in-cheek […]. I don’t think people realize that. It’s not to be taken seriously. (Tout cela est à prendre au second degré […]. Je ne pense pas que les gens s’en rendent compte. Il ne faut pas nous prendre au sérieux.). Mise en parallèle avec la minutie qu’il accordait à ses recueils de poèmes et l’extrême émotion qu’il ressentit lorsque The Lords and The New Creatures parut chez Simon & Schuster, cette déclaration pousse à relativiser l’importance de The Doors dans la vie de Morrison et à mettre l’accent sur son œuvre de poète.
Celle-ci, cependant, complexe, dense et d’un abord obscur, mérite quelques clarifications préalables.
À l’exception des textes de chanson écrits pour The Doors et quelques poèmes épars très exceptionnels, la seule œuvre publiée du vivant de Morrison, sous forme d’un livre proprement dit, est un double recueil intitulé The Lords and The New Creatures. La première partie (The Lords. Notes On The Vision) se compose de notes et d’aphorismes couchés sur le papier alors que Morrison étudiait le cinéma à UCLA. Elle présente, sous une forme dispersée, des remarques historiques, techniques et philosophiques sur le cinéma et sur son rôle dans la société américaine des années 1960. La seconde partie (The New Creatures) constitue un long poème en vers libres, d’apparence disparate (phrases mutilées, ponctuation qui semble hasardeuse, thématiques récurrentes sans ordre apparent, plan insaisissable à la première lecture). De là la critique en demi-teinte qu’écrit Patricia Kennealy dans le numéro de de Jazz&Pop : Le recueil (The Lords and The New Creatures) est truffé d’allusions personnelles que seuls Morrison, son agent ou son épouse pourraient prétendre comprendre.
Le lecteur non prévenu pourrait en effet croire, en ouvrant un recueil de Morrison, qu’il s’agit d’alignements de mots gratuits. Une explication consisterait alors à estimer qu’il s’agit là de productions rédigées sous l’influence de l’alcool, des hallucinogènes, parfois des deux, et qu’il n’y a rien à y comprendre.
La première difficulté tient dans l’idée que l’on se fait du « poète », personnage supérieurement « sensible », qui chercherait à retranscrire ses émotions sur le papier pour les transmettre à un lecteur. Morrison, lui, concourt à une explosion du langage « normal », en particulier du langage « communicationnel », considéré comme incapable de véhiculer la violence sensible des émotions les plus profondes (ce constat amer relie les recherches françaises menées par Rimbaud et Mallarmé, et les innovations anglo-saxonnes proposées par T. S. Eliot et Virginia Woolf). Héritiers de cette situation qui pourrait marquer l’échec définitif de la poésie, les poètes de la beat generation cherchèrent à retrouver la sémantique profonde des sonorités dans les propriétés phoniques et rythmiques de la langue articulée en tant que matière sonore : dans les cas extrêmes, des syllabes brutes peuvent aussi « parler ». L’admiration ressentie par Morrison, dès le lycée, pour les « beat poets » tels Lawrence Ferlinghetti ou Michael McClure, ne se démentira jamais, et ses propres œuvres dérivent de ces recherches fondamentales. En cela, chercher à lire la poésie contemporaine, surtout celle de Morrison, en se demandant ce que le texte « veut dire » conduit souvent à des impasses. On gagne à examiner en priorité des structures formelles, sonores et visuelles, de la langue parlée et imprimée – ce qui rend la poétique de Morrison quasi intraduisible.
Ainsi le poème Dry Water (dans le recueil Far Arden) présente ces vers dont les assonances et les allitérations (et plus encore la disposition de ces assonances et de ces allitérations les unes par rapport aux autres) portent des sonorités plus expressives que les mots qui les composent ; the graveyard, the tombstone/the gloomstone & runestone (littéralement ; le cimetière, la pierre tombale/la pierre maussade & la pierre runique – le mot « gloomstone » est un néologisme). Morrison se livre aussi à des espiègleries littéraires, parfois de véritables acrobaties poétiques destinées à « tester » les particularités de la langue anglaise. Il joue par exemple sur la nature des mots, en coupant le vers à un endroit inattendu qui semble donner à un nom commun valeur de verbe, ou sur le fait qu’au « simple présent », le verbe à la troisième personne du singulier porte un « s » qui permet de faire passer un verbe pour un substantif au pluriel ou inversement. Ainsi, dans le recueil Wilderness, ce premier vers d’un poème sans titre ; A man rakes leaves into. Le mot « leaves » exprime soit le pluriel de leaf (feuilles), soit le verbe « to leave » conjugué avec le sujet « A man » au « simple présent ». On peut donc traduire le vers soit par Un homme ratisse des feuilles en, soit par Un homme ratisse part vers. A priori, le traducteur n’a pas de raison de préférer l’une ou l’autre traduction. Seul le vers suivant donne l’interprétation correcte ; a heap in his yard […] (un tas dans son jardin). Tant que le vers suivant n’est pas lu, le lecteur reste dans l’ambiguïté : le voilà contraint, par les propriétés de la langue, de relire la page pour saisir le sens.
