Défense, diplomatie, crises, pouvoirs
(B2) Dans un entretien exclusif à B2, le Haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité se livre sur la Russie, l’Iran, le Sahel, le Qatargate, il ne mâche pas ses mots.
Mettre les Gardiens de la révolution sur liste anti-terroriste ? Impossible. Débloquer le JCPOA ? Compliqué. Parler avec Téhéran ? Un dialogue de sourds. Soutenir l’Ukraine ? Toujours. Mais l’aide militaire doit monter en gamme. Rester au Sahel ? Oui pour contrer l’influence russe, non pour le militaire. La défense européenne ? Il faut pouvoir décider en commun de nos engagements. Le Maroc à l’heure du Qatargate ? Un partenaire stratégique. Le job de Haut représentant ? Se mettre dans la peau des autres sans a priori.
L’Ukraine et la Russie
L’Ukraine et l’intervention russe c’est le sujet principal de préoccupation pour les Européens ?
— Oui. Car la guerre continue. La puissance de feu de la Russie est aujourd’hui supérieure à celle de l’Ukraine. Elle mène une guerre d’usure non seulement contre l’armée mais aussi contre les Ukrainiens. L’enjeu maintenant, pour nous, Européens c’est de donner les moyens à l’Ukraine de se défendre pour éviter que la guerre soit « chronicisée ». Notre aide doit monter en gamme.
… Monter en gamme c’est-à-dire ?
— Il faut fournir non seulement des armes défensives, mais aussi des armes qui puissent lui permettre de mener des contre-attaques et… libérer les territoires. Si on ne soutient pas l’Ukraine dans la durée, la Russie finira pas atteindre ce qu’elle cherche : étendre son périmètre.
Dans cette aide à l’Ukraine, l’Europe apparait à la traîne des Américains ?
— Ce n’est pas exact. UE et États membres avons fourni jusqu’ici environ dix milliards € d’assistance militaire à l’Ukraine. C’est une estimation, car certains États membres gardent les chiffres pour eux. Si on ajoute toute l’aide civile, budgétaire, on arrive à 48 milliards d’euros. Ce n’est pas négligeable tout de même ! En fait, l’Europe est en tête dans l’aide à l’Ukraine, devant les États-Unis.
L’Europe est en guerre contre la Russie ?
— Non. Il faut arrêter de dire tout le temps : nous sommes en guerre. Nous ne sommes pas en guerre. Nous aidons l’Ukraine. C’est très différent.
La guerre, la paix, la défense européenne
Pour la première fois que l’Union s’est rangée résolument aux côtés d’une partie en conflit. Cela change votre rôle de Haut représentant ?
— Un philosophe espagnol dit : « Je suis moi et mes circonstances ». Cela veut dire que les circonstances façonnent mon rôle. Jusqu’ici, les Affaires étrangères, le premier volet du poste de Haut représentant, l’intermédiation, la représentation étaient plus visibles. Avec la guerre, le second volet, la sécurité et défense, est monté en grade.
Mais la défense relève surtout des États membres ?
— Le noyau dur de la défense, c’est-à-dire les armées, c’est la compétence des États membres, leur stricte souveraineté. La compétence de la Commission européenne, c’est davantage l’industrie de la défense. Avec les circonstances, qu’on le veuille ou non, je me suis projeté dans la dimension défense. J’ai développé cette dimension ; regardez ce qui a été fait avec la facilité européenne pour la paix. En gardant une certaine unité. Ce qui semblait inimaginable.
Si vous aviez une feuille blanche, que demanderiez-vous de plus pour cette défense européenne ?
— Pouvoir davantage décider au niveau communautaire quelles sortes de capacités militaires on engage. Le débat « Faut-il envoyez des tanks, comme les Leopard en Ukraine ? », par exemple, devrait être un débat à l’échelle communautaire, une décision prise en commun par les États membres, par les ministres de la Défense des États membres de l’UE. Ce ne serait pas facile. Pouvoir discuter du niveau qualitatif — et pas seulement quantitatif — de notre engagement, au niveau stratégique, est indispensable aujourd’hui.
L’Iran
Autre dossier crispant, l’Iran, avec une négociation bloquée sur le nucléaire ?
— Les négociations sur le JCPOA en lui-même — c’est-à-dire le deal entre le nucléaire (l’Iran respecte le cadre de l’accord) et l’économie (la reprise du commerce et la levée des sanctions US) — étaient terminées au début [2022]. Pratiquement. À ce moment, les Iraniens sont arrivés avec la demande de retirer le Corps des Gardiens de révolution de la liste terroriste [américaine].
Et, là, ça a dérapé ?
— Oui. Cette désignation, c’est [Donald] Trump [l’ancien président des États-Unis] qui l’avait introduite dans les dernières semaines de son mandat (avec aussi l’inscription de Cuba comme terroriste) pour miner le travail de [Joe] Biden, son successeur. Du coup, les Iraniens insistaient. Mais Biden a dit « Non. Politiquement, je ne peux pas revenir en arrière ». Nous sommes alors entrés dans un bras de fer, interminable, dans une question en fait bilatérale (entre Iran et USA). Puis est arrivé le mouvement de protestation interne, la répression, les exécutions et la fourniture de drones avec la Russie. Avec tout ça, l’appétit de tous pour signer quoi que ce soit est bloqué.
C’est bloqué totalement ?
— Je pense qu’il y a un intérêt sous-jacent pour le sujet lui-même. Mais en tant que coordinateur de la négociation, je ne vois pas comment il est possible de faire ce deal. C’est arrêté. Il n’y a plus de discussion.
Face à la répression, certains pays veulent inscrire le corps des Gardiens de la révolution islamique comme organisation terroriste ?
