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Il était une fois des étudiants québécois en France – Action Nationale

Il était une fois des étudiants québécois en France
Denis Monière*
Au début des années soixante-dix, environ 5000 étudiants québécois poursuivaient des études supérieures dans les universités françaises. De retour au Québec, avec ou sans diplôme, ils vont contribuer à la modernisation de la société québécoise en occupant des postes dans les nouvelles institutions créées par la Révolution tranquille. Pour créer des universités, des cégeps, des services de santé, une fonction publique professionnelle, il fallait recruter des cadres scolarisés qui puissent prendre en charge les nouvelles fonctions de l’État. Les retours de France ont pour ainsi dire colonisé le monde de l’enseignement et de la fonction publique. Ils se sont aussi investis dans les organisations syndicales et politiques afin d’en moderniser le fonctionnement. Étudier en France sur une longue période ouvrait des horizons et opérait une forme de transfert culturel.
Durant leur séjour en France, ces milliers d’étudiants ont été exposés aux divers courants de pensée qui divisaient la société française. Ils ont vu à l’œuvre le fonctionnement des institutions républicaines et du pluripartisme. Ils ont été en contact avec des étudiants du monde entier qui venaient comme eux dans les universités françaises parfaire leur formation. Ils ont acquis de nouvelles façons de vivre, ils ont suivi les débats acharnés entre la gauche et la droite et certains ont même milité au Parti communiste ou au PSU.
Issus socialement de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie, ils avaient suivi les cours des collèges classiques qui étaient plutôt traditionnels et n’avaient acquis que des rudiments du marxisme et de ses diverses variantes idéologiques. Les plus radicaux avaient été formés par la lecture de la revue Parti pris qui s’était sabordée en 1968. L’expérience des occupations des universités et des cégeps avait élargi leurs perspectives théoriques en les initiant aux thèses de la gauche radicale inspirée par les révolutions cubaine et chinoise, mais cette culture politique restait rudimentaire. Pour la plupart, à leur arrivée en France, ils étaient néophytes en pensée marxiste et découvraient des réalités inconnues au Québec où le Parti communiste était anecdotique. Mai 68, en France et ailleurs avait libéré la parole et favorisé la constitution d’une multitude de groupuscules de gauche qui s’agitaient sur les campus universitaires. Les étudiants québécois à leur arrivée avaient accès à une profusion de revues, de livres, de conférences et de manifestations qui propageaient une pensée radicale. Ils se familiarisaient avec un nouveau monde intellectuel.
Certes, ils ont acquis durant leur séjour des compétences professionnelles mais ils ont aussi ramené dans leurs bagages de nouvelles visions du monde acquises grâce à la fréquentation de la vie intellectuelle française. On peut ainsi faire l’hypothèse que leur séjour en France a exercé une influence culturelle et idéologique sur le développement de la société québécoise à travers ceux et celles qui appartiennent à la génération de mai 68.
Comment identifier les courants de pensée qui ont contribué à la socialisation politique des étudiants québécois en France ? Sans prétendre atteindre une représentation fidèle de ce climat intellectuel, j’ai pensé que la meilleure source pour reconstituer la culture politique acquise par les étudiants québécois séjournant en France serait d’analyser la production éditoriale de l’organe d’expression de l’Association générale des étudiants québécois en France (AGEQF) intitulée Information-Québec qui conformément à la politique du dépôt légal a été conservé à la Bibliothèque nationale de France1. Ce journal a été publié de façon intermittente de 1971 à 1976. Même s’il exprime la pensée des leaders du mouvement étudiant, il reste un témoin fidèle des discours qui animaient les débats intellectuels de l’époque.
La crise d’octobre 1970 a été le déclencheur qui a incité les étudiants québécois à lancer cette publication qui visait deux objectifs. D’abord, rompre l’éloignement et l’isolement où ils se trouvaient et répondre à leur besoin d’informations sur ce qui se passait au Québec2. Les journaux québécois à l’époque circulaient difficilement en France et on ne pouvait lire Le Devoir ou La Presse qu’à la Délégation générale du Québec et cela avec un décalage de plusieurs jours. Mais, pour cela, il fallait faire un long trajet en métro et cette lecture était impossible pour les étudiants résidant en province. Ce journal étudiant devait aussi servir à informer le public français sur la situation d’oppression nationale qui prévalait au Québec ; les médias français n’accordant qu’une couverture fragmentaire et épisodique de la vie politique québécoise, bien souvent déformée par des filtres idéologiques et partisans.