Cette tentative d’éclatement du langage ordinaire se légitime d’une manière similaire à celle dont le peintre Jackson Pollock justifiait l’art abstrait : le recours à des figures, à des natures mortes, à des portraits, ne permet pas d’exprimer certains phénomènes fondamentaux de notre époque. Il n’est pas certain que l’atmosphère dégagée par notre monde urbain et technologique contemporain puisse être rendue dans un langage grammaticalement structuré.
Dans la conception classique de la poésie, illustrée en langue anglaise par des auteurs comme Samuel Taylor Coleridge ou Edgar Allan Poe, le lecteur est conçu comme le spectateur d’un poème que le poète lui donne à lire, entendu comme narration d’une histoire ou comme description d’un objet. Au début des années 1960, pourtant, le philosophe John Langshaw Austin publie un essai, How To Do Things With Words, qui insiste sur la fonction performative du langage. La phrase en général posséderait un effet concret sur son récepteur. Morrison use en virtuose de ces ressources du langage, en particulier pour instaurer une relation directe et personnelle avec le lecteur, lequel ne peut jamais se comporter en simple « spectateur » du poème. Dans un texte du recueil Wilderness, dont le premier vers est What are you doing here ? (Qu’est-ce que tu fais là ?), le lecteur est immédiatement invectivé. Un peu plus loin, Morrison écrit ces phrases ; I know what you want./You want ecstasy/Desire & dreams./Things not exactly what they seem. (Je sais ce que tu veux./Tu veux de l’extase/Du désir & des rêves./Des apparences trompeuses). En dénonçant ces aspirations (dans lesquelles effectivement chaque lecteur peut se reconnaître), Morrison les désamorce et en même temps élabore une atmosphère assez inquiétante, où le lecteur se trouve confronté à un texte qui semble le connaître intimement, et même qui le révèle à ses propres yeux.
Dans d’autres cas, l’implication du lecteur s’effectue de manière indirecte. Ainsi, toujours dans Wilderness, Morrison écrit ; No one thought up being;/he who thinks he has/Step forward (Nul n’a pensé l’être;/que celui qui le croit/S’avance). Le lecteur n’est pas directement pris à partie, mais c’est son immobilité même qui l’implique dans le texte et en fait, en quelque sorte, la victime.
Dans des cas plus rares et plus raffinés, l’implication du lecteur est assurée par le seul recours à l’article démonstratif. Ainsi, dans le poème sans titre dont le premier vers est Favorite corners (dans le recueil Wilderness), on trouve le vers suivant ; Those lean sweet desperate hours (Ces heures maigres douces désespérées – sous-entendu : « tu vois de quoi je parle, n’est-ce pas ? »).
Morrison ne permet pas à son lecteur une simple adhésion superficielle. Qui chercherait une bonne histoire ou une versification élégante ne peut comprendre la poésie de Morrison. Plus précisément, Morrison tente beaucoup moins de narrer une série d’événements que de rendre une atmosphère, une ambiance, et d’y plonger le lecteur pour agir sur lui. Il s’agit en particulier de lui transmettre l’impression d’étrangeté et de malaise que lui inspire le monde contemporain. Dans une interview, il explique : J’ai toujours eu cette sensation de quelqu’un… qui ne serait pas exactement chez lui… qui serait conscient de beaucoup de choses mais qui ne serait vraiment sûr de rien10.
