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Olivier Baumann, avec Sophie d’Auzon et Christophe Bourdoiseau | le 13/02/2015 | Maîtrise d’ouvrage, Maîtrise d’œuvre
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Rares sont les grands projets qui arrivent à tenir les coûts et les délais dans la limite du raisonnable. Derrière ces dérapages, décriés par beaucoup, se cache pourtant une réalité plus complexe que la seule vision comptable.
Dérapage, envol, explosion… Les expressions imagées ne manquent pas pour évoquer la dérive des coûts de construction des grands projets d’équipements publics. Philharmonie de Paris, Musée des Confluences à Lyon, ou EPR de Flamanville, sont les exemples les plus récents de ces projets dont les budgets ont dérapé. Ils sont régulièrement stigmatisés par les médias et sont souvent pointés du doigt par la Cour des comptes. Si, surtout en cette période de contrainte budgétaire forte, le contribuable peut légitimement regretter ou s’indigner que l’argent public soit ainsi englouti dans des proportions qui peuvent paraître indécentes, l’analyse des mécanismes qui régissent la gestation puis la mise au jour de tels ouvrages révèle une réalité plus complexe que celle que fait apparaître une simple vision comptable.
« Tout au long de ma carrière, j’ai piloté la réalisation d’une soixantaine d’ouvrages de grandes tailles, tous ont dérapé en coûts et en délais », lance Alain X.(1), un maître d’ouvrage (qui veut rester anonyme) récemment retraité que l’on peut difficilement qualifier d’incompétent puisqu’il se voit aujourd’hui régulièrement confier des missions d’expertises sur ces grands projets dispendieux. Il serait donc dans la nature même d’un grand projet, prouesse architecturale et technique dont le mûrissement peut parfois s’étaler sur des décennies, de déraper ?
« C’est un peu comme “ Si Versailles m’était compté ” », ironise Nicolas Charrel, avocat spécialisé, pour traduire le fait que le château de Versailles n’aurait jamais vu le jour si on avait compté les sous pour le réaliser. Sur le papier, une bonne définition des besoins en amont du projet par le maître d’ouvrage, qui réaliserait des études économiques et de programmation très poussées, devrait permettre de maîtriser les coûts tout au long du projet. « Mais ce paradigme se heurte au principe de réalité », constate Nicolas Charrel.
Car entre la genèse du projet et le moment où il se concrétise, il se passe généralement de nombreuses années, et un ensemble d’évolutions va inévitablement modifier les besoins initiaux : procédures (concertation, études d’impact, enquête publique, recours…), évolutions réglementaires, normatives ou technologiques… Parallèlement, le maître d’ouvrage, délibérément ou non, investit rarement suffisamment dans la phase de définition. « La mission de programmation pour le Louvre-Lens était dotée d’une enveloppe de 35 000 euros TTC ! », s’indigne Nicolas Charrel. Un constat qui pourrait prêter à sourire, s’il n’impactait pas autant la suite des opérations. « Une des causes de ces dysfonctionnements est liée au fait que les maîtres d’ouvrage ne disposent pas toujours de service dédié au suivi des grands projets de construction. Le pilotage par la maîtrise d’ouvrage d’exécution étant défaillant, on peut alors se retrouver avec un programme non stabilisé, des études préalables incomplètes ou mal faites, une mauvaise évaluation économique, et le projet est lancé sur cette base-là ! », constate Alain X. Inquiétant…
Coût initial : 61 millions d’euros
Coût final : 253 millions d’euros
Coût initial : 61 millions d’euros
Coût final : 253 millions d’euros
« Les responsables politiques s’engagent dans un grand projet sur la durée mais, n’étant pas sûrs d’être réélus ou reconduits, ils se préoccupent au fond peu de l’investissement réel final, observe pour sa part Jean Viard, sociologue et prospectiviste (voir l’avis d’expert ci-dessous). C’est une vraie question qui met en lumière la nature réelle du mandat politique : l’élu est pris en tenaille entre sa responsabilité vis-à-vis de sa collectivité et le besoin qu’il a de réaliser des projets pour se faire réélire. »
Phénomène pernicieux et quasi généralisé, le maître d’ouvrage se retrouve, sciemment ou par méconnaissance, à sous-estimer l’investissement de départ pour faire passer le projet auprès des instances de délibération, coûte que coûte (voir l’avis d’expert de Philippe Laurent, ci-dessous). Les équipes de maîtrise d’œuvre qui participent au concours d’architecture n’ont alors d’autre choix, sous peine de se faire éliminer, que de répondre dans l’enveloppe allouée. Sachant elles-mêmes que celle-ci sera insuffisante pour tenir le programme ambitieux affiché par le maître d’ouvrage. « On vous dit que, si vous dépassez d’un euro, vous ne serez pas pris. Si on veut faire le projet, on est obligé de mentir », avait déclaré l’architecte Jean Nouvel à France 2, à propos de la Philharmonie de Paris, dont le coût a été multiplié par plus de deux. Cette situation se reproduit d’autant plus souvent que, dans la plupart des cas, aucune analyse économique contradictoire n’est menée par le maître d’ouvrage lors de l’analyse des offres.