À l’automne 1970, ces deux besoins avaient d’abord été comblés par l’occupation de la maison des étudiants canadiens où environ une centaine de Québécois s’était rassemblée en assemblée générale le 17 octobre pour protester contre l’occupation du Québec par l’armée canadienne. Ils avaient décidé d’occuper les lieux tant que l’armée occuperait le territoire québécois. Cette action violente des étudiants québécois sur le campus de la Cité internationale s’inscrivait dans la foulée de mai 68 où, à l’instar de leurs collègues français, ils avaient occupé, avec quelques mois de décalage, en septembre 1968, les cégeps et les universités. J’avais moi-même participé activement à l’occupation de l’Université d’Ottawa. Nous avons reproduit cette expérience à Paris où il y avait déjà eu des actions semblables dans d’autres maisons d’étudiants à la Cité internationale comme dans celles de la Grèce, de l’Argentine, de l’Italie ou du Maroc qui était alors occupée par les étudiants qui l’avait transformée en lieu d’opposition au régime politique. Comme le remarque Mathieu Gillabert, le cosmopolitisme de la Cité offrait une caisse de résonance aux multiples contestations particulières à chaque pays, reliées par des pratiques militantes et un vocabulaire semblables : anti-autoritarisme, anti-impérialisme, libération3. Le Canada, comme d’autres pays, exportait ses conflits internes à Paris.
Durant les cinq jours que dura cette occupation, les contestataires tenaient chaque jour des séances d’information, organisaient des conférences de presse, des distributions de tracts dans les autres maisons d’étudiants et publiaient des documents relayant les prises de position sur la crise d’octobre grâce. Ils quittèrent la MEC dans le calme sous la menace d’une intervention policière4 et créèrent une organisation informelle pour continuer ce travail d’information et de conscientisation : le Comité québécois d’information et de mobilisation (CQIM).
Le CQIM cherchait à obtenir le soutien de la gauche française à la lutte de libération nationale québécoise. Il a réussi trois opérations. En janvier 1971, il obtint une prise de position favorable de Jean-Paul Sarte à l’occasion d’une entrevue réalisée par Anne Legaré, Jean-Pierre Compain et Jean-Claude Saint-Onge5. Après l’entrevue, Sartre a signé une pétition condamnant la répression au Québec. Le CQIM organisa aussi une assemblée publique à la célèbre salle de la Mutualité. Enfin, il fit élire plusieurs de ses militants à la direction de l’AGEQF. Cet apport de sang neuf redynamisa l’association étudiante et permit de prolonger l’action du CQIM qui disposait ainsi de ressources financières pour soutenir ses ambitions éducatives.
L’AGEQF avait été fondée en 1966 par Bernard Landry alors qu’il était étudiant à Science-po Paris. Cette association avait pignon sur rue au 6 rue des Fossés Saint-Marcel. Elle disposait d’une subvention de 7 500 $ de la Délégation générale du Québec et des cotisations de ses membres (10 francs) pour payer le loyer, engager une secrétaire et louer une machine Gestetner. Le nouveau conseil exécutif élu en janvier 1971 était composé de plusieurs anciens étudiants de l’Université d’Ottawa que j’avais recrutés : Pierre Beaulne, Henri Bradet et Noël Lirette ainsi que de Marc-André Ledoux qui venait de l’Université de Montréal et avait été organisateur de la campagne électorale de Claude Charron, un des sept élus du Parti québécois. Philippe Bernard6 et Pierre Pichette de l’équipe sortante assuraient la continuité.
La nouvelle équipe se promettait de rompre avec la « mentalité cocktail » afin de faire connaître la réalité d’un Québec colonisé par le gouvernement canadien et dominé par l’impérialisme américain7. Cette assemblée générale avait aussi adopté une résolution autorisant le nouveau collège exécutif à soutenir la défense des prisonniers politiques : « La libération nationale des Québécois passe par le renversement du système capitaliste et par la lutte contre l’impérialisme. Elle passe aussi par la dénonciation de leurs valets québécois8. » Cela donnait le ton qu’allait adopter la nouvelle équipe.
