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Jacques Crahay: "On doit réapprendre la négociation, à tous les niveaux" (entretien) – Le Vif

Bientôt à l’âge de la retraite, Jacques Crahay pose un regard lucide sur les défis de l’entreprise, de l’économie et de l’énergie, avec le souci constant de trouver des solutions à la portée de tous, comme il l’a fait chez Cosucra, qu’il a dirigée pendant vingt ans. Un patron inspirant.
C’est un lecteur et un auditeur infatigable, surtout amateur de livres et de podcasts à portée philosophique. Son cerveau est en ébullition constante, animé par l’obsession d’anticiper au mieux les crises climatique et énergétique qui menacent l’économie. Cette préoccupation, il l’aura eue aussi pour son entreprise familiale de protéines végétales à base de pois, le groupe Cosucra, basé à Warcoing, près de Mouscron. Cela ne l’a pas empêché, après avoir abandonné la production sucrière, d’en faire un fleuron wallon, leader mondial dans son domaine, qu’il transmettra, en mars, à son neveu Eric Bosly.
Jacques Crahay était, jusqu’il y a peu, à la tête de l’Union wallonne des entreprises, où il a tenté de persuader ses pairs – pas toujours sans heurts – d’adhérer à une transformation de leur outil vers un monde décarboné. Volontariste, il vient de confier un huitième du financement de Cosucra au fonds d’investissement Sofiprotéol dédié au développement de filières agricoles durables, avec une ristourne à la clé sur les intérêts si son entreprise réduit son bilan carbone. Ce patron atypique – bien qu’il s’en défende – nous a reçus chez lui, à Rebecq, où il a pris le temps de s’adonner à ce qu’il semble apprécier: une discussion à bâtons rompus. Et, comme le dit le proverbe indien, de la discussion peut jaillir la lumière…
Bio Express
Vous passez le flambeau de Cosucra à un moment où votre entreprise est leader mondial dans son domaine. Fierté?
C’est vrai aujourd’hui, mais je pense qu’on sera dépassé dans quelques années, vu l’évolution des protéines végétales dans l’alimentation. Nous avons innové et cela a pris du temps à concrétiser. Nous avons créé très tôt un pôle recherche pour diversifier notre production sucrière qui était limitée par l’organisation commune des marchés imposée par la Politique agricole commune (PAC) européenne. Et ça a payé.

Vous connaissez bien le monde des agriculteurs, qui, aujourd’hui, manifestent. Ils vivent une période particulièrement difficile?
On sait que l’avenir de notre agriculture sera totalement différent et c’est très compliqué pour eux actuellement. Les réglementations et les pratiques changent, les coûts et les prix augmentent, l’alimentation évolue de l’animal vers le végétal, les contraintes environnementales s’intensifient… Cette incertitude est difficile à vivre. Je crois cependant qu’on va vers un mieux. Le problème majeur reste, selon moi, la main-d’oeuvre. Moins de 2% de la population travaille dans l’agriculture, contre 30 à 40% il y a cinquante ans. Par ailleurs, l’Europe doit accroître son autonomie alimentaire car les tensions géopolitiques ne risquent pas de diminuer. Bref, les défis sont nombreux. Le souci avec la nouvelle PAC est qu’elle met toujours l’accent sur les prix et un système de marché qui est intenable. Si on veut une nouvelle agriculture, respectueuse de l’environnement, il faudra qu’elle soit plus rémunératrice pour les agriculteurs.
Les consommateurs ont, eux aussi, une responsabilité?
On en est toujours aujourd’hui à scruter le consommateur pour satisfaire tous ses besoins, avec les excès que cela suppose. On pourrait, à terme, inverser la logique, car on se dirigera sans doute vers des systèmes plus étriqués de l’alimentation, en tout cas une consommation de plus en plus locale, donc un choix plus limité. Mais ce n’est pas spécifique à l’alimentaire. L’économie d’abondance devrait être abandonnée dans d’autres secteurs.
Votre entreprise a toujours été soucieuse de son empreinte carbone?
