Lorsque l’on évoque la mondialisation, c’est pour, généralement, en dénoncer les méfaits. Dans le champ de l’alimentation, celle-ci se traduirait par exemple par une standardisation de l’offre alimentaire ou encore une uniformisation des comportements.
Reste ceci : il existe des cultures alimentaires dont l’histoire est liée à celle des grands mouvements de populations, à l’instar de la cuisine créole. Ce que nous enseigne celle-ci, c’est que, loin des considérations actuelles, la globalisation a aussi du bon.
Explications au fil de cet entretien avec Marie Etien, doctorante en sociologie au Pôle Tourisme Alimentation et Santé du Certop. Cette interview a été réalisée en avril 2011, lors de l’émission de “Ça ne mange pas de pain !” Alimentation et société : et si on mettait les pendules à l’heure.
Et si la globalisation avait tout bon ? L’exemple de la cuisine créole
Chronique “Sur le pouce” de l’émission d’avril 2011 de “Ça ne mange pas de pain !” : Et si on mettait les pendules à l’heure
L. Gillot. Pour cette émission d’avril, j’ai souhaité m’arrêter un instant sur la cuisine créole. Longtemps, nous avons jeté sur celle-ci un regard disons-le comme ceci, amusé. La cuisine créole, c’était cette cuisine exotique, celle qui faisait voyager les papilles, la promesse d’un dépaysement gustatif. Désormais, cette cuisine est porteuse de tout autre chose. Car à l’heure de la mondialisation, des grands mouvements de populations, elle fait figure de modèle : une illustration de ce que peut donner le métissage des cultures. Alors que la mondialisation est souvent pointée doigt comme l’origine de tous nos maux, cette cuisine vient nous montrer que la globalisation a aussi du bon. Une perspective que j’ai souhaité aborder avec mon invitée Marie Etien, doctorante en sociologie au sein du Pôle Tourisme Alimentation Santé du Certop, le Centre d’Etude et de Recherche Travail Organisation Pouvoir (Université de Toulouse-Le Mirail, CNRS).
L. Gillot. Marie Etien, bonjour. Avant toute chose, pourriez-vous donner une définition de ce qu’est la cuisine réunionnaise ? Comment se caractérise-t-elle ?
Marie Etien. Ce que les réunionnais appellent la « cuisine créole » renvoie à la fois à des plats incontournables – le cari [1] ou le rougaï [2] – mais aussi à une structure de repas, construite autour de la combinaison suivante : du riz ; des grains c’est-à-dire des légumineuses ; du cari ; de la viande que l’on fait revenir avec des épices et des condiments ; et du rougaï, une préparation de légumes ou de fruits pimentés. Cette association constitue ce que l’on appelle l’en-commun de la cuisine créole, autrement dit, ce qui est partagé par tous quelle que soit l’origine.
La cuisine créole est, dans notre esprit, l’exemple même du métissage culinaire. Comment s’est-elle construite ?
Les cuisines réunionnaise, créole ou encore antillaise ont pour histoire commune les grands mouvements de globalisation intervenus à partir du XVIIème siècle. Leur histoire est, de fait, indissociable du contexte créé par les colonies, l’esclavage et les plantations, puisque l’on trouve là l’origine de cette mise en circulation des ressources matérielles, des hommes et de leurs cultures.
Pour ce qui concerne plus précisément la Réunion et son patrimoine culinaire, ce dernier est né, dans un premier temps, de la rencontre des cultures culinaires malgaches, africaines, européennes, indiennes, puis dans un second temps, des cuisines asiatiques notamment vietnamiennes et chinoises. Chacune d’elles a apporté sa couleur à ce qu’est aujourd’hui le « manger » créole.
Pour autant, tout ceci ne s’est pas produit sans heurts et tensions ; ou encore du jour au lendemain. Il a fallu trois siècles pour que les choses se mettent en place et se stabilisent.
A propos du métissage, des cultures créoles, on entend souvent le terme de créolisation. A ce sujet, l’écrivain Edouard Glissant [3] disait ceci : « la créolisation est une alternative heureuse à la mondialisation ». Pourriez-vous nous expliquer ce que l’on entend par « créolisation » ?
