Avec Jacques Berthomeau c’est un provocateur, à la pensée libre, un casseur de codes qui s’en est allé ! Il se distingua par son rapport qui au début des années 2000, à partir d’une analyse factuelle des rapports de forces commerciaux avec nos concurrents, posait les bases d’une réflexion large des possibles pour notre filière, en défendant une stratégie commerciale offensive s’affranchissant de la codification AOP/IGP et en militant pour une stratégie marketing autour notamment de Vin de France ! Si on pouvait être en phase sur les nouveaux défis à relever et la nécessité de renforcer la performance des vins français, on a parfois été dans la confrontation d’idées et de solutions ! Mais cela il l’acceptait, je crois même qu’il le recherchait ! C’est avant tout un passionné du vin, au tempérament affirmé et un fervent défenseur du vin comme un produit d’exception, tout simplement défenseur d’un art de vivre !
J’ai rencontré pour la première fois Jacques Berthomeau en juin 2016 lors du procès en diffamation injuste – et qui se révèlera infondé tant en première instance qu’en appel – qu’Hubert de Bouärd avait cru devoir intenter à la journaliste Isabelle Saporta à la suite de la publication de son livre Vino Business (Albin Michel). Il avait été cité comme témoin pour raconter l’INAO (Institut National de l’Origine et de la Qualité) et ses arcanes vus de l’intérieur, lui qui avait été directeur de cabinet ministériel au temps de Michel Rocard. On avait discuté dans la grande salle des pas perdus du Palais de justice de Paris alors qu’il attendait d’être appelé par le tribunal. Sa gouaille, ses connaissances, sa gourmandise aussi d’être appelé à témoigner, m’ont immédiatement plu. Il avait eu la gentillesse de me dire qu’il suivait avec attention mes actualités judicaires vinicoles de l’époque (Olivier Cousin, Alexandre Bain, etc) puis nous nous sommes plusieurs fois retrouvés dans des salons de vins nature (Sous les pavés la Vigne notamment) ou encore dans notre Triangle d’Or à nous dans le Far-East parisien, entre la cave Ici-Même (et la formidable Claire), le restaurant Passerini (merci Gio et Justine) et le marché d’Aligre, lieu vrai et vivant comme on n’en fait plus guère à Paris. C’était l’occasion de boire un verre (notamment les cuvées militantes de Fleur Godart), il me demandait où en était la procédure si longue dite du Classement de Saint-Émilion, il avait des marottes, des ronchonnades, des emportements, des jugements parfois à l’emporte-pièce, une pointe de désabusement mais aussi une culture littéraire, cinématographique immense et une connaissance si pointue de l’histoire du vin, de ses Appellations et de cette administration si française qui se complaît dans des millefeuilles de complexité et d’absurdie. À la réflexion, nos rencontres ont presque toujours été des rencontres de hasard, il est de gens comme ça, comme des ombres qui nous accompagnent et que l’on croise au coin des rues. Il me plaira de croire encore, envers et contre tout, que je pourrai encore le croiser.
Je ne l'ai jamais rencontré et nous n'avons jamais échangé directement (je pensais que cela arriverait un jour et que j'avais le temps…), mais nous avons perdu un grand penseur, un poil à gratter intellectuel unique et brillant, du monde du vin, qui l'aimait, on pouvait le ressentir, viscéralement et humainement.
J'ai rencontré Jacques Berthomeau en 2001, lors de la publication de son rapport sur l'exportation des vins français. J'étais alors journaliste. Je me souviens avoir été frappée par sa méthode, sa liberté, son bon sens, toutes qualités devenues rarissimes, surtout et en particulier chez les experts en tout genre que l'on convoque dès qu'il y a grain de sable dans une machine, en l'espèce, à l'époque, celle du vin. C'est avec les fils de son bon sens et de son franc-parler que nous avons tissé une solide amitié et une grande connivence.
Pour dire l'homme qu'il a été et les actions qu'il a menées, nombreuses, je suis retournée à son fameux rapport. Je dis fameux car il a fait grand bruit, longtemps et au-delà des frontières hexagonales, jusqu'à oblitérer son prénom. Le rapport Berthomeau a été salué par les Américains, les Australiens, les Anglais, les Néerlandais, les Sud-Africains, perçus alors comme de dangereux concurrents, pour finir tout à fait enterré par les acteurs de la filière viticole française, ceux-là mêmes qui le lui avaient commandé. On ne s'étonnera pas que la page consacrée à Jacques Berthomeau dans Wikipedia, l'encyclopédie participative et numérique, soit écrite en Anglais. Nul n'est prophète en son pays.