— Il faut rappeler la règle. Mettre quelqu’un sur la liste d’organisations terroristes n’est pas possible sans un soutien judiciaire. Il faut qu’un pays européen ait condamné les Gardiens de la révolution [IRGC] pour un acte terroriste. On ne peut pas dire : « Vous ne me plaisez pas, alors je vous mets sur la liste ». Non. Ce n’est pas une décision strictement politique. Il faut d’abord une décision juridique, une condamnation judiciaire.
Vous parlez encore avec Téhéran ?
— Je continue à avoir le ministre iranien des Affaires étrangères, de temps en temps, au téléphone. Le contact n’est pas rompu. Mais c’est un peu un dialogue de sourds. Je lui dit : « Il faut arrêter les exécutions, respecter les droits humains, arrêter l’envoi des armes à la Russie ». Sur les exécutions, il me répond : « C’est une affaire interne, ce sont des responsables de meurtres, etc ». Sur la Russie, il est catégorique : « Nous ne donnons pas des armes, etc. » Malgré tout, il faut continuer à faire ce travail, à dire les choses. C’est ça la diplomatie. Si je parlais uniquement avec les gens avec qui je suis d’accord, je finirai de travailler tous les jours à midi !
Afrique et Sahel
En Afrique et au Sahel, entre l’influence russe et l’instabilité, quel rôle pour les Européens ?
— C’est évident que la République Centrafricaine (RCA) est complètement dans les mains de la Russie. Le Mali a viré aussi côté russe, clairement. Le Burkina Faso est entre deux eaux. Et le terrorisme descend du Sahel vers le Golfe de Guinée. Les États membres, la France en particulier, en sont partis. L’Union européenne reste. Mais le moment d’envoyer des missions de soutien aux armées sahéliennes est terminé.
Faut-il fermer les missions de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) dans la région ?
— Les missions au Mali, en RCA sont quasi fermées en fait. Elles hibernent. Elles sont là, mais inactives. Et, à un moment donné, les États membres devront décider quoi faire. En particulier en République Centrafricaine.
Si l’UE ne fait plus de militaire, que faire ?
— Il faut s’engager davantage au niveau diplomatique, contrer l’influence russe dans son narratif sur la puissance coloniale qui résonne très fort dans l’opinion publique. Je reviens de Fès au Maroc, où j’ai rencontré les Africains. On le voit. Il y a donc beaucoup de travail à faire pour gagner les esprits et les intelligences. C’est une bataille de longue haleine. Il faut s’y engager de façon pertinente, constante, avec beaucoup de moyens diplomatiques. Sans abandonner le terrain pour autant.
Le Maroc et le QatarGate
Vous étiez au Maroc début janvier. Vous avez évoqué le Qatargate. Vos interlocuteurs sont-ils inquiets ?
— Évidemment, nous en avons parlé. Inquiets ? Non. Le premier ministre et le ministre des Affaires étrangères ont été très clairs : « Le gouvernement marocain n’a rien à voir dans tout ça. Nous ne voulons pas être condamnés sans preuve ». Pour moi, en effet, il n’y a pour l’instant aucune preuve que je connaisse. Il y a des rumeurs, des opinions, des leaks. Mais les autorités judiciaires, que je sache, n’ont amené aucun fait qui soit justiciable contre le Maroc. On ne peut pas condamner sans preuve. Il faut attendre la suite de la procédure judiciaire.
Le Maroc reste donc un pays sur lequel l’Europe peut s’appuyer, un partenaire stratégique ?
— C’est un partenaire stratégique, évidemment. Nous avons quantité d’investissements avec le Maroc, sur l’automobile, l’aéronautique… Nous sommes des partenaires commerciaux. Nos liens économiques et humains sont énormes. [Reste] le problème du Sahara occidental…
Quelle est la position des Européens sur le Sahara occidental ?
— Les États membres sont divisés. Huit pays ont dit que l’autonomie est une solution. Un pays [la France, NDLR] a dit que l’autonomie est LA meilleure solution. Les autres ne se sont pas prononcés. Mais nous soutenons tous la mise en œuvre des propositions des Nations Unies — il faut les lire précisément d’ailleurs. Nous appuyons l’envoyé spécial du secrétaire général [l’Italo-Suédois Staffan de Mistura, NDLR]. En tant que Haut représentant, je ne peux pas aller plus loin car je représente les 27. La diplomatie marocaine a un bon ministre des Affaires étrangères. Elle est très active. Elle a réussi à faire changer d’avis certains pays européens. Mais nous sommes 27.
De vos relations avec vos alter ego dans le monde, quelle leçon tirez-vous ?
— Il y a beaucoup de pays qui ne voient pas les choses comme nous les voyons. Que l’on n’aime ou pas cela, c’est la réalité. Il faut se mettre dans la peau, dans les intérêts des autres. Il faut comprendre qu’en Amérique latine, il y a une post sédimentation anti-impérialiste, que les nouveaux gouvernements de gauche ne voient pas la guerre en Ukraine comme nous la voyons. Qu’en Afrique, il y a une sédimentation anti-coloniale, toujours vive. Que l’Indonésie n’a pas la même opinion sur la déforestation et le climat. L’Europe doit s’engager beaucoup plus avec les pays tiers. Sans a priori. Mais nous devons aussi bien mesurer les conséquences des décisions que nous prenons sur ces pays.
(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)
Entretien réalisé en français, en face à face, en marge de la plénière à Strasbourg. Les frais de déplacement étant pris en charge par le Parlement européen dans le cadre d’un accord avec l’API (l’association de la presse internationale).
Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l’université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 – Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).
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