Jusque là, la mission de l’AGEQF était surtout d’offrir des services à ses membres comme l’obtention de tarifs préférentiels pour les billets d’avion ou encore l’organisation du transport des cantines des étudiants qui revenaient au Québec à la fin de leurs études. Dès notre entrée en fonction, nous avons entrepris de faire de l’animation culturelle et politique afin de politiser les étudiants québécois en France et de maintenir le contact avec la culture québécoise. À cette fin, nous présentions des films québécois comme Saint-Henri d’Hubert Aquin, La nuit de la poésie de Jean-Claude Labrecque ou Le mépris n’aura qu’un temps d’Arthur Lamothe. Nous avons organisé un spectacle de Pauline Julien à Paris et une exposition du peintre Serge Lemoyne. Nous tenions aussi des assemblées d’information. Nous avons invité le Dr Serge Mongeau qui venait de publier un livre Kidnappé par la police, à venir rencontrer les étudiants, le 9 avril 1971, pour parler des prisonniers politiques durant la crise d’octobre. Nous avons organisé un débat le 28 mai 1971 sur le thème « Question nationale et lutte de classe » où deux intellectuels de gauche, Nicos Poulantzas et Maxime Rodinson, prirent la parole. Nous avons tenu une autre assemblée d’information le 3 novembre pour condamner la violence lors de la grève de La Presse. Nos mots d’ordre étaient dans l’esprit du temps : au Québec comme ailleurs, les monopoles tuent pour accroître leurs profits. À bas l’État répressif québécois et canadian à la solde des monopoles ; soutenons la juste lutte de libération nationale des travailleurs québécois. Lorsque les chefs des trois centrales syndicales furent emprisonnés par le gouvernement Bourassa, le 9 mai 1972, nous avons organisé une manifestation devant la Délégation générale du Québec, rue Pergolèse, et avons réussi à hisser le drapeau des Patriotes au fronton de la Délégation afin de manifester la solidarité des étudiants avec les travailleurs québécois en lutte.
Certains de nos membres furent aussi victimes de la répression lors d’une visite officielle que fit le premier ministre Bourassa en France, les 19 et 20 avril 1971. À cette occasion, les renseignements généraux arrêtèrent et mirent en résidence surveillée dans un hôtel à Villiers, des militants du CQIM9, Philippe Bernard, Réal Gauthier et Richard Bizier. Une trentaine d’autres étudiants devaient se pointer à la préfecture deux fois par jour. Cette pratique arbitraire était monnaie courante en France lors de la visite de chefs de gouvernement d’Afrique qui voulaient à tout prix museler leur opposition.
Dès notre entrée en fonction, nous avons transformé un bulletin de liaison qui s’intitulait AGEQF-Informations pour en faire un journal : Information-Québec. Comme la loi française exigeait qu’une publication soit sous la responsabilité d’un directeur, on me désigna pour occuper cette fonction. Le comité de rédaction était composé de Pierre Beaulne, Marc-André Ledoux, Diane Choquette, Pierre Pichette et Jérôme Élie. Réal Gauthier était responsable de la conception graphique. Le tableau qui suit présente la répartition dans le temps des parutions du journal.
année
directeur
Type de publication
ronéo imprimé
Nombre
Nombre de pages
1971-1972
D Monière
2 3
5
134
1972-1973
F. Laberge
1
1
43
1973-1974
Y. Blais
1
1
20
1974-1975
R. Boivin
2 1
3
67
1975-1976
J. Marchand
2
2
54
total
4 8
12
372
La table des matières a été stable dans les cinq premiers numéros. La première page était consacrée à un sujet politique illustré parfois par une caricature dans les éditions ronéotypées ou par une photographie dans les éditions imprimées. Plusieurs rubriques étaient traitées dans les pages intérieures : analyse de la politique québécoise, nouvelles des sections régionales d’Aix, de Strasbourg et de Grenoble, prises de position sur l’actualité, revue de La Presse québécoise et compte rendu de lecture. Dans les années subséquentes, le contenu éditorial a beaucoup varié selon les années. Faute de collaborateurs assidus, la fréquence de parution fut réduite et la revue de presse et les recensions furent abandonnées. Le coût de production annuel s’élevait à environ 4000 francs.
La ligne éditoriale de la première mouture du journal s’inscrivait dans le courant de la gauche indépendantiste et socialiste. Dans le numéro de février 1971, je définissais ainsi notre projet éditorial :
Cette nouvelle équipe se veut combative. Elle veut insérer son action dans la lutte pour un Québec libre et socialiste. Elle veut faire en sorte que les Québécois qui sont en France soient constamment présents à la réalité québécoise et qu’ils puissent par leur action influer sur son évolution10.