Le concept de créolisation alimentaire tel qu’il est posé par Laurence Tibère [4] permet de comprendre les mécanismes de constructions identitaires plurielles, qu’elles soient collectives ou individuelles, mobilisées aujourd’hui par les populations migrantes.
La créolisation alimentaire s’organise sur deux niveaux interdépendants. Elle renvoie tout d’abord aux métissages intervenus dans les modèles culinaires et alimentaires pour donner les systèmes appelés localement, cuisines créoles. Il s’agit des processus concrets d’hybridation des techniques, des ingrédients ou aliments, des modes de consommation etc., initiés par les premières populations et qui se sont poursuivis au fil des migrations et des contacts. Le second plan, plus subtil, renvoie aux dynamiques identitaires cristallisées sur l’alimentation et qui, bien souvent, sous-tendent les métissages. A côté des raisons d’ordre matériel qui orientent les emprunts ou les rejets, les dimensions symboliques interviennent, rappelant que la cuisine est un langage, un système de signes traduisant la structure des sociétés et par lesquels leurs membres construisent leur rapport au monde et aux autres.
Dans ces processus, les constructions symboliques se déploient simultanément dans trois directions : la présence d’un espace commun, partagé, matérialisé par la cuisine créole et sa valorisation collective en tant que tel ; l’expression des différences et la mise en avant des cuisines spécifiques ; et le maintien, bien souvent l’idéalisation, des liens avec le pays d’origine. Ce triptyque se trouve au cœur de l’architecture multiculturelle et de l’organisation du vivre-ensemble créoles. Dans l’alimentation, le processus de créolisation soutient un dispositif social et culturel de gestion du vivre-ensemble et de la différence.
En définitive, la créolisation est un concept plus complet que le métissage. C’est tout à la fois l’expérience de la différence et des contacts culturels, de la migration et de l’exil avec ses reconstructions et ses bricolages nécessaires lorsque l’on vit dans un autre pays. Voilà pourquoi il est préférable de parler plutôt de créolisation que de métissage culinaire, ce dernier étant non seulement plus réducteur mais, en outre, utilisé à tout va.
Les cuisines créoles sont, d’une certaine manière, le fruit de la globalisation. A cet égard, l’étude et la compréhension de celles-ci, comme le concept de créolisation alimentaire, offrent de nouvelles pistes aux chercheurs pour comprendre le phénomène actuel de mondialisation. Dans ce cadre, vous participez au programme de recherches « Alimi », programme qui mobilise plusieurs laboratoires, dont le CERTOP. En quoi consiste ce programme de recherches ?
« Alimi » est l’acronyme d’alimentation & migration. Financé par l’Agence Nationale de la Recherche, ce projet a pour objectif d’étudier l’impact des migrations sur l’alimentation, plus précisément les cultures alimentaires des populations maliennes et marocaines. Il s’agit tout à la fois de voir quel sera l’impact pour ces cultures alimentaires ici, en France, mais aussi dans leur pays d’origine.
Lorsque l’on évoque la mondialisation actuelle, on avance souvent l’idée que le monde converge vers un modèle unique du fait de la globalisation des marchés, de l’internationalisation des échanges, de l’occidentalisation des pratiques ou encore du développement de l’urbanisme. L’hypothèse principale soulevée par le groupe de travail Alimi va à l’encontre de ce mouvement. Pour nous, que la migration s’observe d’un pays d’origine à un pays d’accueil, d’une campagne à une ville, il n’y a pas de transformation entraînant un passage direct d’un modèle alimentaire traditionnel, ritualisé et coutumier, à un modèle alimentaire occidental, uniforme, individualisé et responsabilisant. En clair, d’autres formes de commensalité et de nourritures sont possibles. C’est là qu’intervient le concept de créolisation alimentaire. Les liens entre l’alimentation et les migrations ont majoritairement été analysés avec des approches nutritionnelles ou assimilationnistes ; le concept de créolisation alimentaire permet d’apporter un éclairage nouveau.
