Le navigateur livre sa vision sans concession de la société dans un essai sur le monde environnant.
Le grand marin breton vit aujourd’hui en Polynésie avec son épouse. Il revient régulièrement en France, notamment à Brest, où il conserve de fortes attaches. Dans son récit Veritas tantam (Le Cherche Midi), Olivier de Kersauson évoque le monde actuel. Il épingle le communautarisme, la victimisation, les idéologismes. Le célèbre navigateur a beau détester donner des leçons, il nous offre une leçon de vie.
L’écriture est un exercice solitaire. Quel rapport entretenez-vous avec la solitude ?
Je suis le septième enfant d’une fratrie de huit, mais nous étions dispersés dans différents collèges. J’ai été scolarisé chez les Jésuites, dans la Sarthe, dès 10 ans. Dans cet internat, j’avais uniquement des compagnons de misère. La vie collective non souhaitée est une des grandes pentes de la solitude. Mais j’ai toujours aimé la solitude. Elle est notre histoire, notre unicité. Nous sommes seuls à avoir la gueule que l’on a. Les grands moments de la vie sont tous liés à la solitude. On naît seul, on meurt seul. On peut transmettre nos chagrins et nos joies, mais on les vit avant tout avec soi-même. Dès que l’on entre dans de vraies zones de pouvoir, avec des décisions cruciales à prendre, on est seul. Le général de Gaulle était dans la solitude.
Pourquoi dénoncez-vous une société de la plainte et du troupeau ?
Je ne dénonce rien, je remarque. Je me contente de penser d’une certaine façon. Je note le côté ouin, ouin, ouin de la société actuelle. Avant, pour exister, il fallait faire quelque chose de fort. Aujourd’hui, il faut trouver la bonne plainte et le troupeau qui, sur Internet, va s’agréger à cette plainte. Je tente de vivre le monde le mieux possible et avec enthousiasme. Une journée où l’on n’est pas content est une journée où l’on a perdu du temps. L’expression « se contenter » n’est jamais triviale. L’intelligence ne consiste pas à trouver de nouvelles plaintes, mais de nouveaux motifs de contentement.
Je note le côté ouin, ouin, ouin de la société actuelle
Qui admirez-vous parmi vos contemporains ?
Tout le monde et personne. Je suis ébloui par l’excellence de l’autre, quel que soit le domaine, même si l’activité est apparemment simple. Je reste touché par la personne qui va bien faire le ménage dans une chambre d’hôtel. Je n’ai pas toujours accès au génie de l’autre. J’admire les musiciens, j’aime la manière dont ils pensent, mais je reste extérieur à la musique. Ma vie n’est pas construite sur des jugements, mais sur des adhésions. Quand quelque chose ne me plaît pas, je m’en fous, je pars ailleurs. Il ne me passerait pas par la tête de contempler quelque chose que je n’aime pas. Je n’ai jamais de temps à perdre avec ce qui ne me plaît pas.
Né en 1944, vous êtes un enfantde la guerre. Qu’est-ce quecela a imprimé en vous ?
J’ai vécu l’après-guerre avec des gens qui ne voulaient pas parler de la guerre. Toutes nos questions d’enfants amenaient la même réponse sèche : la guerre. Il y avait trop de douleur pour s’exprimer davantage sur le sujet. Les tickets de rationnement se sont arrêtés en 1952, alors que j’avais 8 ans. Dans le monde de l’après-guerre, nous étions privés de beaucoup de choses. Les coupures de courant dont on parle aujourd’hui étaient une banalité à l’époque. J’ai aimé les mondes que j’ai vécus. Je n’ai jamais varié : être vivant est une chance et non un dû. Le bonheur commence à partir du moment où l’on s’endort le ventre à peu près plein et sous un toit qui préserve de la pluie.
Pourquoi vous inscrivez-vous contre le communautarisme ?
Le communautarisme représente le rejet de l’autre. La porte ouverte à l’autre est pourtant la possibilité d’avoir accès à de nouveaux savoirs, de nouveaux regards. Je suis gêné intellectuellement par tout ce qui représente une fermeture. Ma seule identité est la mer. J’y ai vécu bonheurs et émotions. Je n’ai pas de mauvais souvenirs en mer.
Une journée où l’on n’est pas content est une journée où l’on a perdu du temps
Quel regard portez-vous sur ce que vivent les migrants ?
J’éprouve chagrin et tristesse. Je trouve ce qu’ils vivent très, très, très dur. Je suis touché par eux car ils prennent tous les risques pour avoir une vie un peu meilleure. Quand des gens viennent du fin fond de leur pays pour avoir accès à leurs rêves, nous sommes dans le meilleur de l’homme. Il n’y a rien de vulgaire là-dedans. Les photos où on les voit rejetés par la mer sont effrayantes. Notre société doit faire tout ce qu’elle peut pour alléger leur peine. Est-on capable d’inventer une société qui va leur permettre de vivre un peu le rêve d’une vie meilleure ? La France a un devoir vis-à-vis de la misère, du chagrin et de l’impuissance.