Les principaux sujets traités furent les visites officielles de ministres ou du premier ministre, les procès des membres du FLQ et les luttes syndicales comme le conflit au journal La Presse. Dans le premier numéro de février 1971, le journal rapporta la visite mouvementée du ministre de l’Éducation, Guy Saint-Pierre, qui dut affronter 300 étudiants en colère réunis à la Maison des étudiants canadiens. Une pétition signée par 471 étudiants québécois le dénonçait comme étant co-responsable de la répression d’octobre et des procès politiques qui en découlèrent. On y accusait le gouvernement Bourassa d’outrage au peuple par la manipulation de la justice. Le ministre eut de la difficulté à s’exprimer et à répondre à la profusion de questions agressives. Ce numéro contenait aussi une analyse fouillée de Marc-André Ledoux sur la conférence constitutionnelle qui s’était tenue les 8 et 9 février à huis clos à Ottawa. Il concluait que « les conférences constitutionnelles ne sont que des tentatives autocratiques de mystification du peuple11. »
Le numéro de mars-avril 1971 fut particulièrement percutant. Il devait paraître à l’occasion de la visite à Paris du premier ministre Bourassa. Le collège exécutif avait adressé une lettre publique au premier ministre dans laquelle nous demandions de le rencontrer pour discuter de la situation du français et de celle des travailleurs. Nous ne reçûmes pas d’accusé de réception.
Pour l’occasion, nous désirions sortir de l’amateurisme et nous avons fait imprimer le journal par les nouvelles presses parisiennes qui imprimait en offset. Cette édition fut tirée à 3000 exemplaires alors que le tirage habituel tournait autour de six cents. Avant la sortie du journal, j’ai du m’absenter de Paris pour les vacances de Pâques et j’avais imprudemment laissé à Réal Gauthier, qui avait des compétences en graphisme, la responsabilité de réaliser la mise en page. Il mit en première page, au centre d’un article attaquant le premier ministre Bourassa, l’image d’une mire de fusil avec à l’intérieur la tête du premier ministre, ce qui pouvait être interprété comme un appel à l’attentat.
Cette mise en page osée me valut une convocation pour interrogatoire par les renseignements généraux. Ce numéro contenait aussi l’entrevue réalisée avec Jean-Paul Sartre, un article sur le congrès du FRAP ainsi qu’un texte signé par Henri Bradet qui traitait de l’origine de classe du Parti québécois.
Ce numéro spécial contenait un supplément de douze pages intitulé : « Libération Québec » avec une photo en première page de Paul Rose qui venait d’être condamné à la prison à perpétuité. Les textes se rapportaient pour l’essentiel aux prisonniers politiques qui subissaient leurs procès pour appartenance au FLQ. Avec Serge Masse et Diane Choquette, j’ai publié une analyse juridico-politique de la répression. On y dénonçait l’attitude arbitraire et illégale du tribunal. Un autre texte signé par Reynald Bourque faisait le bilan de la crise politique que traversait le Québec.
Le numéro de mai relatait sur le mode humoristique l’expérience vécue en résidence surveillée par les trois « kidnappés québécois » par la police française sous le titre « Intensification des relations amicales entre la France et le Québec », article qui dénonçait la collusion entre la police française et la police canadienne. La répression policière étendait, disait-on, ses tentacules à Paris. Nous avons aussi publié les textes des interventions de N. Poulantzas et de M. Rodinson prononcées lors de la table ronde sur la question nationale et la lutte des classes.
Le numéro de novembre fut consacré à deux conflits sociaux : la grève de la police de Montréal et celle des grévistes du journal La Presse. Nous affirmions en éditorial vouloir soutenir tous les efforts en vue de la prise du pouvoir par les travailleurs québécois. Pierre Beaulne signait un texte fouillé sur l’empire médiatique de Power Corporation, propriétaire de La Presse alors que Marc-André Ledoux analysait le manifeste de la CSN intitulé : « Il n’y a pas d’avenir pour le Québec dans le système actuel ». Il critiquait l’ambiguïté de ce manifeste syndical parce qu’il ne proposait aucun changement radical et qu’il ne dépassait pas le cadre restreint de l’action syndicale alors qu’il aurait fallu passer à l’action politique. Pour confirmer cet état d’esprit, nous avons publié le rapport du comité d’action politique du CAP Saint-Jacques qui proposait de bâtir une organisation autonome des travailleurs québécois ce qui constituait un prélude à la formation de nouvelles organisations politiques plus radicales comme En lutte et le Parti communiste ouvrier.
