A l’occasion de la sortie de L’énergie positive des dieux, premier documentaire de création de Laetitia Møller sur le groupe de rock Astéréotypie, nous avons pu discuter avec elle de la genèse de son film, de la musique et de l’autisme. La réalisatrice nous parle de la subjectivité du regard, de son déplacement, du rapport à l’autre et de la scène musicale en tant que « lieu de transcendance ».
Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire du cinéma, et plus particulièrement du documentaire ?
C’est une vaste question. En fait, ça s’est fait vraiment par étapes : je pense que ça fait très longtemps que j’ai envie de faire du documentaire, parce que ce sont des récits qui m’ont toujours intéressée en tant que spectatrice. Ca m’a toujours procuré une très forte émotion. J’ai plutôt un parcours de journaliste en presse écrite, et je pense qu’à un moment, j’ai eu envie de manier un autre instrument, un autre medium, et de passer par l’image. Il y avait quelque chose qui m’intéressait beaucoup dans l’image, et dans l’ellipse qu’elle permet. J’avais cette maîtrise des mots, car c’était ce à quoi j’étais habituée, et ça m’intéressait de mettre en images et de peut-être parfois plus évoquer, de laisser plus de place à l’interprétation et à l’imagination du spectateur. J’avais le sentiment (je pense qu’un écrivain ne dirait pas ça) que les mots enfermaient plus. Ce qui m’intéressait aussi beaucoup, par rapport à l’écriture documentaire, c’était la subjectivité, ce qui n’est pas le cas dans l’écriture journalistique. Il y a quand même une idée d’auteur et de subjectivité, évidemment, mais il y a un rapport aux faits, à la vérification d’informations. Le documentaire était un type de récit qui m’attirait beaucoup par ces deux biais : par ce que permettait l’image, et par cette revendication assumée d’une subjectivité.
Quel est votre rapport avec la caméra ? En tant que journaliste de presse écrite, que vous apporte-t-elle de plus que les mots ?
C’est vraiment une autre démarche. Il y a une grande différence entre la démarche de journaliste et la démarche de réalisatrice. J’avais déjà fait des documentaires, mais plutôt pour la télé. C’est autre chose. Là, non seulement on est dans un documentaire, mais on est aussi dans un documentaire dit de création, un documentaire d’auteur. Ce sont souvent des documentaires qui ne passent pas par le circuit télé, mais par des circuits de festival de cinéma, et qui ont donc une liberté dans l’écriture, qui ne doit pas rentrer dans des formats de durée —il [le film L’énergie positive des dieux] fait 70 minutes— on n’est pas obligé de respecter des durées imposées par la télévision, qui sont souvent de 52 ou 90 minutes. Et surtout, il y a des formats d’écriture liés à la télé. Bien sûr, pendant le montage du film et pendant l’écriture, le film a été soumis à des regards et des retours, mais j’avais quand même une totale liberté. Je n’avais pas de contraintes. Les contraintes, je pense (pour avoir un peu travaillé sur des documentaires de télévision), viennent du désir de la chaîne qui y met de l’argent : l’avis de la chaîne comptait donc beaucoup. Donc il fallait se conformer à des écritures, qui parfois étaient intéressantes, mais c’est vraiment autre chose. Je pense qu’il y a quand même une contrainte formelle, et même de discours et de compréhension dans ces films-là. Par exemple, [dans L’énergie positive des dieux], on s’est beaucoup émancipés des questions de contextualisation, où l’on doit comprendre exactement qui est qui, où on est, etc. Et ça, je pense qu’en télé, ça ne serait jamais passé. Ils auraient eu besoin qu’on accompagne plus le spectateur. Je ne fais pas de grande généralité, dans la mesure où j’ai quand même peu l’habitude de faire des documentaires télé. J’en ai fait un, et un webdocumentaire —[Le Mythe du pervers narcissique (2017), et Viol, les voix du silence (2012)], donc je ne peux pas en tirer des conclusions. Mais je pense qu’on fait un peu moins confiance au spectateur en télé, et que les chaînes veulent plus l’accompagner dans sa compréhension du sujet. Et là, dans L’énergie positive des dieux, ça n’a pas du tout été quelque chose auquel on a pensé : même si le spectateur ne comprend pas tout, ce n’est pas très important, on essaie de porter le regard sur autre chose que des éléments de contexte.