C’est l’image qu’on a, mais Cosucra n’est ni un modèle ni exceptionnellement vertueuse. Nous devons encore beaucoup travailler dans ce domaine vu que nous consommons énormément d’énergie hydrocarbure, du gaz en particulier, pour le séchage de nos produits. Le problème actuel de l’industrie est qu’il n’y a pas de vraie solution de rechange, les énergies renouvelables étant intermittentes, alors que nous tournons 24 heures sur 24. Nous sommes parvenus à diminuer l’énergie utilisée par tonne de produit, mais nous avons augmenté notre production et donc notre consommation énergétique globale. Néanmoins, nous nous sommes engagés à respecter le principe de l’accord de Paris, à savoir diminuer nos besoins fossiles de 50% d’ici à 2030.
Comment allez-vous procéder?
On ne sait pas encore vraiment. Nous avons mis en place un nouveau département qui doit analyser les investissements dans toutes nos activités afin que ceux-ci répondent à des critères à la fois économiques et environnementaux. Pour l’instant, c’est la meilleure façon que nous avons trouvée pour infléchir la courbe. Confier une partie de notre financement à un fonds d’investissement durable comme Sofiproteol va dans ce sens. Cela semble d’ailleurs intéresser la SRIW (NDLR: Société régionale d’investissement de Wallonie) et la Sogepa (NDLR: fonds public d’investissements créé par la Région wallonne).
Pour cela, il faut une démarche volontariste tout de même…
Oui, mais a-t-on le choix? Il vaut mieux anticiper plutôt que d’attendre le crash énergétique. Voyez le capharnaüm belge sur l’énergie. On est déjà dépendants des pays voisins et on se rendra encore plus dépendants, avec tous les risques que cela comporte.
Ce volontarisme est-il présent chez tous les patrons wallons?
De plus en plus. Cela a beaucoup évolué ces trois dernières années. Vous savez, les patrons sont des gens comme les autres, ils s’interrogent. Eux aussi appréhendent la hausse des prix de l’énergie et voient leurs enfants manifester pour le climat… Mais ils doivent faire tourner la machine. Et c’est là qu’on est coincé car il est extrêmement compliqué de sortir du système économique qu’on connaît depuis plus de cinquante ans. Le changement est néanmoins là. Depuis les années 2000, on a beaucoup parlé de la « corporate social responsabiliy » des entreprises, c’est-à-dire la prise en compte dans leurs activités, sur une base volontaire, des enjeux environnementaux, sociaux, éthiques. Mais il y a eu surtout du green washing. Je pense que, désormais, la prise de conscience est réelle. Voyez les « entreprises à mission » qui inscrivent dans leur raison sociale des buts autres que la rentabilité économique, en particulier environnementaux – cela commence à se développer en Belgique. Ou le label B-Corp, créé il y a six ans aux Etats-Unis, de plus en plus médiatisé et qui certifie les entreprises avec un impact sociétal et environnemental positif. Cela commence à prendre en Europe. En Belgique, vingt-cinq entreprises ont ce label.

Mais tout cela prend du temps… Le politique n’a-t-il pas un rôle d’accélérateur à jouer?
Les politiques ont multiplié les déclarations d’intention ces dernières années, mais cela n’aboutit pas à grand-chose de concret. Depuis les années 1980, le politique est devenu tout à fait dépendant du monde économique, au point que de gigantesques multinationales sont aujourd’hui plus puissantes que des Etats. Compter sur le seul politique pour trouver la solution ne fonctionnera pas.
Quelle est alors la solution?
On est face à quelque chose de tellement complexe. Il existe des millions de petites solutions et nous avons tous un rôle à jouer. Mais on attend chaque fois qu’une catastrophe se produise pour réagir. Les psychologues le disent: l’être humain n’est pas suffisamment câblé pour prévoir un changement avant l’accumulation de drames. Les manifestations pour les libertés, dans le cadre de la Covid et de la vaccination, sont, à cet égard, significatives de la difficulté à agir ensemble pour le bien collectif. Les slogans de ces manifestants me rappellent les stickers des années 1970: « Ma voiture, c’est ma liberté. » Aujourd’hui, la liberté signifie « ma bulle à laquelle personne ne peut toucher », soit une conception très américaine qui a mené à l’ultralibéralisme et au rejet de l’intervention de l’Etat. Je trouve cela inquiétant.
Et c’est la même chose pour le climat et la transition énergétique?