Le fil conducteur du livre est le réel. Vous trouvez que l’on s’en éloignede plus en plus ?
J’écris comme je tente d’agir. Je lutte pour ne pas m’éloigner du réel. Quand j’étais petit, je ne comprenais pas que les vieux s’enferment dans le silence et ne transmettent pas leur expérience. Je me disais : ils ont traversé la vie, ils ont pris tellement de coups, ils ne veulent pas ôter tout rêve aux autres. Il faut pourtant essayer de transmettre des enthousiasmes. On vit une époque magnifique dont témoignent des inventions comme celle de la Sécurité sociale ou des avancées comme celles dans le monde de la médecine. L’assurance sociale est un projet fort et humain : qui que nous soyons dans la société, nous pouvons être soignés. Où est le sens de nos actions, si n’est de faire en sorte que le vie soit moins moche ?
La France a un devoir vis-à-vis de la misère, du chagrin et de l’impuissance.
Souscrivez-vous aux combats écologiques, tels qu’ils sont menés aujourd’hui ?
J’ai dû planter plus de 3 000 arbres dans ma vie, mais je ne me sens pas d’affinité avec ces gens sortis de rien qui se mettent soudain à exister au nom du prêche écologique. Vertueux, pas vertueux. Je n’aime pas quand la réflexion se transforme en religion.
Aimez-vous la France ?
J’aime les Français. La France est un pays divers, varié. Tous les 300 kilomètres, on change de culture et d’architecture.
Êtes-vous toujours proche de Gérard Depardieu ?
Il est magnifique. Sensible, intelligent, généreux, solide. Un grand personnage. L’entendre est une réjouissance. Il est hors norme. Nous vivons dans un monde où l’on ne mesure plus rien, à part dans le domaine du sport. Sinon, il ne faut pas noter sévèrement car cela va faire de la peine à l’élève. J’ai été dernier de la classe durant toute ma scolarité et je n’en ai rien eu à foutre.
Quelle est votre définition du courage ?
Il n’y a pas d’intelligence sans courage. Le courage est ce moment où l’esprit n’arrive plus à analyser et où il faut prendre la décision de penser. Le courage représente le mal que l’on se donne et nous sommes intéressants uniquement quand nous nous donnons du mal.
Connaissez-vous la peur ?
Oui. Mais la peur est méprisable et sans intérêt car elle ne diminue pas le danger. Seule l’action est intéressante. Dans nos sociétés, nous avons instauré le principe de précaution, qui n’est rien d’autre que l’institutionnalisation du droit à la pétoche.
Vous écrivez : On ne réfléchit plus, on arbitre ; on ne comprend plus, on juge. Vous n’aimez pas ceux qui jugent les autres ?
Nous sommes passés de la réflexion à la condamnation. Je ne suis pas là pour distribuer des bons et des mauvais points et délimiter le camp du bien et le camp du mal. Réfléchir et analyser n’ont pas été créés pour les chiens.
Je n’aime pas quand la réflexion se transforme en religion
Si je dis que vous êtes anarchiste, de droite et catholique, est-ce que je vous situe correctement dans les débats de l’époque ?
Je ne suis pas inscrit au Parti communiste, mais je ne suis ni anarchiste, ni de droite. Je ne veux appartenir à aucun groupe. Quand je vais mourir, un malheur pour moi, je veux me dire une seule chose : j’ai fait du mieux que je pouvais avec ce que j’avais. Mon rapport à la religion est simple : les gens que j’ai aimés, là où ils sont enterrés, il y a une croix. Je ne suis pas un catholique excité, mais j’ai été baigné dans ce monde-là. Que je le veuille ou non, je viens de là. Quand je vais sur la tombe des gens que j’ai aimés – parents, frères, sœurs, femme –, il y a une croix sur la tombe.
Vous avez affronté les dangers tout au long de votre vie et vous dites avoir toujours eu conscience de la mort. En quoi ce sentiment a-t-il gouverné votre vie ?
Je me suis toujours méfié des gens qui ne risquaient pas leur vie. J’éprouve une suspicion vis-à-vis des gens qui parlent, mais ne vont pas au danger. Nos ancêtres allaient lutter contre des pachydermes avec des pieux durcis au feu. Mais la seule chose que j’aie réellement apprise dans la vie est que les gens font comme ils peuvent et, parfois, ils ne peuvent pas beaucoup.
Vous écrivez que les seuls vrais chagrins touchent à la mort des proches. Vous y faites face comment ?