Enterré son rapport, oui, mais non tout à fait non advenu. Dans un de ces pieds de nez qu'elle réserve aux velléités des élites, la réalité s'est chargée, à sa façon, de redistribuer les cartes, je pense en particulier à l'éclosion, bien des années plus tard, sur les étiquettes, de la grande famille Vin de France, laquelle abrite autant des vins issus de l'agro-industrie que des vins en marge, désobéissant aux doctrines figées des appellations, souvent qualifiés de nature, et que Jacques Berthomeau, témoin agissant, aimait appeler vins nus dans Vin & Cie, son blog quotidien qu'il a tenu jusqu'à ses derniers jours, lu comme une référence et l'une des sources d'information du mondovino.
Ma re-lecture du rapport Berthomeau remet en lumière l'homme. Je ne me souvenais plus qu'il l'avait assumé et écrit à la première personne, « je ». Jacques était le survivant d'une race en voie de disparition, celle des commis de l'État, engagés, guidés stricto sensu par la res publica et la suprématie de l'intérêt général, l'un et l'autre nourris non par des connaissances formatées et validées par des diplômes, mais par leurs racines et l'expérience. Et l'on conviendra qu'aucun arbre, pas même celui de la connaissance, ne peut croître sans un enracinement profond. La canopée n'est jamais que l'expression de la sève montée des racines. Jacques puisait son engagement dans ses origines paysannes. Je souligne : son enracinement faisait de lui un homme engagé, et non pas un mercenaire réfugié derrière le « nous », ou le « on » indéfini. On ne pouvait pas la lui faire. Cet engagement l'autorisait à promener son regard loin et large, à pointer du doigt, à mettre les pieds dans le plat. Je le cite : « Je crois que nous sommes en train de récolter ce que nous avons semé. Nos échecs à l'exportation trouvent principalement leur source dans un manque de rigueur ». Fort de son engagement, il pouvait même avoir l'audace de souligner en gras « le manque de rigueur ». Détail linguistique que tout cela ? Non, essence de l'être.
Je poursuis ma re-lecture du rapport Berthomeau, et je me surprends à sourire devant le surgissement de mots incarnés, comme « en rade », s'agissant d'un fonds d'investissement, « des tuiles qui nous tombent sur la tête », évoquant les scénarios d'une étude. Son expérience lui accordait la liberté de dire et d'agir. Homme libre parce qu’engagé, il avait aussi de l'esprit. Et cela a beaucoup aidé dans les missions impossibles qui lui furent confiées et qu'il conduisit avec une générosité don quichottesque. Jacques Berthomeau payait de sa personne. Cela aussi est devenu rare.
Balayant de son pragmatisme et de sa connaissance fine des enjeux agricoles « les pures réformes réglementaires », « les solutions miracles », il nous renvoyait, à « notre modèle historique » viticole, pour déterminer, selon les termes de la mission qui lui avait été confiée, quatre priorités stratégiques. Je citerai les deux premières, d'une actualité devenue brûlante : « a) devenir leader en matière de pratiques respectueuses de l'environnement, b) intégrer le vin dans la culture de nos principaux pays clients ». Puissent, lui disparu, ses qualités et ces valeurs qui l'animaient et qu'il n'a jamais cessé de porter, irriguer nos veines de vivants.
De Jacques Berthomeau, je garde d’abord le souvenir de son rapport éponyme. Il avait en son temps agité le landerneau viticole et initié des évolutions dans les mentalités. Tout n’a pas été réalisé, loin s’en faut, mais force est de constater que 25 ans plus tard, certaines réflexions et propositions sont des réalités.
Apprendre la disparition prématurée de Jacques Berthomeau m’a très sincèrement attristé. Comme une madeleine de Proust, sa disparition me renvoie à mon passé professionnel où j’ai eu la chance de le croiser souvent et de « ferrailler » avec lui. J’ai encore mémoire tous ces moments passés ensemble à discuter et échanger sur la filière viticole française. Avec un homme de conviction comme lui, nos échanges étaient toujours passionnants et passionnés. J’aimais nos débats d’idées sur la filière viticole, confronter avec lui mes réflexions. Jacques était l’élégance même, un charmeur, un « dandy » de notre époque, un épicurien, gourmand de la vie et des plaisirs, une puissance d’écriture qui me fascine toujours, un maître des mots. De sa rubrique quotidienne, il laisse mine de rien une somme considérable d’écrits et de réflexions pertinentes sur la filière. La publication de son fameux « Rapport » l’a rendu célèbre dans le Landerneau viticole et pas seulement en France. À part lui, je ne suis pas certain qu’un haut fonctionnaire ait eu cette célébrité internationale en publiant un rapport. Mon dernier plaisir avec lui remonte il y a quelques années où nous étions sur une même tribune, ensemble, moi « avocat » de l’INAO expliquant combien cette belle et noble maison remplissait des missions importantes et utiles pour les AOC et IGP viticoles françaises et lui, véritable « poil à gratter » à venir expliquer devant un parterre de vignerons et consommateurs parisiens « nature » les contradictions de la filière viticole française et les dérives du tout AOC. On a bien ri et bien bu au final. C’était cela le plus important…
Jacques Berthomeau nous a quitté. Jacques rend son "rapport Berthomeau" en juillet 2001, dans lequel il écrit que « la notoriété de la grande ombrelle d’une appellation ne pourra pas éternellement couvrir des produits non conformes à leur définition ». René Renou, disparu en 2006, fait voter par le Comité National de l’INAO le 2 juin 2006 une nouvelle segmentation des aoc « la première (catégorie) répondant à des critères stricts de production relatifs à un lien fort au terroir, une notoriété établie alliés à des facteurs humains et naturels. Il s'agit des vins jouissant actuellement d'une forte valeur ajoutée. » Il décède le 18 juin.