Ce jeu de dupes qui s’amorce entre le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre ne tient qu’un temps, et la réalité des coûts apparaît au rythme des phases de conception : avant projet sommaire, avant-projet détaillé, puis projet, au cours desquelles le programme initial peut être modifié, amenant son lot de surcoûts, mais où des optimisations vont malgré tout tenter d’être trouvées.
Si bien qu’au moment de lancer les appels d’offres pour désigner les entreprises de construction, le coût prévisionnel du projet a déjà bien souvent largement dérivé.
Depuis quelques années, les marchés de travaux doivent en principe être passés par lots séparés. Si ce mode de dévolution à souvent la faveur des maîtres d’œuvre, il ne fait pas forcément le bonheur des maîtres d’ouvrage, car « les risques de défaillance des entreprises, dont les reins sont souvent moins solides que ceux des entreprises générales, sont plus forts », note un expert.
Coût initial : 173 millions d’euros
Coût final : 386 millions d’euros
Coût initial : 173 millions d’euros
Coût final : 386 millions d’euros
Les mises au point des marchés menées en phase de négociation avec les entreprises comportent là aussi leur lot de non-dits qui peuvent se payer cher au final.
« Pour s’accorder sur un coût de travaux qui soit cohérent avec l’enveloppe prévue, on supprime des éléments du projet dont chacun sait qu’ils devront être réintégrés par la suite », analyse une programmiste.
La phase chantier est aussi le moment où se met en place un système complexe à trois pôles – maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre, entreprise – aux intérêts antagonistes. « Schématiquement, le maître d’ouvrage doit tenir le programme, le délai et les coûts, résume Alain X. Pour le maître d’œuvre, le premier objectif est de s’assurer que l’ouvrage réalisé sera le plus fidèle possible à sa conception, de préférence en tenant les coûts et les délais. Les entreprises, enfin, cherchent avant tout à maintenir leurs marges, ou du moins à ne pas perdre d’argent sur l’opération. » Pour ce faire, ces dernières – et c’est le jeu – vont tirer parti de chaque évolution du projet en cours de chantier pour réclamer des compensations liées aux travaux supplémentaires.
Et des évolutions, il y en a beaucoup ! Outre les aléas techniques qui peuvent se révéler largement plus importants que prévus – notamment les aléas géotechniques -, le risque le plus fort est le changement du programme ou du projet en cours de route. « Des modifications simples comme le remplacement de câblages classiques par des réseaux en fibres optiques peuvent, sur un grand chantier, faire s’envoler les coûts », illustre un économiste de la construction. Les causes d’évolution peuvent aussi être difficiles à anticiper.
« Ces projets à l’architecture très élaborée génèrent des complexités de réalisation très élevées que l’on ne peut appréhender qu’au moment de leur mise en œuvre », observe Alain X. Ou, autrement dit, comme le résume avec amusement un expert, « il faut parfois attendre que les choses soient terminées pour pouvoir les commencer ! ».
Coût initial : 635 millions d’euros
Coût final : 1 300 millions d’euros
Coût initial : 635 millions d’euros
Coût final : 1 300 millions d’euros
Le tableau dressé par les professionnels est bien noir, et il faut souligner que certains grands projets arrivent à tenir les coûts et les délais dans des limites raisonnables. Mais ils sont rares. Alors, existe-t-il des recettes pour éviter que les coûts n’explosent ?
Théoriquement, la
Une enveloppe budgétaire bien contrôlée passe surtout par une bonne définition des besoins en amont. L’exercice est difficile, on l’a vu, mais il peut être amélioré, notamment en investissant en amont sur des études techniques, économiques et de programmation solides. La situation amène également à s’interroger sur le niveau de rémunération des maîtres d’œuvre. « Leurs honoraires ont été divisés par deux en dix ans, quand leur charge de travail a doublé dans le même temps, analyse Nicolas Charrel, ce qui fait un différentiel de un à quatre ! »
Coût initial : 3 300 millions d’euros
Coût final annoncé : 8 500 millions d’euros
Coût initial : 3 300 millions d’euros
Coût final annoncé : 8 500 millions d’euros
Un maître d’ouvrage pointe aussi du doigt les concours d’architecture qui sont souvent, pour les grands projets, lancés sur simple esquisse. « Le maître d’ouvrage effectuant son choix sur un dessin, ou presque, comment s’étonner que les coûts s’envolent par la suite ? Il faudrait supprimer ces concours sur esquisse au profit des concours au niveau APS, plus structurés ou, mieux encore, au profit des dialogues compétitifs. »
Une autre solution, proposée par Jean Viard, consisterait à mettre en place une structure de contrôle indépendante. « Pourquoi ne pas instaurer une commission d’évaluation nationale ad hoc, à l’instar du CSA pour l’audiovisuel ? Constituée de personnalités et d’experts nommés pour plusieurs années, elle serait chargée d’évaluer, de suivre les coûts et de les comparer avec les ouvrages réalisés à l’étranger. »
Au-delà des solutions classiques en
Jean Viard laisse entrevoir des perspectives plus radicales. Selon lui, la crise aidant, la société va peu à peu se lasser des grands projets. Pour le sociologue, la période qui s’ouvre est celle des petits projets utiles, bien faits, et peu coûteux.
