À l’occasion de l’audience de rentrée solennelle du tribunal judiciaire de Lyon le 17 janvier 2023, le président Michaël Janas et le procureur de la République Nicolas Jacquet ont rendu hommage à leurs équipes en les faisant siéger à leurs côtés, et annoncé la suppression de 28 audiences au 1er trimestre et la création d’un comité des usagers. Ils nous expliquent leur démarche et les difficultés rencontrées par la juridiction lyonnaise.
Gazette du Palais : La forme de l’audience solennelle de rentrée du tribunal judiciaire de Lyon, qui s’est déroulée le 17 janvier 2023, a totalement rompu avec les usages dans la forme puisque l’ensemble des personnels de justice ont été placés aux côtés des magistrats et directeurs de greffe. Quel message souhaitiez-vous faire passer ?
Michaël Janas et Nicolas Jacquet : C’est avant tout un hommage à nos équipes et à leur engagement dans le contexte de crise aiguë que nous traversons. La rentrée solennelle doit être un marqueur fort de notre collectif. Une juridiction, c’est évidemment des magistrats, des directeurs de greffe et des greffiers mais également des adjoints administratifs, des contractuels de greffe, des juristes assistants du magistrat, des chargés de mission, des conciliateurs, des délégués du procureur, des magistrats à titre temporaire, des assesseurs de la Société civile… Seuls, nous ne sommes rien, sans eux notre Justice aurait implosé. Il est d’ailleurs marquant de constater à quel point notre initiative a été appréciée au sein de la juridiction. Le sentiment de reconnaissance et d’appartenance à un collectif passe aussi par là. Tout le monde compte. L’équipe et l’intelligence collective, c’est pour nous la clé de la réussite.
GPL : Autre rupture avec les conventions des rentrées solennelles, vous avez prononcé un seul discours au lieu de séparer le discours du siège et du parquet. Pourquoi ce choix ?
M. Janas et N. Jacquet : Notre expérience de chefs de juridiction depuis maintenant près de 20 ans nous fait également penser que ces rentrées solennelles sont toujours des moments importants, mais qu’elles doivent être revisitées à la fois pour que nos messages soient mieux compris et mieux relayés au sein de la Cité. À notre connaissance, c’est effectivement la première fois qu’un président et un procureur décident de faire discours commun. Nous considérons que la période que nous vivons l’impose. Une juridiction ne peut surmonter les défis et difficultés que si les responsables que nous sommes partagent avec leurs équipes un diagnostic et une vision commune. La dyarchie et la force de l’unité du corps ne doivent pas simplement être affichées, elles doivent être incarnées et démontrées au quotidien. Il ne s’agit en aucun cas de renoncer à nos prérogatives respectives mais d’être en mesure de fixer un cap partagé.
GPL : Votre discours met en exergue le manque criant d’effectifs au sein de la juridiction lyonnaise. Quels sont vos besoins actuels ?
M. Janas et N. Jacquet : Les difficultés d’effectifs sont largement partagées par toutes les juridictions qui ont d’ailleurs eu l’occasion de l’exprimer lors de leurs propres rentrées solennelles. Est-il besoin de rappeler les chiffres de la CEPEJ ? De redire combien la Justice française est sous-dimensionnée au regard des standards européens ? À cet égard, dans la suite des États généraux de la Justice, des moyens importants sont enfin annoncés. Nous nous réjouissons de cette avancée. Mais paradoxalement, en ce début d’année à Lyon, nous n’avons jamais été autant en difficulté alors que nos missions, elles, ont continué à se démultiplier. Cette situation ne tient pas uniquement à des postes restés vacants mais également à une situation conjoncturelle de détachements, de congés maternité, de maladie… Des aléas de la vie qui impactent fortement nos juridictions et que le nombre de magistrats et de personnels de greffes placés, notamment au sein de la cour d’appel de Lyon, ne permet pas de suppléer.
GPL : Pourquoi la situation n’est-elle pas améliorée par la clé de répartition des emplois ?