Pour rendre ce sentiment d’instabilité, Morrison emploie souvent une structure poétique qui consiste à jouer sur l’ambiguïté d’un mot et à ne fixer clairement son sens que dans un vers ultérieur du poème. Le verbe « to leave » (qui signifie à la fois « partir » et « laisser ») permet par exemple, dans un poème de Wilderness (premier vers ; In the gloom), de jouer de la sorte ; The wino left a little in/the old blue desert/bottle. La lecture des deux premiers vers donnerait l’impression que « left » signifie « partir » (agrémenté de l’adverbe « a little », il signifierait plus précisément « s’éloigner ») et « desert » paraît employé comme nom commun. Une première traduction donnerait ainsi ; Le poivrot s’éloigna un peu dans/le vieux désert bleu/bouteille ; mais le dernier vers, réduit à un seul mot, « bottle », invite à donner un tout autre sens à « left » et à prendre « desert » comme adjectif, d’où une autre traduction : Le poivrot laissa un fond dans/la vieille bleue désertique/bouteille. Au fil du texte, le lecteur est amenée à réinterpréter le début du poème en fonction de la fin, comme s’il lui fallait remonter le temps pour saisir le sens de la durée écoulée.
Le nombre et la subtilité des allusions à d’autres auteurs complique considérablement la lecture de l’œuvre de Morrison. Il est très difficile de débusquer et de décrypter tous les sous-entendus, alimentés par la mémoire presque infaillible de Morrisoni. Sa vaste culture générale densifie les poèmes parce qu’elle touche à tous les domaines du savoir, notamment la littérature mais aussi l’histoire ou l’ethnologie. Ainsi les deux premiers vers de la chanson Not To Touch The Earth ; Not to touch the earth/Not to see the sun (Pour ne pas toucher la terre/Pour ne pas voir le soleil) proviennent de la table des matières du Golden Bough (Le Rameau d’or) de James George Frazer. Morrison s’intéresse aussi beaucoup aux arts et traditions populaires comme les arts divinatoires, les jeux de cartes, les contes et légendes, ou encore aux traditions ésotériques comme la sorcellerie ou l’alchimie.
À plusieurs égards (en particulier par les thèmes de l’avortement et de la stérilité, du roi lié à une terre gaste, mais aussi par le plan éclaté), le long poème The New Creatures pourrait se lire comme une réécriture du célèbre Wasteland de T. S. Eliot. Les principales réflexions philosophiques que le cinéma inspire à Morrison dans le recueil The Lords l’amènent à reconsidérer la fameuse Allégorie de la Caverne (au début du livre VII de la République de Platon), pour en renverser le propos : le cinéma serait une « caverne » moderne où les contemporains de Morrison voudraient s’enfermer, s’enchainer, dans une tentative éperdue de fuir un réel trop douloureuxj.
Aborder Morrison dans un esprit « baba cool » selon lequel la beauté d’un poème viendrait de sa « spontanéité » ou de sa « sincérité » mène à l’incompréhension. Morrison n’écrit qu’exceptionnellement sous le coup de l’« inspiration », et il traite ces textes « spontanés » comme une première ébauche destinés à évaluation critique, modification, amélioration, mise en perspective. Tous les poèmes de Morrison relèvent d’un dispositif minutieux : chaque mot, et probablement même chaque caractère imprimé, trouve une place soigneusement calculée par rapport à tous les autresk. Cette place n’est d’ailleurs retenue que « en attente de mieux » (ainsi Celebration Of The Lizard connut-il une genèse d’au moins trois ans, les premières esquisses datant de 1965 et le texte définitif n’étant publié qu’en 1968 à l’intérieur de la pochette de l’album Waiting For The Sun) – d’où le très faible nombre de textes publiés du vivant de l’auteur.
On peut généralement lire, dans la poésie classique, chaque texte comme indépendant des autres. Chez Morrison, une telle approche conduit à des contresens majeurs. Dans la mesure où chaque poème a fait ou fera l’objet de retouches, il semble inutile de chercher à déterminer « quand » le poème a été écrit. Par ailleurs, et à l’exception peut-être des textes publiés du vivant de l’auteur (en nombre très réduit : les chansons écrites pour The Doors, The Lords, The New Creatures, An American Prayer et quelques textes à diffusion restreinte comme Ode To LA while thinking of Brian Jones, Deceased), il paraît difficile d’isoler tel texte de Morrison du reste de son œuvre. Il nous semble plus juste d’assimiler plutôt ses poèmes à des croquis ou des ébauches. Morrison tendait, de facto, à combiner plusieurs poèmes antérieurement travaillés dans de longues compositions comme The New Creatures, The End, The Soft Parade, Celebration Of The Lizard ou encore An American Prayer.
Dans ce sens, il n’est pas rare, à la lecture d’un recueil de Morrison, d’avoir l’impression qu’il passe, d’un poème à l’autre, à des sujets complètement différents ; mais une lecture suivie permet de découvrir un certain nombre de thèmes récurrents, retravaillés sous des angles divers. En particulier, certaines images reviennent régulièrement dans une sorte de symbolisme en apparence obscur, mais dont il est possible de percer certaines arcanes.