La mort me renforce dans mon désir de vivre en me montrant la chance que j’ai d’être vivant. Nous avons le devoir d’être contents. Mais la mort des gens que j’aime arrive parfois à me hanter. Je peux connaître des rideaux de peine semblables aux rideaux de pluie qui arrivent parfois en mer. La mort des proches vient alors me chercher et me meurtrir.
Nous sommes passés de la réflexion à la condamnation.
On vous a diagnostiqué un cancer du poumon en 2018. La maladie est-elle un combat ?
La maladie n’est certainement pas un combat. J’ai fait confiance au professeur qui me soignait. C’est tout. Je lui ai posé une question : combien de chances de guérison existe-t-il ? Il m’a répondu : une sur deux. J’ai pensé qu’il était un peu trop optimiste et puis j’ai réfléchi car les traitements peuvent tuer à petit feu et détruire les derniers moments de vie. Je l’ai écouté, j’ai pris le risque, j’ai accepté les traitements. Je fais un métier technique, à un certain niveau. Quand je tente de l’expliquer aux gens, je vois bien qu’ils ne comprennent pas. Alors, je ne vais tout de même pas aller demander des explications à un médecin sur la manière dont on soigne le cancer du poumon. On se fait soigner dans la bonne humeur en se disant que l’on a de la chance d’être dans un hôpital. Quand on monte dans un avion, on fait confiance, on ne va pas mettre un thermomètre dans le trou du cul du pilote pour savoir s’il a de la fièvre ou non. Là, c’est la même chose, j’ai fait confiance. À chacun son métier.
N’avez-vous pas pourtant un caractère difficile ?
Je n’aime pas que l’on m’emmerde, mais sinon je suis un être délicieux.
Avez-vous changé au cours des années ?
Le passage du temps m’a permis de prendre conscience de ce que je devrais acquérir. Mais, intellectuellement, je suis entre le primate maritime et l’imbécile heureux donc tout va bien. Je n’envie rien ni personne. Je n’ai jamais souhaité des choses que je n’avais pas.
Vous avez cette phrase : « J’ai vécu heureux. » Diriez-vous que vous avez créé votre propre bonheur ?
Nos parents nous ont très bien élevés. Quand nous étions adolescents, notre mère entrait dans notre chambre le matin : levez-vous, il fait beau. On devait avoir conscience de notre chance et profiter du beau temps. Mes parents nous ont fait comprendre qu’il n’y avait aucune raison de se laisser aller à la médiocrité.
Je n’aime pas que l’on m’emmerde, mais sinon je suis un être délicieux.
Pourquoi être aimé n’a jamais été votre préoccupation ?
Il faut faire une différence entre être aimé et aimer vivre. Je ne me présente pas aux élections, je n’ai pas besoin de baratiner les gens pour qu’ils votent pour moi. Vouloir être aimé est une faiblesse.
Que pensez-vous des hommes politiques ?
Je les plains. Il est facile d’être assis au bord de la route et de proclamer qu’ils sont tous des cons – ce qui est le cas –, mais pour rien au monde je ne ferais leur métier. Si l’on me proposait d’être président de la République, je répondrais en allant à la pêche à la ligne. Les politiques ont envoyé des milliers et des milliers de jeunes durant la guerre de 1914 se faire tuer au Chemin des Dames. Les exemples sont innombrables. L’aptitude de l’espèce humaine à confier son destin à des ignorants bavards est une source d’étonnement.
Êtes-vous un provocateur ?
Pas du tout. Je suis quelqu’un qui part, qui s’en fout, quand cela ne lui convient pas.
Vous levez-vous toujours aussi tôt ?
Je me lève entre 4 heures et 5 heures du matin et parfois plus tôt. Le lever du soleil est un moment magnifique en mer. Quand je suis sur terre, j’aime aussi me lever tôt. Quand on traverse une ville tôt le matin, on voit la ville, alors que quand on la traverse tard la nuit, on est vu par la ville. La sensation n’est pas la même.
Vous avez parlé à plusieurs reprises de votre mère. Était-elle importante pour vous ?
Je ne m’entendais pas avec ma mère car je contestais son éducation. Elle me disait que son éducation n’était pas là pour nous plaire, mais pour faire de nous des gens à peu près corrects. Mes parents nous ont énormément donné et, nous, nous n’avons pas assez rendu. Ils nous ont donné, donné, donné et, parfois, quand je pense à mes parents, j’ai le cafard.
Avez-vous accompli vos rêves ?
J’ai pris des coups sur la tête, mais je pense que la vie m’a épargné et je le ressens comme une chance. J’ai un profond refus d’être mécontent. Quand on se dit que tout est bien, tout devient bien. Il peut me tomber dans une journée toutes les emmerdes du monde, je sais y faire face et passer au travers. Seule la perte des gens aimés est grave. Rien d’autre. g
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