Au sein de ce groupe, j’étudie les processus de construction identitaire à travers l’alimentation d’une population marocaine vivant ici, en région Midi-Pyrénées.
Ce programme de recherches est en cours et il faudra donc attendre un peu pour en avoir les premières conclusions. Ceci étant dit, vous êtes allée à la rencontre de ces populations ; vous avez réalisé de nombreux entretiens. Qu’avez-vous pu observer sur le terrain ? L’alimentation est-elle aujourd’hui, comme vous en faites l’hypothèse, un vecteur d’intégration, un espace de rencontre des cultures ?
Selon une étude récente, le plat préféré des français est… le couscous. On a bien ici la preuve de la perméabilité entre les cultures alimentaires, la démonstration que l’alimentation est un terrain où s’opèrent des jeux d’appropriation et de rapprochement des cultures.
Les marocains que j’ai rencontrés en France construisent un patrimoine alimentaire commun. Ce dernier s’exprime plus fortement dans les moments festifs tels que les mariages, les fêtes religieuses ou plus simplement les repas en famille ou entre amis.
Les recherches que je mène révèlent diverses adoptions culinaires. Par exemple, plusieurs personnes m’ont dit : « on mange pareil : des gratins, des steaks, des pâtes, des lasagnes, des crêpes françaises ». Une adoption au sein de laquelle se dessinent parfois des différences. Par exemple, j’ai rencontré une femme qui prépare ses hamburgers avec des feuilles de brick : les ingrédients sont identiques à ceux d’un hamburger – viande, salade, fromage, tomate, oignon –, bien superposés mais entourés d’une feuille de brick. Une autre femme m’a expliqué cuisiner un gratin-kefta. Les keftas sont des boulettes de viande hachée, mélangée avec des épices, des condiments. Dans ce cas, il s’agit plutôt d’un Hachis parmentier épicé.
Tout comme les recettes, les modes de cuisson évoluent eux-aussi. C’est notamment le cas de la cuisson à la vapeur, traditionnellement peu utilisée dans la cuisine marocaine pour la cuisson de certains légumes et les poissons, et qui est de plus en plus privilégiée par les femmes. Cette évolution répond aussi à celle des critères de beauté, la norme étant la minceur. Autre exemple, celui d’une femme qui utilise le couvercle d’une cocotte en fonte comme poêle pour préparer ses crêpes.
Toutes ces inventions, adoptions, adaptations culinaires sont la marque d’une adhésion, le signe d’une volonté de créer des liens et d’aller vers l’autre.
Cet ancrage peut également être territorial. Sur Toulouse, ceci s’observe notamment par la mise à disposition de jardins ouvriers qui fournissent en légumes et surtout en menthe le marché de la Reynerie ou encore dans le développement du marché des produits halal. Dernier exemple en date, le foie gras halal.
PROPOS DE TABLE
Discussion avec les chroniqueurs
Sylvie Berthier. La cuisine méditerranéenne s’est, elle aussi, construite sur un métissage des cultures. Aujourd’hui, ce régime s’effrite face à la mondialisation. Parallèlement aux phénomènes de construction que vous évoquiez, n’y a-t-il pas, à l’inverse, des phénomènes de déconstruction ?
Marie Etien.On observe aujourd’hui, en cuisine, un retour aux sources. La cuisine méditerranéenne, comme la gastronomie française, a déposé un dossier auprès de l’Unesco pour être reconnue patrimoine immatériel de l’humanité. D’une certaine manière, cela montre une volonté de se réapproprier une histoire, des valeurs, une culture alimentaire qui, finalement, face à la menace de la globalisation, apparaît comme une alternative structurante, un repère.
Bertil Sylvander. Que l’on songe à certains quartiers de Marseille, à la ville de Cordoue au 12ème sicèle ou encore à la basse casbah à Alger, ces lieux ont ou ont été des espaces où cohabitaient des communautés différentes, juifs, arabes, pieds noirs… J’imagine qu’il existe des endroits où le métissage est favorisé. Avez-vous étudié cette question, envisagé une approche géographique du métissage ?
Marie Etien. Pas vraiment. Mais il est évident que la création d’un « en-commun » autour des nourritures comme dans la créolisation alimentaire, dépend du contexte social, économique, ou environnemental.