Recueil publié en 1993 par Christian Bourgois, Les Écrits constitue l’édition intégrale des textes de Jim Morrison, publiés en France depuis 1976 par ce même éditeur. Il s’agit d’une édition bilingue, chaque page de gauche présentant le texte américain avec la traduction correspondante sur la page de droite, parfois annotée en bas de page. Les six traducteurs sont ceux des cinq éditions originales (voir la section Bibliographie) et on retrouve successivement les recueils : Seigneurs et nouvelles créatures, Une prière Américaine (y compris les paroles de toutes les chansons des sept albums des Doors), Arden Lointain, Wilderness et La nuit américaine.
L’éditeur semble avoir voulu conserver les écrits tels qu’ils furent trouvés, sans doute afin de respecter l’idée que Jim Morrison se faisait de ses écrits ; Jim Morrison voulait susciter la critique, la réflexion et semer le désordre dans l’esprit des lecteurs. En effet, la majorité des textes ne possèdent aucun titre et sont répertoriés dans le sommaire par les premiers mots qui les composent. Certains textes peuvent n’avoir ni ponctuation ni mise en forme, ils sont jetés sur le papier sans souci de beauté ou d’apparence.
Pour la couverture du livre, l’éditeur a choisi un cadre sobre avec, au centre, une photo de Jim Morrison, dont la couleur rose ne passe pas inaperçue. Ce qui touche, ce qui marque, c’est cette profondeur du regard qui est en parfait accord avec les écrits de Morrison. Le poète veut nous faire regarder, droit dans les yeux, des faits, des idées, des horreurs, des vérités… Il veut nous dire qu’il ne faut pas avoir peur de dire les choses telles que nous les voyons, qu’il ne faut pas nous préoccuper de la forme de notre message, mais simplement chercher à transcrire notre pensée sur le papier, à imprégner nos mots de notre joie, de notre souffrance, de notre vision du monde.
L’auteur aborde principalement des sujets comme le désespoir, l’oppression, le sexe mais aussi la passion de vivre et l’amour. Il faut admettre que Jim Morrison était quelque peu dérangé dans sa façon de vivre comme dans ses écrits, mais était-ce seulement dû à la drogue ? Certains ne verront en ces phrases que des mots dépourvus de sens, ils ne vont alors pas chercher à comprendre. Pour certains, lorsque notre écriture n’entre pas dans des codes déterminés, elle ne vaut pas la peine d’être lue, elle est simplement jugée mauvaise et sans fond. Il faut pouvoir aliéner son esprit comme Jim Morrison l’a fait, pouvoir se laisser glisser dans une folie passagère, pour planer avec ses mots, ses idées, ses frustrations et ainsi réécrire le monde.
Les sujets abordés par Jim Morrison dans ses écrits sont la mort, l’oppression, la passion de vivre, la religion, l’humanité dans son intégralité, le sexe, le cinéma, la photographie et l’image en général, la ville / l’urbanisme, le chamanisme, mais aussi les reptiles et surtout les serpents, qui le fascinaient. Il aimait d’ailleurs se faire appeler le Roi Lézard.
En lisant tous ces textes, on comprend que Jim Morrison était totalement obsédé par la Mort, c’était devenu une fascination. C’est ce qui, certains le pensent, l’a mené à sa perte, c’est cette fascination de l’au-delà, ce désir de savoir ce qui nous attend après la mort. Dans différents écrits de Morrison, on rencontre l’idée que l’Homme est un être incontrôlable par les autres mais également par lui-même, qu’il est dominé par un pouvoir qui le dépasse et devient trop souvent victime de lui-même, de l’horreur qui le compose et le définit. On trouve souvent un vocabulaire riche en termes violents et sanglants.
Jim Morrison attache également beaucoup d’importance au détail, à la désignation des choses par des mots qui marquent, des mots qui donnent de la force à sa phrase. Il n’écrit pas pour la douceur ni pour que ses phrases soient limpides, il semble plutôt chercher à … fendre notre mer gelée. Ce qu’il y a de bénéfique avec un tel choix de mots, c’est que notre esprit est plus facilement marqué par la dureté que par la douceur, par la souffrance que par la joie…
Le caractère cousu, décousu et recousu du travail de Morrison amène à un constat : s’il « fabrique » bien « de la poésie » (au partitif), il paraît difficile de désigner ses écrits comme « des poèmes », chacun constituant comme une fenêtre ouverte sur un « univers poétique » structuré autour de plusieurs « événements » ou « lieux-types ». En voici quelques exemples, récurrents dans l’œuvre de Morrison.