M. Janas et N. Jacquet : L’effort budgétaire porté par le garde des Sceaux est sans précédent. Dans un premier temps, la circulaire de localisation des emplois 2023, qui fixe les effectifs de notre juridiction, prévoit la création à Lyon, troisième juridiction de France en termes d’activité, de 4 postes de juges et de 2 magistrats du parquet supplémentaires. Et c’est un premier pas dont nous nous réjouissons. La difficulté réside dans le fait que ces postes annoncés ne sont pas encore pourvus et qu’ils ne pourront l’être, au mieux, qu’au mois de septembre prochain. Nous constatons que, en revanche, les nouvelles missions sont, elles, immédiatement mises en œuvre. L’ouverture à Lyon d’un second centre de rétention des étrangers ou encore la réforme de soins contraints qui génère 1 600 décisions supplémentaires pour nos juges des libertés et de la détention, la réforme à venir des cours criminelles départementales qui élargit le nombre de juges assesseurs… vont peser lourdement sur notre activité et nos organisations au moment même où nous sommes particulièrement fragiles. S’agissant des fonctionnaires de greffe, notre inquiétude est majeure. 20 % des fonctionnaires de greffe sont en effet absents à Lyon.
GPL : L’outil d’évaluation de la charge de travail des magistrats, dont le ministère de la Justice annonce la mise en œuvre dans les prochaines semaines, pourrait-il vous permettre de combler vos besoins ?
M. Janas et N. Jacquet : L’annonce de cet outil est une très bonne chose. Il est essentiel aujourd’hui d’objectiver la situation réelle de chaque juridiction en tenant compte des particularités locales. Nous avons été successivement à la tête de toutes les tailles de tribunaux et nous savons à quel point les besoins sont importants dans toutes les juridictions. L’évaluation des effectifs nécessaires à la juridiction lyonnaise, nous le savons, sera sans commune mesure avec l’existant. Il faudra plusieurs années pour adapter réellement les moyens à notre charge de travail. Nous considérons dans l’attente que nous devons prendre des mesures sans pour autant renoncer à nos missions essentielles. Les risques psychosociaux (RPS) sont devenus aujourd’hui trop importants. Nous devons protéger les membres de notre équipe, parfois même contre eux-mêmes, tant ils ont le sens du service public chevillé au corps.
GPL : Vous avez déclaré qu’en tant que chefs de juridictions, vous ne pouviez plus laisser croire que vous pouviez tout traiter. Pouvez-vous nous détailler les décisions prises pour « réduire la voilure » ? Ne craignez-vous pas que ces décisions pénalisent les justiciables ?
M. Janas et N. Jacquet : Ce ralentissement de l’activité a été concerté avec nos cheffes de Cour sur la base de la réalité de la situation des moyens. En supprimant 28 audiences sur le premier trimestre, tant en matière civile que pénale, nous avons diminué de près de 5 % notre activité globale pour des absences de magistrats qui représentent un total de près de 10 %.
Cette différence restitue une nouvelle fois le sens du service public de nos équipes qui ont la justice chevillée au cœur. En même temps il y a un principe de réalité. Notre responsabilité a été de décider de rompre avec le « toujours plus ». Une justice en surchauffe, ce n’est pas seulement des équipes qui souffrent mais également des citoyens qui sont maltraités. La Tribune des 3 000 n’expose pas simplement la souffrance des professionnels de Justice, elle souligne également la perte de sens et le sentiment de « faire mal ». Rendre la Justice, ce n’est pas seulement rendre des décisions à la chaîne. Pour apaiser, nos jugements doivent être précédés d’un temps d’écoute suffisant, d’un processus judiciaire empreint d’un minimum de sérénité et de respect du justiciable, avec des décisions qui doivent être bien expliquées pour être comprises.