Le contexte de la Réunion est singulier et très fortement marqué par la colonisation, l’esclavage, l’économie de plantation. Ces éléments ont eu un rôle central dans la genèse de la cuisine créole telle qu’on la connaît aujourd’hui. Ainsi, les femmes indiennes travaillaient dans les cuisines des propriétaires terriens ; les communautés malgaches, africaines, indiennes, du fait même du système des plantations et de la vie dans les fermes, ont été contraintes de vivre ensemble. En outre, il y a eu de nombreux mariages mixtes.
Reste que la Réunion n’est pas un cas à part. Il en fût de même en Guadeloupe, en Martinique, au Brésil, et dans une certaine mesure, en Malaisie. L’état malaisien a d’ailleurs mis en place des actions visant à stimuler la recherche en sciences sociales sur la cohésion sociale autour de l’alimentation ; là aussi, l’intégration des différentes composantes ethnoculturelles constitue un enjeu majeur.
Qu’en est-il de l’hexagone ? Il faut, dans ce cas, intégrer une autre dimension : la laïcité. C’est un contexte particulier qui ne favorise par toujours la discussion sur le multiculturalisme de nos sociétés. Néanmoins, ceci ne doit pas nous empêcher de nous interroger sur le statut fédérateur des nourritures ni même sur la possibilité de considérer l’alimentation comme un vecteur d’intégration.
L. Gillot. Dans ce contexte, il y a, dans l’hexagone, un débat récurrent sur la composition des menus des cantines scolaires. Ce débat pourrait se résumer ainsi : faut-il les adapter, ou non, à la diversité culturelle ? Je crois qu’à la Réunion, cette question est résolue depuis longtemps.
Marie Etien. En effet. À la Réunion, la restauration collective (scolaire, hospitalière ou carcérale), s’est adaptée aux différentes cultures alimentaires présentes sur l’île. A la cantine, il y a toujours un plat de poisson qui est proposé aux musulmans « Zarabes » par exemple. D’une manière générale, une alternative est offerte face aux interdits sur le porc mais aussi sur le bœuf ou la viande. Ces dispositifs existent depuis plusieurs années et ont été mis en place de manière spontanée, sans qu’il soit nécessaire de légiférer. Une expérience est actuellement menée en ce sens dans les cantines scolaires de la ville de Roubaix.
Interview réalisée en avril 2011, dans le cadre de l’émission radiophonique “Ça ne mange pas de pain !” : “Et si on mettait les pendules à l’heure”
Pour en savoir plus et mieux comprendre les phénomènes de créolisation dans l’alimentation, on peut se reporter à l’ouvrage publié par Laurence Tibère, maître de conférences, CERTOP, « L’alimentation dans le vivre ensemble multiculturel : l’exemple de la Réunion » (Ed. l’Harmattan, 2009.)
Illustration. Le petit-marché de Saint-Denis de la Réunion
“Ça ne mange pas de pain !” (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Elle est enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1). A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez toutes les chroniques et tables rondes.
[1] Le cari est une préparation à base de tomates, d’oignons, d’épices (gingembre, curcuma…), de condiments, dans laquelle on peut trouver de la viande, du poisson ou des légumes. Mais “cari” signifie aussi plus généralement « repas », voire « nourriture ».
[2] Le terme rougaï désigne deux types de préparations ; l’une est un ragoût épicé (contenant moins de sauce généralement que le cari) servi en plat principal, l’autre est une préparation froide à base de piment et de condiments variés qui a fonction d’accompagnement.
[3] Ecrivain, poète et essayiste français né à Sainte-Marie (Martinique) en 1928 et décédé en février 2011. Il est à l’origine des concepts de « créolité », « d’antillanité », et de « tout-monde ».
[4] Maître de conférences à l’Université Toulouse 2 et membre de l’UMR 5044 – CERTOP, CNRS. Accéder à sa page
Transition : une notion victime de son succès
Analyse de Jean-Pierre Poulain, socio-anthropologue, Université de Toulouse Jean Jaurès
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