Littéralement, la « grand-route » qui, dans la symbolique occidentale classique, représente le voyage, la liberté et l’aventure. Chez Morrison, la « highway » désigne aussi l’autoroute, laquelle se trouve connotée négativement. Primo, elle rappelle à Morrison l’incident dont il a été témoin étant enfant et qui le marqua profondément (voir plus haut). Secundo, elle constitue le décor des « exploits » de Billy, l’autostoppeur assassin25 : Morrison était hanté par l’histoire d’un jeune homme qui part en auto-stop au Mexique pour s’y marier et dont le périple se transforme en bain de sang. Il raconte cette aventure de manière allusive dans la chanson Riders On The Storm, plus en détail dans le recueil Far Arden et enfin sous forme de scénario cinématographique dans The Hitchhiker. Tertio, indissociable de la voiture et de l’american way of life, la highway exprime dans la poésie morrisonnienne un sentiment d’angoisse à l’idée que l’humain dispose d’une puissance qu’il ne maîtrise absolument pas et dont il pourrait aisément se retrouver victime.
« LAmerica » (titre de six poèmes et chansons parfois orthographié L’America ou Lamerica) constitue un double jeu de lettres : d’une part, la contraction des initiales de Los Angeles avec le nom du continent, d’autre part le jeu entre les initiales L.A. et l’article féminin défini en espagnol et en français, ce qui permet une personnalisation de l’Amérique sous les traits d’une femme. Ces poèmes évoquent tantôt l’histoire de l’Amérique, y compris de sa découverte par les Vikings lors de l’expédition menée par Erik le Rouge (tel est le cas, par exemple, dans LAMERICA/Trade-routes), tantôt ses promesses exaltantes (dans LAmerica/Cold treatment of our empress, Morrison écrit : lamerica/swift beat of a proud heart/lamerica/eyes like twenty/lamerica/swift dreamlamerica/battement vif d’un cœur fier/lamerica/des yeux de vingt ans/lamerica/rêve vif) ; ces thèmes et les jeux de lettres qui conduisent à l’élaboration du mot-valise LAmerica permettent de comprendre que, pour Morrison, la ville de Los Angeles constitue une sorte de microcosme révélant l’ensemble de l’Amérique, celle-ci étant elle-même l’avant-garde et le point culminant de la civilisation occidentale tout entière. Mais à ce point culminant, le contraste et le paradoxe atteignent aussi leur paroxysme car Morrison associe toujours LAmerica à l’idée de la vieillesse, de la stérilité, de l’épuisement et de l’agonie. Il la décrit par exemple (dans LAMERICA/Trade-routes) ; rich vast & sullen/like a slow monster/come to fat/& die (riche vaste et maussade/comme un monstre lent/venu engraisser/et crever). Cette idée selon laquelle Los Angeles, l’Amérique et la civilisation occidentale ont atteint leur moment de déclin trouve à s’exprimer explicitement dans The Lords, où la multiplication des cinémas s’analyse précisément comme le symptôme d’une grave dénaturation des humains et comme le présage d’une déchéance inévitable. Or, pour Morrison, cette déchéance se connote aussi de manière palingénétique, car cet événement tragique constitue aussi l’occasion de refonder la civilisation. Il s’agit, donc, de « donner le coup de grâce » à la civilisation occidentale et, pour cela, de changer les valeurs de l’Amérique.