Quel regard portez-vous sur le documentaire, en tant que genre ? Est-ce l’expression d’un certain regard ? D’une émotion ? Un moyen de faire découvrir un milieu atypique ? Un levier politique ?
Je pense que ce qui définit le documentaire, c’est la subjectivité de l’auteur et des réalisateur-ices. C’est un regard qui se pose sur le monde et qui se pose sur le réel. Ensuite, il y a autant de formes que de réalisateur-ices, puisqu’on peut être dans des styles de ce qu’on appelle cinéma-direct, ce qui est un peu le cas de ce film-là, c’est-à-dire une immersion dans le réel, sans tellement d’interventions et de mise en scène ; et on peut être dans des écritures beaucoup plus formelles, beaucoup plus mises en scène, qui restent du documentaire, et ne sont pas de la fiction, mais qui sont des mises en scène du réel. C’est un genre assez foisonnant et assez large, si ce n’est qu’il se différencie de la fiction, par rapport au fait que c’est le réel qui est la matière première. Il se différencie complètement du reportage et du journalisme par cette subjectivité assumée, et recherchée, en fait. On recherche dans le documentaire —et c’est ce que moi je trouvais très intéressant—, un regard qui va se poser sur une réalité, et qui va s’y poser d’une certaine façon. Là, en l’occurrence, le documentaire que j’ai réalisé, je pense que dix autres réalisateur-ices auraient fait un autre film, même si la réalité est la même. Dans ces réalisations plus de création, on s’émancipe des éléments de contexte.
Dans votre documentaire, par exemple, il n’y a pas de voix off.
La voix off telle qu’elle est en télévision sert souvent à expliquer les choses qu’on voit déjà, et à être sûr que tout le monde a bien compris. Après, quand on parle de voix off, souvent, on n’imagine que la voix de télévision, mais il y a aussi d’autres voix. Celles qui sont descriptives, factuelles, disent au spectateur ce qu’il faut voir, ce qu’il faut penser, et enferment complètement la vision et la marge d’interprétation du spectateur. Ce que je trouve intéressant, et c’est souvent le cas dans les documentaires que j’aime, c’est quand le spectateur a vraiment un espace, pour interpréter d’une certaine façon ou d’une autre. Il y a une subjectivité assez forte d’un auteur qui se pose, mais qui n’enferme pas tout, qui ne dit pas « c’est exactement comme ça qu’il faut voir les choses », « est-ce que t’as bien compris ? », ou qui répète les choses. J’aime bien quand le spectateur se pose des questions auxquelles il n’a pas forcément de réponses, qui le poussent à s’interroger ; ou quand les spectateurs interprètent une même scène d’une façon différente. C’est comme un dialogue entre le regard de la caméra et celui du spectateur.
A la différence de la fiction, le documentaire ne vous oblige pas à l’invention, mais plutôt à poser un certain regard. Comment a évolué ce regard tout au long du processus de création de votre film ? Votre perception (musicale, humaine), a-t-elle changé ?
Il y a toute une question, dans ce film, du déplacement du regard, et du trajet que fait le regard. C’est le trajet que j’ai effectué moi : de quelle façon regarder ces jeunes chanteurs-interprètes, qui par ailleurs sont autistes, et pouvoir progressivement saisir la complexité de leur personnalité, par le lien que j’ai tissé avec eux, et la connaissance plus fine que j’ai eue d’eux. Par exemple, le fait que leur personnalité était composée de différentes choses, de pouvoir explorer progressivement leur univers, qui est extrêmement foisonnant, de pouvoir voir les personnalités de chacun. Comme il y avait quatre personnages chanteurs, interprètes de leurs propres textes, ils avaient tous des univers et des personnalités très différentes. J’ai gagné en pixels, en complexité, en finesse de lecture. Et c’est extrêmement important, me semble-t-il, parce que quand on parle d’autisme (ce n’est pas le sujet du film mais c’est quand même un des éléments du film), il me semblait que cette identité supposée, qui est un diagnostic, venait tout envahir identitairement. Par ailleurs, certains de ces jeunes ont des mouvements de stéréotypies, et des comportements qui envahissent toute la vision : on voit ça, et on ne voit plus que ça. L’évolution a été de progressivement complexifier mon regard, de mieux les connaître, et de mieux les regarder. Je pense que souvent, on les regarde grossièrement, pas dans le détail. Pour moi, il s’agissait de faire ce trajet-là, en passant beaucoup de temps avec eux, et de proposer ce trajet au spectateur. Au début, on voyait sans doute en premier lieu les mouvements de balancier, ces mots répétés, et puis, progressivement, on voit d’autres choses, et on se rend compte que c’est plus subtil, plus nuancé. C’est vraiment ça, l’évolution du regard.