Jacques, René : ils sont indissociables malgré leurs différences pour les vignerons qui, de « Vignerons dans nos aoc » en 1998, à « Sève » en 2005, et à tous ceux engagés aujourd’hui dans l’exigence « terroir », ont voulu rendre aux AOC l’éthique et le sens voulus par Joseph Capus en 1935 : « permettre au consommateur de distinguer facilement les appellations qui recouvrent des vins de qualité (vins fins) de celles qui ne s'appliquent qu'à des vins ordinaires ».
Aussi bien le rapport de Jacques que le vote de la segmentation de René sont restés lettres mortes, et pourtant, l’enjeu de la segmentation n’a jamais été aussi impératif pour l’avenir des vin français. La nouvelle présidence de l’INAO par Philippe Brisebarre y répondra-t-elle ? Aujourd’hui, nombreux sont les vignerons de « vins de lieux » qui se posent la question de l’AOC, de la segmentation, de la valorisation de leur marque privée, de la création d’autres collectifs, voire de la sortie des AOC. Jacques Berthomeau n’a pas été écouté, respecté, mais il avait raison, comme René Renou. Comme les vignerons qui ouvrent et ouvriront d’autres voies pour les grands vins de terroir.
La nouvelle du décès de Jacques Berthomeau nous a tous surpris. Le gaillard semblait en pleine forme, la chronique quotidienne sur son blog montrait qu’il n’avait rien perdu de sa pugnacité. J’ai eu envie ou besoin de relire des passages de son fameux rapport sur l’état de la viticulture en France, une sorte de bilan et perspective, que nous avions largement cité dans le spécial vins paru en septembre 2001. A l’époque, il était enthousiaste. Nous avions auparavant déjeuné ensemble et prolongé la discussion fort tard dans l’après-midi. Il y croyait. Il disait des choses justes, il voyait clair. Je le cite : « Alors aujourd'hui faut-il que le vin fasse un effort, qu'il se plie à l'hégémonie du goût sucré, des saveurs fruitées, des arômes ? Pas si sûr – l'oenologie et la technologie ont déjà au cours de ces dernières années largement contribué à modifier considérablement le profil gustatif des vins – l'observation des grandes tendances de l'alimentation montre un retour aux valeurs sures, à l'authenticité, à l'origine car elles rassurent. » Nous étions alors en plaine euphorie "Parker" et un article en faveur de la bio dans le même spécial vins valut à l’auteur de ces lignes un courrier fourni et pas très obligeant. Jacques Berthomeau abordait aussi la partie « sale », ce dont on ne parlait guère entre gens du vin : le commerce, le marketing, la nécessité d’ajuster l’offre à la demande et non l’inverse, de recréer des marques fortes, des repères pour le consommateur. « Pour ma part, je pense que la marque est d’abord une porte d’entrée simple, rassurante pour le non initié habitué à ce type de confort dans ses autres actes d’achat alimentaire (…) Cette politique de marques, de gamme, pour la partie la plus volumique de nos vins n’a rien d’antinomique avec notre modèle vigneron. Elle le complète, elle le défend en lui donnant tout son sens. » Si l’on y réfléchit un tant soit peu, que manque-t-il aujourd’hui aux bordeaux et côtes du rhône qui réclament de l’arrachage ?
Évidemment, le sort du rapport Berthomeau fut celui de la plupart des rapports : les oubliettes. Il en fût assurément meurtri. Son blog s’ombrait parfois d’une sensation d’amertume. Ses partis pris et sa capacité à dégainer vivement la polémique révélaient peut-être aussi la blessure.
Il est des rencontres qui marquent une vie, Jacques a été de celles-là. Un esprit affuté, un ami facétieux bienveillant et dissert, il va terriblement nous manquer.