Morrison peuple son univers poétique de reptiles. Dans une interview, il déclare ; Je crois que le serpent est l’image primordiale de la peur11 ; mais au-delà de l’association judéo-chrétienne du serpent comme agent du mal, le symbolisme phallique amène de nombreuses cultures à associer le serpent à la fécondité, à la puissance ou à la sagesse. Morrison joue volontiers sur ce double sens. Dans The End, il recommande de « chevaucher le serpent » ; dans Celebration Of The Lizard, il se définit ; I am the Lizard King/I can do anything (Je suis le Lézard-Roi/Je peux faire n’importe quoi). À cette première ambiguïté symbolique, Morrison adjoint de nouvelles significations qui en complexifient encore le sens. Dans The End comme dans Celebration Of The Lizard, les reptiles sont en effet associés au retour vers des lieux archaïques : le lac primordial dans The End, le cerveau reptilien dans Celebration. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de retourner au moment où les reptiles quittèrent le milieu aquatique pour la terre ferme, à une époque où les couches supérieures de la conscience n’étaient pas encore développées, donc où l’individu n’était pas encore conditionné par une culture que Morrison conçoit, en lecteur attentif de Rousseau, comme pernicieuse. Un tel « voyage » mental paraît nécessaire si l’on veut pouvoir exploiter tout le potentiel de l’humain – et non seulement ce que la civilisation occidentale considère comme le potentiel de l’humain. Morrison, dans sa Self-Interview qui ouvre le recueil Wilderness, déclare ; If my poetry aims to achieve anything, it’s to deliver people from the limited ways in which they see and feel (Si ma poésie vise une réalisation précise, ce serait de libérer les gens de la manière limitée dont ils voient et ressentent.) Dans une telle perspective, le bain de minuit dans l’océan (c’est-à-dire quitter la terre ferme pour le milieu aquatique) ainsi qu’il peut être exprimé dans la chanson Moonlight Drive, par exemple, constitue une complète libération de l’american way of life et de la civilisation occidentale dans son ensemble. Par ailleurs, revenir aux réflexes purs, remonter dans le cerveau reptilien, s’assimile de toute évidence à une tentative de verser dans la démence, de quitter la santé mentale. Plusieurs chansons destinées à The Doors appellent à la folie et le nom du groupe a souvent été interprété comme une invitation à dépasser les apparences banales, à « passer de l’autre côté », quitte à devenir fou (ainsi Break on Through (To the Other Side) ou A Little Game, dans Celebration Of The Lizard).
Négatif de l’eau nocturne, le feu diurne, le soleil, symbolise chez Morrison la civilisation occidentale elle-même. Plus précisément, pour Morrison, la civilisation occidentale cherche moins la chaleur du soleil que sa lumière ; aussi révère-t-elle le soleil comme « lumière céleste », lumière venue du haut (en anglais : high). Cette adoration du soleil, qui n’est pas sans rappeler l’Égypte antique et la réforme d’Akhénaton, se complexifie par une autre analyse, menée par Morrison dans un texte qu’il écrivit pour le numéro d’ de la revue Eye ; The eye arises from light, for light. Indifferent organs and surfaces evolve into their unique form. The fish is shaped by water, the bird by air, the worm by earth. The eye is a creature of fire. (L’œil émerge de la lumière, pour la lumière. Des organes et des tissus indifférenciés évoluent vers leur forme caractéristique. Le poisson est formé par l’eau, l’oiseau par l’air, le ver par la terre. L’œil est une créature de feu.)
À cette même occasion, Morrison note ; The eye is god (« L’œil est dieu ») — il est certain que les représentations religieuses de Dieu retiennent souvent l’œil comme attribut majeur. Le recueil The Lords est d’ailleurs sous-intitulé Notes On The Vision (Notes sur la vision). Dans ce travail, Morrison remarque à plusieurs reprises que la caméra nous rend, potentiellement, capables de tout voir et de tout savoir; autrement dit qu’elle transforme chaque spectateur en voyeur, et que cette transformation s’accompagne d’un fallacieux sentiment de puissance. Chaque spectateur devient en quelque sorte le centre de son propre monde virtuel, dans un égocentrisme radical. Cette profonde transformation se reflète également dans la langue anglaise elle-même qui autorise un glissement phonique entre « high », « eye » et « I ». Si l’on veut, donc, changer les valeurs de la civilisation occidentale, il faudrait, à en croire Morrison, remplacer la religion ancienne par une nouvelle qui ne s’appuierait plus sur le symbolisme de l’œil ni sur l’adoration de la lumière. Tel est le programme proposé par la chanson The WASP (Texas Radio & the Big Beat), et exprimé d’une manière plus lapidaire encore dans un poème de Far Arden (premier vers Bird of prey, bird of prey) ; Let’s steal the eye that sees us all (Volons l’œil qui nous voit tous).
Le passage du « dieu-eye » au « dieu-I » répond, chez Morrison, à l’annonce par Nietzsche de la mort de Dieu, au paragraphe 125 du Gai Savoir. Dans ce sens, le « moi je » moderne qui remplace progressivement dieu constitue, en quelque sorte, le contraire même de la divinité. Chez Morrison, le jeu sur les permutations de caractères, les anagrammes et les palindromes (par exemple, justement, les mots eye ou I) ne saurait être sous-estimé. God (Dieu) écrit à l’envers donne dog (chien)26. Dès lors, il semble cohérent de désigner l’américain contemporain (inverse du « dieu-eye ») sous ce mot de « chien ». Cette association symbolique est constante, chez Morrison, y compris dans les chansons destinées à The Doors (ainsi dans The Soft Parade, où le vers Callin’ on the dogs, « Rappelant les chiens », est répété plusieurs fois), et il lui adjoint des images d’autres mammifères carnivores.
