Auteur mélomane, Proust a fait de la musique un élément central de sa vie. Elle occupe une place majeure dans son œuvre titanesque, “À la recherche du temps perdu”, et sert de clé pour comprendre son propos sur la mémoire et le souvenir.
« La musique a été une des plus grandes passions de ma vie, confie Marcel Proust à l’historien et journaliste Jacques Benoist-Méchin en 1922. Je dis a été, car à présent je n’ai plus guère l’occasion d’en entendre autrement que dans mon souvenir. […] Elle court comme un fil d’or à travers toute mon œuvre. » En une seule pensée, Marcel Proust résume toute l’importance de la musique dans sa vie et dans son œuvre titanesque : elle est un « fil d’or » qui court tout au long des sept tomes de la Recherche.
Au seuil du XXe siècle, musique et littérature se côtoient étroitement. Alors que la musique est davantage considérée comme un prétexte pour la littérature plutôt que comme son véritable objet, Proust souhaite la porter plus haut. Plutôt que de parler de sa beauté et de la considérer comme un art esthétique abstrait, l’auteur parle de l’effet de cet art, capable d’exprimer l’ineffable en littérature, afin de rompre avec la tradition rationnelle des mots et de la grammaire. Proust explore avec ses mots la force de l’expérience musicale sur la mémoire et sur l’âme.
Passionné depuis son plus jeune âge par la musique classique, Marcel Proust apprécie le café-concert et la musique populaire (qu’il surnomme « la mauvaise musique » dans Les Plaisirs et les Jours, 1896) des grandes figures de l’époque dont Paulus, Mayol et Mistinguett :
« Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. […] Sa place, nulle dans l’histoire de l’Art, est immense dans l’histoire sentimentale des sociétés. Le respect, je ne dis pas l’amour, de la mauvaise musique, n’est pas seulement une forme de ce qu’on pourrait appeler la charité du bon goût ou son scepticisme, c’est encore la conscience de l’importance du rôle social de la musique. »
Lorsque Proust se met à écrire les premières phrases de son chef-d’œuvre, il profite déjà d’une riche culture musicale. Sa mère et grand-mère sont de talentueuses pianistes et le jeune Marcel est initié au piano dès son enfance. Sa famille possède une loge à l’Opéra de Paris, qu’il fréquente régulièrement. Il assiste également aux concerts du Conservatoire de Paris. Proust est enfin critique musical à ses heures, notamment pour Le Gaulois.
Il accède aux salons parisiens d’abord par le biais de Jacques Bizet, fils du compositeur Georges Bizet, et intègre les salons d’Ernesta Stern et de Madeleine Lemaire où il croise les grandes figures de la scène musicale française de l’époque. C’est là que Proust fait la rencontre en 1894 du compositeur Reynaldo Hahn.
Une amitié profonde se crée entre les deux artistes, et se transforme progressivement en relation aussi brève que fusionnelle. On pourrait imaginer que les goûts musicaux de Proust eurent été influencés par son intimité avec Hahn, mais bien au contraire, leur relation est forgée dans le débat et l’opposition d’avis musicaux. Si Reynaldo est admiratif des œuvres de Massenet (son professeur au Conservatoire) et de Saint-Saëns, Marcel est davantage fasciné par la musique de Wagner, Debussy et même Stravinsky. Proust ne manquera pas de remarquer avec son élégance habituelle cette opposition de goûts : « Je ne me contrains pas d’aimer ce que vous n’aimez pas […] mais moi c’est sans raison, n’y connaissant rien », ironise-t-il dans une lettre à Reynaldo Hahn en août 1912.
Proust fait de sa Recherche un véritable miroir de ce qui l’entoure, de la politique à la société en passant bien évidemment par la musique. Plus d’une cinquantaine de compositeurs classiques et romantiques y sont mentionnés, notamment ses compositeurs de prédilection comme Wagner, Beethoven, Schumann et Debussy mais aussi Bach, Fauré, Franck, Saint-Saëns, Liszt, Strauss, Berlioz, Bizet, Mascagni, Mendelssohn, Haendel, Puccini et Meyerbeer.