Oui, parce que le gâteau se réduira immanquablement. On se dirige vers moins de ressources, moins d’énergies, moins de produits disponibles, indubitablement, même si c’est difficile à concevoir aujourd’hui. L’énergie diminuera et, dans la foulée, l’économie. La question est: sera-t-on capable d’accepter qu’il y ait moins mais tout de même suffisamment pour nos besoins essentiels? Pour l’instant, à tous les niveaux, on est plutôt dans l’état d’esprit de « ça, ça m’appartient et, toi, démerde-toi », même si certaines initiatives comme les villes en transition vont dans un sens différent, ce qui est encourageant mais reste timide malgré tout.
Il y aura des gagnants et des perdants. Pour le philosophe Bruno Latour, les conflits seront désormais géosociaux, liés au territoire, au sens du lieu et de ce qui nous permet de subsister. Comment gérer cela?
Il faut réapprendre la négociation, mais dans le cadre préalable d’une vision radicalement différente du fonctionnement de la société et de nos échanges. C’est ce que suggère un autre philosophe éclairant dont je suis occupé à lire les ouvrages, Baptiste Morizot. Cette compétence de négociation doit gagner tous les étages, dans toutes les collectivités, petites ou grandes, pour décider des problèmes qu’on prend à bras-le-corps. Le grand défi est de savoir comment parvenir à ne pas se taper dessus lorsque le gâteau se réduira. Pour moi, ce sera en retrouvant notre capacité de négociation.
N’est-ce pas un peu ce que vous avez fait chez Cosucra en expérimentant une gestion plus collective et participative de l’entreprise?
Oui, on s’est rendu compte que les changements devenaient si fréquents dans plein de domaines – réglementations, processus de fabrication, recherche, clients… – qu’un modèle pyramidal classique ne permettait plus de concentrer vers le haut les informations et les décisions majeures. On a donc fait en sorte que tous les intervenants dans l’entreprise se parlent et négocient plus facilement, sans que tout soit imposé d’en haut.
Pourrait-on répliquer ce genre de modèle au processus démocratique? La participation citoyenne a le vent en poupe…
En effet, un défaut notable des gouvernants est de ne pas appliquer le principe de subsidiarité (NDLR: selon lequel une autorité centrale ne peut effectuer que les tâches qui ne peuvent être réalisées aux échelons inférieurs). Or, le politique est complètement dépassé par le temps et par les décisions à prendre. La subsidiarité est une solution évidente: prendre les décisions là où elles doivent être prises. Les gens se sentiraient plus concernés par la nécessité de reprendre en main leur milieu, leur environnement. Et cela faciliterait la négociation.
La négociation, cela prend du temps. Qui a encore le temps aujourd’hui?
La Covid nous a montré que le temps pouvait être différent quand, tout à coup, on ne se déplaçait plus en voiture pour aller au travail ou assister à une réunion. Cela n’a pas empêché les gens de se voir ni de se parler grâce à la technologie. Je ne suis pas sociologue mais j’ai le sentiment que les choses évoluent à ce niveau-là, surtout chez les jeunes. Un signe: il est devenu difficile de trouver des talents à engager. Et cela dépasse de loin les métiers en pénurie. La principale explication est que les gens se posent de plus en plus de questions par rapport à leur boulot, sur le plan du sens et, surtout, du temps qui peut y être consacré. Cela rend les choses compliquées pour les employeurs. En même temps, je ne peux m’empêcher de trouver cela positif. Le temps et la gestion du temps, c’est aussi une question sur laquelle il faudra se pencher et trouver un consensus.
Les réseaux sociaux, si présents, aideront-ils à réapprendre la négociation et la gestion du temps?
Moi, j’ai arrêté Facebook. Je trouvais insupportable que mon attention soit captée de manière aussi chronophage. Je crois que les réseaux sociaux font toujours leurs maladies de jeunesse. On n’a pas encore appris à les utiliser. Or, il faut être prudent, surtout lorsqu’un Steve Bannon, proche allié de Donald Trump, veut mener une guerre culturelle en utilisant les données personnelles des internautes sur les réseaux sociaux et en influençant ceux-ci par le flux d’informations pour insuffler des changements durables dans la politique américaine. Machiavélique! C’est aussi un énorme défi…
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Jacques Crahay: « On doit réapprendre la négociation, à tous les niveaux » (entretien)
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