Pour sa part, le loup représente le chien primitif, sauvage, ainsi que l’individu qui aurait réussi à atteindre le « lac primordial », à remonter jusqu’à son cerveau reptilien. Il faut noter à ce stade que « wolf » écrit à l’envers donne « flow », le « flux » d’une rivière (ou du trafic autoroutier). Dans ce sens, la « rivière » dans la poésie morrisonnienne est au « loup » ce que le « dog » est à « god ».
Plus forts, plus agressifs que des chiens, les adolescents méritent, quant à eux, le qualificatif de « lions », en particulier lorsqu’ils sont réunis en public de concert de rockl. Ainsi, lorsque l’on sait que la Hyacinth house désigne la maison de Robbie Krieger, fleurie de jacinthes, où The Doors répétaient parfois, on comprend mieux les vers de la chanson ; What are they doing in the Hyacinth house/to please the lions (Que sont-ils en train de faire dans la maison aux jacinthes/pour plaire aux lions ?)27. Le terme de « lion » renvoie aussi à la deuxième des trois métamorphoses de l’âme que Nietzsche décrit dans le premier discours d’Ainsi parlait Zarathoustra, où le lion représente l’âme qui cherche à se libérer de la morale et du devoir, pour devenir un individu ayant ses propres valeurs (opposition entre le « Tu dois » et le « Je veux »). En ce sens, les chiens sont des animaux domestiques qui ne veulent pas conquérir leur liberté, c’est-à-dire prendre le droit de créer des valeurs nouvelles, pour employer les mots de Nietzsche.
The Soft Parade (« La parade molle ») désigne à la fois le quatrième album de The Doors, la dernière chanson de cet album et un concept récurrent dans l’univers poétique de Morrison : il s’agit d’un cortège disparate de personnages éclectiques et bizarres qui peut évoquer la cohorte de Dionysos dans une version modernisée. Ainsi la chanson énumère-t-elle une série d’objets et de personnages dont certains semblent tout droit tirés de l’Amérique des sixties, mais dont d’autres paraissent plus mystérieux : Peppermint miniskirts chocolate candy/Champion, sax and a girl named Sandy/[…] Streets and shoes, avenues/leather riders selling news/The monk bought lunch (Menthe poivrée minijupes chocolat bonbon/un champion, un saxo et une fille nommée Sandy/[…] Rues et chaussures, avenues/cavaliers en cuir vendant les nouvelles/Le moine acheta le déjeuner). Ce défilé est ensuite nommé explicitement ; Gentle streets where people play/Welcome to the Soft Parade (Gentilles rues où les gens jouent/Bienvenue dans la Parade molle) et la « parade », qu’on confondrait presque avec un sit-in ou une manifestation pro-Flower Power se révèle idéologiquement proche du mouvement hippie ; All our lives we sweat and save/Building for a shallow grave/Must be something else, we say/[…] The Soft Parade has now begun/Listen to the engines’ hum/People out to have some fun (Durant toutes nos vies, nous suons et économisons/Pour construire une tombe peu profonde/[…]Il doit y avoir autre chose, selon nous/[…] La Parade molle a commencé/Écoutez le murmure des moteurs/Les gens sortent pour s’amuser).
The Soft Parade semble donc célébrer la naissance d’un ordre social rénové, et beaucoup plus « relax » que l’ancien ; mais ce bel optimisme est ruiné dans la fin de la chanson ; But it’s getting harder/To describe sailors/To the underfed (Mais il devient plus difficile/De décrire les marins/Aux affamés). La « parade molle » ne résout ni la faim dans le monde, ni les problèmes de communication entre cultures différentes. Elle porte peut-être un nouveau projet de société, mais au fond, ce mouvement reste « mou », sans réelle volonté politique de longue haleine. Il s’agit donc bien d’une « parade » dans tous les sens du terme (le mot anglais porte la même équivoque qu’en français, entre le défilé d’apparat et l’esquive dans un combat), d’une révolte trompeuse qui n’ira pas jusqu’au bout.