Nous n’oublions bien évidemment pas que l’institution judiciaire est redevable de la conduite de politiques publiques dont les enjeux sont cruciaux au pacte social, et auxquelles nous ne saurions renoncer. Celles-ci concernent bien évidemment le champ pénal, mais également le domaine civil qui est également au centre des attentes de nos concitoyens, même si on en parle trop peu.
Prioriser, ce n’est pas renoncer à ces enjeux majeurs, qu’il s’agisse des violences intrafamiliales, du contentieux de la famille et de la protection des enfants, des libertés individuelles mais également de la protection des majeurs protégés, de la tranquillité publique et des litiges de voisinage… La liste n’est pas exhaustive mais la question du sens de notre action, de l’impact de nos choix sur le réel et de l’efficience des politiques publiques menées doivent être au cœur de notre réflexion. La réalité est que nous avons aujourd’hui des stocks et des délais de traitement importants, à l’instar des plus grosses juridictions, dites du groupe 1. La décision que nous avons prise en ce début d’année va effectivement aggraver cette situation mais rapidement, bien évidemment sous réserve de l’arrivée effective des moyens qui nous sont annoncés, nous préparerons avec les cheffes de Cour des contrats d’objectif qui devraient améliorer la situation.
GPL : En quoi consiste le protocole Tranquillité publique qui existe à Lyon et auquel vous avez fait référence dans votre discours ?
M. Janas et N. Jacquet : Ce protocole s’inscrit dans le cadre de la politique de tranquillité publique, souhaitée par le garde des Sceaux. Lorsque nous nous rendons ensemble dans les différentes instances de la politique de la ville ou au sein des points de justice de notre ressort, les justiciables soulignent leur besoin d’une réponse rapide et concrète aux petits actes de délinquance qui pèsent lourdement sur le sentiment d’insécurité et le bien vivre ensemble. Le protocole du parquet de Lyon est une spécificité locale en ce qu’il a pour objectif de développer une véritable « politique pénale partenariale de proximité » susceptible de répondre aux enjeux et attentes locales. Signé avec les Maires de Lyon, de Vaulx en Velin, de Vénissieux et de Bron, il passe tout d’abord par une évaluation avec la Mairie et les acteurs de terrain des problématiques d’incivilité qui pèsent le plus sur le bien vivre ensemble. Sur la base de ce diagnostic, il est décidé de prioriser les interventions de la police municipale sur tel ou tel comportement, sur tel ou tel territoire. Lorsqu’ils constatent un de ces comportements, les policiers municipaux verbalisent l’auteur et lui remettent une convocation pour se rendre devant un délégué du procureur et un représentant du Maire dans les quinze jours. La personne concernée fait alors l’objet d’un rappel à ses obligations légales et citoyennes. En fonction du comportement, il peut également lui être demandé d’indemniser le préjudice, de s’investir dans une action citoyenne ou de verser une contribution citoyenne à une association d’aide aux victimes. En cas d’échec ou de non comparution, le juge de proximité est alors saisi pour une réponse juridictionnelle rapide. Après deux ans de mise en œuvre à Vaulx en Velin, moins d’une année sur les autres communes, ce dispositif partenarial a fait la démonstration de sa pertinence et de son efficacité mais surtout de sa capacité à adapter sans cesse l’action aux réelles attentes du terrain.
GPL : Vous avez décidé d’associer plus étroitement les citoyens au fonctionnement de la juridiction, en utilisant tout d’abord le questionnaire créé par la CEPEJ pour évaluer la satisfaction des usagers. Comment cette initiative va-t-elle se dérouler concrètement ?