« Pour faire accepter les grands projets de construction par les citoyens, les élus ont souvent tendance à minimiser initialement leurs coûts. Cette façon de faire, qui relève d’abord de l’affichage politique, est vraie partout, même dans les petites collectivités. Mais plus l’équipement est emblématique plus cette minoration est importante. Il faudrait avoir le courage politique de jouer la transparence totale sur la vérité des coûts. Les dérapages constatés sur les grands projets posent plus généralement la question de la qualité de la maîtrise d’ouvrage, qui souffre souvent d’un manque de compétence. C’est là qu’est le vrai problème. Cela est d’autant plus préjudiciable que les maîtres d’œuvre ne demanderaient pas mieux que d’avoir des donneurs d’ordre impliqués et exigeants dans leurs domaines de compétences. Mais, alors qu’il existe des formations aux métiers de la maîtrise d’œuvre et de la construction, pourquoi n’existe-t-il pas d’école de la maîtrise d’ouvrage ? Malheureusement, cette réflexion est peu partagée, et personne ne s’en préoccupe réellement. »
« Les gros projets sont voués par nature à déraper compte tenu des délais de mise en œuvre. Quelques outils permettent cependant de limiter les risques. A commencer par un vrai travail sur la définition des besoins. Il faut investir dans un bon programmiste – ce que les maîtres d’ouvrage négligent souvent de faire en période de crise. On peut aussi imaginer intéresser la maîtrise d’œuvre au respect de l’enveloppe budgétaire par des clauses incitatives. Cela se fait parfois sur la phase réalisation des opérations ; pourquoi ne pas étendre ces clauses à la phase conception ? Le maître d’œuvre serait ainsi plus enclin à valoriser les variantes techniques et surtout économiques formulées par les entreprises dans leurs offres. Enfin, se tourner vers la conception-réalisation, lorsque c’est autorisé, permet de maîtriser un peu mieux les coûts de réalisation et de réduire les délais de production de l’opération. Ses conditions de recours mériteraient d’être étendues. Cette procédure semble pour l’heure plus avantageuse que le PPP, compte tenu du coût du financement privé. »
« Ces trente dernières années, une ville qui ne faisait pas de très grands projets était considérée comme une ville qui ne marchait pas. La crise aidant, nous rentrons progressivement dans une ère où les grands projets ne vont plus être à la mode. Cela ne veut pas dire qu’il ne s’en fera plus ou qu’il ne faut plus en faire, mais le changement du rythme de notre développement va nous obliger à réfléchir davantage. Ce n’est pas forcément dramatique, car l’intérêt d’un grand nombre de projets réalisés lorsque l’argent est abondant se révèle limité au final. La réflexion stratégique en matière de management urbain va ainsi changer de paradigme. Un maire d’une grande ville récemment élu m’a dit qu’il voulait être le maire des petits projets , pour améliorer sa ville par petites touches . Plus généralement, toute une réflexion émerge sur la qualité d’usage des espaces et équipements publics, et la transformation de l’ambiance urbaine d’une ville ne passe pas forcément par la réalisation d’ouvrages coûteux. »
Hors taxe ou toutes taxes comprises, euros courants ou constants, coût initial considéré à l’issue des études de définition ou lorsque le projet est lancé… la communication des évolutions budgétaires des grands projets (donnée d’ailleurs dans cet article à titre informatif) varie en fonction de ceux qui la conçoivent. Les promoteurs d’une opération vont avoir naturellement tendance à en minimiser l’ampleur, quand les opposants vont plutôt les gonfler. Et, au-delà des stratégies d’affichage politique, comment analyser la progression des coûts d’une opération quand le programme de celle-ci a largement évolué au fil du temps ? Face à l’absence de règles de transparence, il faut bien souvent l’expertise d’une institution comme la Cour des comptes pour accéder à la vérité des coûts d’un projet.
(1) Le prénom et le nom ont été modifiés à la demande de l’intéressé qui a souhaité conserver l’anonymat.
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