Sont également retranscrits les salons musicaux parisiens de l’époque, laboratoires mondains majeurs, qui permettaient à la fois la découverte musicale mais aussi la sociabilité entre privilégiés. Fin observateur, Proust ne manque pas de noter dans sa Recherche le snobisme et les goûts facilement malléables de ces publics de salons, davantage déterminés par l’argent et les apparences que par une réelle connaissance musicale :
« Elle demanda à la place Fêtes de Debussy, ce qui fit crier : « Ah ! c’est sublime ! » dès la première note. Mais Morel s’aperçut qu’il ne savait que les premières mesures et par gaminerie, sans aucune intention de mystifier, il commença une marche de Meyerbeer. Malheureusement comme il laissa peu de transitions et ne fit pas d’annonce, tout le monde crut que c’était encore du Debussy, et on continua à crier : « Sublime ! », peut-on lire dans le quatrième tome, Sodome et Gomorrhe.
Marcel Proust ne parle pas seulement de la vie musicale de son époque mais aussi de la musicalité de la vie qui l’entoure. On trouve ainsi dans le troisième tome Le Côté de Guermantes une preuve de l’oreille musicale de Proust, qui compare les coups de vent frappés contre la trappe de sa cheminée aux « fameux coups d’archet par lesquels débute la Symphonie en ut mineur » [de Beethoven, ndlr]. On entend également « les hachures de phrases voluptueuses et gémissantes qui se superposent au chœur des Pèlerins, vers la fin de l’ouverture de Tannhäuser » lors de la lente fermeture d’une porte de palier.
Même l’idée abstraite du caractère humain est ouverte à la comparaison musicale. Le caractère obstiné de Françoise (cuisinière de la tante Léonie à Cambray) qui reprend sa phrase dès qu’elle est interrompue, évoque pour le narrateur « la solidité inébranlable d’une fugue de Bach » (Sodome et Gomorrhe).
À l’oreille musicale s’ajoute le regard. Certains commentateurs prêtent à Proust des facultés synesthésiques : la stimulation d’un de ses sens serait de nature à en éveiller un autre de manière involontaire (par exemple, l’apparition de couleurs et sensation de textures à l’écoute d’un son). Plusieurs exemples viennent appuyer cette hypothèse. Le plus marquant nous vient lorsque le narrateur évoque et compare les œuvres du compositeur Vinteuil dans La Prisonnière : « Sans doute le rougeoyant septuor différait singulièrement de la blanche sonate », mais aussi la longue liste des noms de villes dans Du côté de chez Swann :
« Le nom de Parme […] m’apparaissant compact, lisse, mauve et doux, […] Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre […] ; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille d’œuf au gris perle ; Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante couronne par une tour de beurre »
Aux côtés des compositeurs cités au cours de la Recherche, un compositeur en particulier se démarque : le mystérieux Vinteuil. Mais ce compositeur n’est pas comme les autres, car il est fictif. Il existe en effet dans la Recherche trois artistes imaginaires : Elstir le peintre, Bergotte l’écrivain et Vinteuil le compositeur.
On connaît peu de la vie et de l’œuvre de Vinteuil, si ce n’est qu’il est l’auteur de deux œuvres musicales : une Sonate pour piano et violon et un Septuor. Si ce dernier n’apparaît pour la première fois que dans La Prisonnière, la Sonate se fait entendre dès le premier tome de la Recherche, de laquelle émerge une « petite phrase » d’une importance majeure dans l’œuvre de Proust. Mais qui est Vinteuil ? Est-il la représentation d’un ou plusieurs compositeurs réels ?