Les nombreuses attaques verbales de Morrison contre la force policière, son engagement pacifiste, son affection pour la mystique et la culture amérindienne, son rejet frontal de la morale puritaine et des valeurs WASP caractéristiques de son milieu familial, son appel systématique à la libération radicale, sans parler de ses comportements turbulents, incitent fortement à rattacher Morrison au mouvement anarchiste et plus précisément à une tendance qui préfère la sensibilisation des masses par la production d’œuvres culturelles plutôt que la propagande par le fait.
Cependant, inspiré par Nietzsche et l’opposition, exposée dans la Généalogie de la morale, entre « morale des maîtres » et « morale des esclaves », Morrison rejette explicitement l’égalitarisme qui occupe le cœur de la vulgate anarchiste.
Pour Morrison, les différences physiques, intellectuelles et morales entre les individus relèvent de l’évidence : son œuvre fourmille de personnages hâtivement esquissés selon leurs traits saillants, dans une diversité aussi riche que surprenante. Ces différences portent, potentiellement, hiérarchisation : Morrison se décrit lui-même, de sang froid, comme « a natural leader » (« un meneur-né », dans le poème autobiographique As I Look Back). Orateur hors pair, observateur consciencieux de la société américaine, Morrison sait qu’il fait partie de l’élite intellectuelle et il remarque, dans Wilderness qu’elle possède une fonction sociale ; People need Connectors/Writers, heroes, stars, /leaders/To give life form (Les gens ont besoin de Connecteurs/Écrivains, héros, stars, /meneurs/Pour donner un sens à la vie). Aucune fausse modestie dans ce passage : Morrison (qui s’autodésigne à quatre reprises par les mots « écrivain », « héros », « star » et « meneur ») semble affirmer directement que la plupart des gens sont incapables de penser par eux-mêmes, et qu’il est justement là pour leur dire quoi faire et pour les diriger. Pour Morrison, il convient ici de le rappeler, l’art possède une fonction politique d’asservissement des masses (ce thème domine le recueil The Lords).
Morrison a pu croire, en 1965, que le mouvement hippie lui offrait l’occasion rêvée de devenir un tel leader susceptible de remanier profondément les valeurs américaines contre lesquelles il se révoltait. C’est seulement dans un second temps, en particulier après le concert de New Haven en , que Morrison s’est aperçu qu’il faisait fausse route et qu’il s’était illusionné sur l’intensité de la rébellion exprimée par le Flower Power. La lucidité désabusée qu’exprime The Soft Parade, écrite au début de l’année 1968, ne manque pas de surprendre, et l’on comprend la prudence de Morrison par rapport non seulement aux autorités en place, mais aussi par rapport au mouvement hippie. On ne l’imagine guère sciant la branche sur laquelle il est assis. Il semble donc que, même si le langage s’y était prêté, Morrison n’aurait pas voulu dire en toutes lettres ce qu’il pensait. Sa désillusion et la distance croissantes qu’il prenait avec le mouvement hippie ne pouvaient probablement s’exprimer qu’à mots couverts, de manière dissimulée, dans un symbolisme en apparence incohérent ou inintelligible. Comble du paradoxe et de l’incompréhension, ce symbolisme provoqua l’admiration un peu simple de ses fans hippies, lesquels y voyaient une sorte de sommet de la littérature surréaliste alors que Morrison, dans la Self-Interview qui ouvre le recueil Wilderness, s’en démarque expressément ; I always wanted to write, but I always figured it’d be no good unless somehow the hand just took the pen and started moving without me really having anything to do with it. Like automatic writing. But it just never happened. (J’ai toujours voulu écrire mais je me figurais que je ne ferais rien de bon sauf si, d’une manière ou d’une autre la main s’emparait tout simplement du stylo et commençait à écrire sans que j’aie à y faire quoi que ce soit. Comme de l’écriture automatique. Mais ce n’est jamais arrivé.)
 
 
 
 
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The Doors, les seuls, les uniques, la perfection faite musique… Hors-catégorie, inclassables
Je l’ai brièvement rencontré peu de temps avant sa mort à la terrasse d’un café où il se trouvait en compagnie d’un ami que nous avions en commun. Lui qui avait été si beau était devenu énorme. Quelle tristesse !
Je préfère garder en mémoire un concert des Doors auquel j’ai assisté en G-B. Dire que Morrison était envoûtant sur scène est un euphémisme.
Waow, vous avez vu la bête! Je n’ai aucune peine à vous croire au sujet de ce magnétisme qui pour moi qui n’ai jamais pu voir le groupe – j’étais à peine né – flamboie même sur un écran.
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