Le dernier numéro, paru en janvier 1972, relatait le débat entre Pierre Vallières et Charles Gagnon. Le premier venait de publier un livre L’Urgence de choisir dans lequel il soutenait que le FLQ n’ayant plus sa raison d’être, il donnait sont appui critique au Parti québécois alors que le second rejetait cette option, soutenant que le PQ ne pouvant promouvoir les intérêts des travailleurs, il fallait créer un parti marxiste-léniniste qui mènerait un combat de classe contre le PQ.
Après cette année chargée en événements suivirent deux années moins productives sur le plan journalistique. L’assemblée générale du 29 janvier 1972 désigna une nouvelle équipe à la direction de l’AGEQF formée de Francine Couture, Gilles Dostaler, André Michaud, Yolande Grisé, Jacques Bourgault, Francine Laberge et Lucien Forget. Cette nouvelle équipe voulait se démarquer de la précédente qui tirait à boulets rouges sur le gouvernement de Robert Bourassa. Elle publia un seul numéro du journal en mars 1972 qui présentait dans un manifeste sa nouvelle politique éditoriale moins centrée sur la lutte politique et qui soit plus diversifiée pour inclure des articles consacrés à la vie économique et culturelle. Gilles Dostaler y publia une analyse de la situation économique du Québec alors que Jacques Bourgault rédigea un texte sur le monde du travail. Le style était plus documentaire et se rapprochait de celui des analyses universitaires avec moins de rhétorique gauchiste. L’année suivante, une autre équipe dirigée par Yvon Blais prit la barre. Elle fut encore moins portée sur l’écriture produisant elle aussi un seul numéro de vingt pages seulement. On en revint à des préoccupations centrées sur les intérêts des étudiants en dénonçant la hausse des loyers à la Maison des étudiants canadiens ainsi que la réduction des prêts bourses décrétée par le gouvernement Bourassa : « Avec le capitalisme monopoliste sont mises en œuvre des politiques qui servent à intégrer l’éducation dans les plans de développement de la bourgeoisie12. » La direction de l’AGEQF se plaignit du manque de constance des membres de l’exécutif qui désertaient leurs responsabilités ; des sept membres élus, il n’en restait plus que 2 à la fin du mandat. On envisageait même la dissolution de l’association.
Le virage idéologique du journal de l’AGEQF s’est opéré en 1974 avec l’élection d’une nouvelle équipe animée par Robert Boivin. La nouvelle ligne éditoriale adhère au marxisme-léninisme et réfère aux positions exprimées par le mouvement En Lutte fondé par Charles Gagnon qui a abandonné son engagement en faveur de l’indépendance du Québec pour se consacrer à la cause de la révolution prolétarienne pancanadienne. Cette nouvelle orientation se manifeste par la prédominance accordée aux articles portant sur les conflits ouvriers comme les grèves à la United Aircraft et à la Canadian Gypsum et par la marginalisation du discours indépendantiste. On rejette le séparatisme au nom de la solidarité avec la classe ouvrière canadienne. Les intérêts de la classe ouvrière doivent primer sur l’intérêt national québécois puisque la lutte des classes est internationale et ne peut se limiter au Québec : « Nous sommes opposés à l’expression “libération nationale”… Cette formule est restrictive13. » L’objectif du journal est désormais de soutenir les luttes de la classe ouvrière et du peuple dans l’ensemble du Canada14. Suivant cette logique, le journal publie des articles qui associent la lutte des travailleurs québécois et canadiens qui s’unissent par exemple pour combattre la politique du gel des salaires imposée par la bourgeoisie canadienne. La situation internationale occupe aussi une plus grande place dans le contenu éditorial.
À partir de 1975, le débat au sein de l’AGEQF porta sur la nature de la contradiction principale qui devait définir la stratégie à suivre :
Si la contradiction principale est celle qui oppose les classes ouvrières québécoises et canadiennes à la bourgeoisie canadienne, le type de révolution serait une révolution prolétarienne. C’est donc dire que les classes ouvrières québécoises et canadiennes doivent unir leurs forces, se doter d’un parti d’avant-garde unique et mener ensemble la lutte15.