Cette question ne trouve pas de réponse claire, bien que l’auteur laisse plusieurs indications dans ses écrits et sa correspondance : « Vinteuil symbolise le grand musicien genre Franck », écrit-il à Madame de Madrazo en 1916. Au-delà de l’inspiration du personnage, Vinteuil est l’une des démonstrations les plus flagrantes d’une thèse développée par Proust dans un texte écrit avant la Recherche mais publié après sa mort, intitulé Contre Sainte-Beuve. L’ouvrage critique notamment l’explication, voire la réduction de la nature d’une création artistique au regard de la biographie de son créateur :
« Vinteuil est l’illustration fondamentale de cette question. Il est rapidement présenté comme quelqu’un d’un peu bourgeois, conservateur, ennuyeux, bougon, très à cheval sur les bonnes mœurs. Et en même temps, il est le créateur insoupçonné d’un chef-d’œuvre. Les gens qui le connaissent lui et son œuvre refusent de faire le lien. Mais Proust nous montre qu’il est possible d’être quelqu’un en apparence un peu monotone mais d’une audace inimaginable. Vinteuil est l’une des meilleures démonstrations de cette thèse qui tenait beaucoup à cœur à Proust », explique Jérôme Bastianelli, critique musical, essayiste français et auteur du roman La vraie vie de Vinteuil.
Au cours des sept tomes de la Recherche, une sorte de ritournelle musicale revient régulièrement, rare et subtile mais d’une force saisissante et d’une importance majeure dans l’essence de l’œuvre. Surnommée la « petite phrase » de Vinteuil, ces quelques notes de la Sonate pour piano et violon du compositeur imaginaire éveillent la mémoire involontaire du protagoniste Swann tout d’abord, puis plus tard celle du narrateur, Marcel. Mais quelle est l’inspiration musicale de cette petite phrase ?
La question reste sans réponse définitive, mais l’auteur révèle quelques inspirations réelles dans une lettre à Jacques de Lacretelle, avec l’avertissement suivant : « Dans la faible mesure où la réalité m’a servi, mesure très faible à vrai dire ». Sont notamment cités la première Sonate pour piano et violon de Saint-Saëns et l’Enchantement du Vendredi Saint de Parsifal de Wagner, la Sonate pour violon et piano de Franck, les trémolos du prélude de Lohengrin encore, mais aussi « une chose » de Schubert et « un ravissant morceau de piano » de Gabriel Fauré.
S’il est tentant d’essayer d’identifier les origines de « la petite phrase », là n’est pas l’intérêt ni la force de ce motif. Plutôt que de décrire la beauté de la phrase, c’est l’effet de sa beauté que nous décrit Proust, dans un effort de conciliation entre l’existence objective de l’œuvre musicale et l’expérience subjective de l’auditeur.
L’arrivée soudaine de la petite phrase ne cesse de surprendre Swann et de le projeter immédiatement dans les souvenirs de son histoire d’amour avec Odette. « Cette petite phrase, c’est l’idée que nos plus grandes émotions peuvent se fondre dans quelques mesures. On peut, dans deux ou trois minutes de musique, résumer toute une vie », explique Jérôme Bastianelli.
Plus qu’un art ou une passion de mélomanes, Proust fait de la musique un phénomène de l’esprit, capable de s’imprégner des sentiments les plus complexes et de mémoires profondes : « un langage doué d’un mystérieux pouvoir de résurrection » confie Proust à Jacques Benoist-Méchin en 1922.
À travers ces quelques notes se révèle ainsi toute la force de la musique chez Proust, capable de faire surgir la mémoire involontaire à travers laquelle il est possible de revivre le passé par l’émotion plutôt que de le reconstruire par la mémoire. Un processus par lequel sont évoqués les tréfonds les plus ineffables de l’âme, aussi élégamment qu’en mangeant une bouchée de la fameuse madeleine. C’est dans le temps perdu qu’existe et avance la musique, rendue intemporelle par la mémoire et retrouvée à l’écoute de quelques notes.
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Références
https://seo-consult.fr/page/communiquer-en-exprimant-ses-besoins-et-en-controlant-ses-emotions