M. Janas et N. Jacquet : Ce questionnaire, nous le connaissons bien pour l’avoir expérimenté ensemble lorsque nous étions chefs de juridiction au tribunal de grande instance d’Angoulême. Nous savons à quel point il peut nous aider à mieux appréhender les attentes et le ressenti réel des justiciables sur le fonctionnement de la juridiction. Tous les magistrats et les personnels de greffe vous le diront, ce qui les motive, c’est le service rendu au justiciable. Et pourtant la Justice est peu habituée à confronter son fonctionnement au miroir du ressenti des personnes qu’elle accueille. La force et l’originalité de ce questionnaire sont de permettre d’évaluer la qualité d’un tribunal au travers de questions qui abordent véritablement les aspects qualitatifs du processus judiciaire. Une batterie d’interrogations qui traite de sujets aussi variés que celui de la perception générale du fonctionnement de la justice, l’accessibilité de ses locaux, l’accueil, l’orientation et l’information concrète du justiciable, mais également le respect de l’usager au travers notamment de l’écoute dont il a fait l’objet, la ponctualité des audiences, la clarté du langage utilisé et bien évidemment les délais de traitement des dossiers.
À Angoulême, il nous avait permis, à effectif constant, d’améliorer significativement l’accueil des justiciables. À Lyon, au moment où nous souhaitons moderniser cet accueil dans le cadre d’un important projet immobilier [une opération de rénovation-extension du tribunal judiciaire de Lyon est en cours jusqu’à l’été 2024, NDLR], ce questionnaire mais également les échanges que nous aurons avec le comité des usagers, va nous être particulièrement précieux. Nous avons la chance de bénéficier du soutien de la faculté de droit de Lyon III. Cette dernière envisage de mobiliser une équipe pluridisciplinaire composée d’un pénaliste, d’un processualiste, d’un sociologue du droit, d’un publiciste, d’un gestionnaire mais également d’étudiants pour accompagner le projet. Ce regard croisé nous sera précieux dans les décisions que nous aurons à prendre.
GPL : Vous avez également annoncé la création d’un comité des usagers. Comment va-t-il fonctionner ?
M. Janas et N. Jacquet : La Justice a beaucoup de points communs avec le fonctionnement hospitalier. La problématique des moyens nous est commune mais également celle de l’urgence, de la pluridisciplinarité, et d’une mission de service public essentielle à la vie de nos concitoyens. Il existe dans nos instances un conseil de juridiction qui nous est précieux mais qui ne se réunit qu’une fois par an et qui est conçu autour des élus et des principaux partenaires de la juridiction. Nous souhaitons créer, au titre des bonnes pratiques et à titre expérimental, un comité des usagers que nous pourrons consulter périodiquement en lien avec l’exploitation des réponses du questionnaire CEPEJ. Au moment où nous nous apprêtons à moderniser l’accueil de notre juridiction dans le cadre d’un vaste projet immobilier, il s’agit notamment, au travers des échanges que nous aurons avec ce comité des usagers, d’enrichir notre réflexion et de nourrir notre politique de juridiction. Après tout, cet accueil est fait pour eux et nous sommes certains que leur vision nous sera très utile. Ce comité sera composé d’un représentant des élus (association des maires de France), des associations d’aide aux victimes et d’insertion mais également d’associations celles œuvrant dans le domaine des politiques civiles, du défenseur des droits, de l’université et bien évidemment de Lyonnais intéressés par les questions de Justice.
GPL : Ces initiatives inédites ont-elles pour but de redonner confiance aux citoyens dans leur justice ou d’appuyer vos demandes auprès des politiques en leur montrant que les justiciables sont à vos côtés ?
M. Janas et N. Jacquet : La Justice est rendue au nom du peuple français. Nous savons que son fonctionnement et ses contraintes sont trop souvent méconnus de nos concitoyens et que beaucoup des interrogations voire des critiques qui nous sont adressées lorsque nous rencontrons ensemble des justiciables résultent de cette méconnaissance. Nous devons restaurer la confiance mais cette dernière passera également par des moyens renforcés à l’appui d’actions répondant véritablement aux attentes du terrain. Dans le contexte des États généraux de la Justice et des annonces ambitieuses du garde des Sceaux, notre objectif est de retrouver du sens à notre action et de pouvoir à nouveau exercer nos missions régaliennes dans la sérénité.
Propos recueillis par Laurence Garnerie
Consulter le discours prononcé le 17 janvier 2023
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