Pour résoudre la question nationale au Québec, il fallait élargir le champ de la lutte à l’ensemble du Canada, car seule la classe ouvrière pouvait changer l’ordre des choses établi par la bourgeoisie. Le discours du journal de l’AGEQF réfère explicitement au mouvement marxiste-léniniste qui devait se développer contre le nationalisme bourgeois du PQ. Suivant cette logique internationaliste, le journal, sous la direction de Jean Marchand, publie même un article sur la libération de la femme, extrait de la revue Albanie aujourd’hui16. qui vantait la libération de la femme en Albanie sous la direction du Parti du travail et d’Enver Hoxha. Cet article dénonce les intellectuels bourgeois et révisionnistes qui revendiquent le droit à l’avortement dans le système capitaliste : « parce qu’ils rattachent le problème de l’émancipation de la femme à sa libération totale de la maternité […] ils s’efforcent de détruire la famille et les rapports naturels hommes-femmes17 ». La rhétorique maoïste est parfaitement illustrée par cette prise de position de l’AGEQF en soutien à la lutte du peuple haïtien :
Parallèlement à l’essor du mouvement ouvrier canadien et québécois s’est développé un mouvement marxiste-léniniste qui s’est engagé sur la voie tracée par Marx, Engels, Lénine et Staline, voie enrichie et approfondie par l’expérience des grands Partis communistes chinois et albanais18.
Ce changement de cap ne fit pas l’unanimité et au moins une lettre de protestation remit en cause la représentativité de cette position. Un lecteur de Dijon accuse le journal « d’être le plus bel exemple de censure dictatoriale de l’opinion publique19. » Le comité de rédaction répondit aux critiques de Michel Saint-Pierre soutenant qu’il n’y avait pas d’objectivité dans le monde de l’information et qu’il était lui-même « un zélé défenseur de la bourgeoisie » :
En plus de cette politique de censure, d’autres changements attestent de cet alignement sur la logique de la lutte des classes. Ainsi, on publie peu de textes originaux écrits par les étudiants québécois. On reproduit plutôt des textes publiés ailleurs comme celui extrait d’Albanie aujourd’hui qui occupe un tiers du numéro de février-mars 1976 ou encore celui intitulé « Le Canada, pays impérialiste » rédigé par le Groupe pour la révolution prolétarienne. On m’a même fait l’honneur de publier un de mes articles sur la renaissance du mysticisme qui avait été publié par le journal Le Droit d’Ottawa21. On pratique aussi une forme de clandestinité en ne publiant plus les noms des membres du conseil exécutif. De même les articles ne sont plus signés, car seuls peuvent être publiés les textes qui sont approuvés par une majorité du conseil de rédaction qui doit suivre la ligne juste fixée par le marxisme-léninisme22. L’orientation maoïste ne fait plus aucun doute et est même confirmée par la publication d’un hommage au camarade Normand Béthune dans la dernière édition du journal qui cessa de paraître en 1976. Le flux des étudiants québécois venant en France s’était tari et ne justifiait plus l’existence d’un journal23.
L’AGEQF, au début des années soixante-dix, était la seule organisation représentant les étudiants universitaires du Québec. L’UGEQ au nom d’une idéologie libertaire qui proclamait que « participer, c’est se faire fourrer » s’était dissoute en 1969, tout comme l’AGEUM et l’AGEL. L’AGEUQAM n’existait pas encore. Pour cette raison, le discours de l’AGEQF est révélateur de l’évolution des débats qui ont animé le milieu universitaire d’autant plus que les étudiants québécois en France jouissaient d’une relative liberté d’expression après la crise d’octobre 1970. L’analyse de la trajectoire éditoriale du journal de l’AGEQF montre qu’il y a eu un changement d’orientation idéologique dans le discours politique des étudiants québécois en France. De 1971 à 1973, les responsables du journal de l’AGEQF adhéraient à une idéologie de gauche associant la réalisation de l’indépendance et du socialisme. De façon significative, ils ont ouvert les pages du journal en janvier 1972 aux positions de Pierre Vallières qui préconisait un appui critique au Parti québécois. Après une période intermédiaire d’activité réduite qui reflétait une certaine normalisation politique et un affaiblissement de l’engagement des étudiants, une équipe plus radicale prit la direction de l’AGEQF en 1974 et fit du journal un organe d’expression au service de la lutte des classes en s’inspirant de la littérature et des pratiques politiques qui avaient cours dans les milieux d’extrême gauche français et québécois.
Il est certes impossible d’établir une relation directe entre le séjour d’études en France et l’évolution idéologique de la société québécoise, mais les trajectoires personnelles de plusieurs des membres de l’équipe du journal et des membres de l’AGEQF peuvent servir d’indicateur. De façon globale, on peut dire que parmi les membres du conseil exécutif de l’AGEQF et parmi les rédacteurs du journal on retrouve une forte proportion de personnes qui deviendront à leur retour au Québec professeurs dans les universités québécoises, lieu d’influence par excellence à cette époque. Je pense en particulier à Gilles Dostaler, Jacques Bourgault, Anne Legaré, Francine Couture, Yolande Grisé, Georges LeBel et de nombreux autres dont j’ai oublié le nom. D’autres feront une carrière de professeur dans les cégeps comme Claude Saint-Onge et Jérôme Élie. D’autres occuperont des postes importants dans les syndicats comme Pierre Beaulne à la CEQ ou François Aubry à la CSN ou au Parti québécois comme Claude Malette qui sera conseiller auprès de René Lévesque. D’autres feront carrière dans la fonction publique comme Henri Bradet, Philippe Bernard ou Christopher Malone. Enfin, certains se sont engagés dans des organisations d’extrême gauche comme Marc-André Ledoux qui militera au Parti communiste ouvrier avant de devenir un homme d’affaires et Robert Boivin qui a été professeur à l’UQAM, militant du groupe En lutte et directeur de la Cinémathèque québécoise.
En terminant, j’aimerais suggérer à titre d’hypothèse que l’influence de la culture politique française sur les élites intellectuelles du Québec n’est peut-être pas étrangère au fait que le Québec s’est différencié du reste du Canada par la politisation du mouvement syndical et l’hégémonie de la social-démocratie, tendances idéologiques qui ont pu transiter par les étudiants québécois en France. Le temps des études universitaires laisse toujours des marques indélébiles dans la formation intellectuelle et cela est d’autant plus vrai lorsque ces études se font à l’étranger ce qui exige l’acquisition de codes et d’habitus particuliers. o
1 Voir ark:/12148/cb344941101.public
2 Voir l’éditorial Information-Québec, mars-avril 1971.
3 Mathieu Gallabert, « Cité en lutte » ! Transferts culturels et réappropriations des révoltes à la Cité internationale » , Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 127-128, 2018, p. 39. Voir aussi Linda Lapointe, Maison des étudiants canadiens. 75 ans d’histoire, Stromboli, 2001, p. 98
4 Le Devoir 22 octobre 1970 p. 13.
5 Jean-Claude Saint-Onge, « Sartre sur la crise d’octobre, » Bulletin d’histoire politique, Volume 5, No 3, été 1997, p. 82–93. Québec-Presse a publié des extraits de cette entrevue le 17 janvier, p. 7. Voir aussi Anne Legaré, La crise d’Octobre, le monde et nous, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2021.
6 Ancien directeur de la revue Parti pris. Il sera par la suite vice-président du Parti québécois.
7 Information-Québec, février 1971, p. 11,
8 Ibid, p. 2.
9 Comité québécois d’information et de mobilisation pour le socialisme et l’indépendance
10 Information-Québec, février 1971, p. 4.
11 Ibid, p. 11.
12 Information-Québec, mars-avril 1974, p. 4
13 Information-Québec, mai-juin 1975, p. 7
14 Information-Québec, octobre-novembre 1975, p. 1
15 Ibid. p. 16.
16 Information-Québec, février-mars 1976.
17 Ibid, p. 6
18 Information-Québec, mai-juin,1975, p. 34.
19 Information-Québec, février-mars 1976, p. 14.
20 Ibid p. 17.
21 Information-Québec, décembre-janvier 1976,
22 Ibid, p. 5
23 Si on se fie aux rapports financiers de 1975 et de 1976, le nombre de membres était passé de 260 à 140 en 1976.
* Politologue.
action couv 1933Bibliothèque et Archives nationales du Québec a numérisé tous les numéros de L’Action française et de L’Action nationale depuis 1917.
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