Justement, ces stéréotypies (on appelle ça aussi l’autostimulation sensorielle), sont très liées à ce qu’on retrouve dans leur musique : les associations d’idées insolites et les répétitions, par exemple, en font partie, et participent donc aussi à l’aspect créatif dans cette identité.
Oui, finalement, c’est comment on transforme quelque chose qui peut au départ être identifié comme un trouble, en quelque chose qui devient de la création : que ce soit les inventions sémantiques, les conjonctions de mots qui n’existent pas, qui deviennent de la poésie, les mouvements de balancier qui deviennent aussi une présence scénique un peu singulière. Toute l’interrogation du film est sur cette frontière-là : qu’est-ce qui est du trouble, qu’est-ce qui est de la création, qu’est-ce qui est de la poésie ? Elle pousse à regarder aussi un peu différemment, parce que, à partir du moment où on se situe dans un milieu artistique, tout ce qui paraîtrait inadapté socialement devient valable dans l’univers artistique. Il s’agit de questionner ces frontières-là, et le regard que l’on pose. Est-ce qu’on pose un regard en pensant que c’est un trouble, ou en pensant que c’est une création, que c’est artistique ?
Votre rencontre avec Astéréotypie a été si marquante que vous avez eu le désir d’en faire un film. Qu’est-ce qui vous a le plus touchée dans leur musique ? Finalement, c’est la première fois que vous touchez à ce milieu.
Oui, tout à fait. Je n’écoute pas beaucoup de musique, donc c’est vrai que c’était assez étonnant. La musique d’ensemble créée entre les chanteurs et les musiciens est vraiment très forte, parce qu’il y a une espèce de propulsion, d’énergie très brute. Quand j’ai rencontré Astéréotypie, je pensais que c’était plutôt du post-rock, maintenant plutôt postpunk. Dans ce qui se passait sur cette scène, entre la façon dont bougeaient les chanteurs, la façon dont ils propulsaient les mots…Yohann [l’un des quatre chanteurs du groupe], par exemple, a une façon de rentrer souvent un peu en transe, de se laisser habiter par les basses. Je trouvais qu’il y avait quelque chose d’extrêmement puissant. C’était assez décontenançant de voir, concernant des jeunes que je savais autistes, une telle puissance, une telle énergie. Je pense que d’emblée, c’était vraiment bon. Maintenant, il y a plein de musiciens, et de critiques de musique qui disent que c’est vraiment bon. C’était saisissant, dès le départ. Parfois, concernant ce qui se fait dans le champ de la culture et du handicap, on peut se dire que ça a le mérite d’exister, que ce n’est pas mal « pour des autistes ». Mais là, il y avait une autre proposition, assez inattendue et surprenante. Donc ça été sans doute la première porte d’entrée, de me dire : « Comment ils en arrivent là ? ». J’avais vraiment envie de savoir l’histoire qui était derrière, avant d’aboutir à cette scène. Ca a été peut-être cette curiosité-là, l’envie de savoir comment ça se passait. Et l’autre chose que je raconte assez souvent, c’est que leurs textes m’ont beaucoup touchée, intimement. J’ai ressenti une très forte émotion de ce qu’ils disaient, et qui venait me concerner. C’était assez troublant. C’était sans doute aussi un moment où je cherchais, et j’avais envie de faire un documentaire : j’étais dans un moment de réceptivité. Je suis partie là-dessus comme une impulsion, et puis après, ça s’est tissé, j’ai vraiment trouvé qu’il y avait quelque chose à dire, que les personnages étaient forts. Les choses se sont confirmées.
Dans L’énergie positive des dieux, vous avez choisi de conserver le passage où l’un des chanteurs vous dit « Au revoir, Laetitia ! » : comment vous êtes-vous entendue avec les jeunes artistes sur le tournage ?
Je suis restée longtemps. Effectivement, il y a un lien qui s’est tissé, une sorte de connaissance mutuelle. C’est vraiment la différence entre le temps court journalistique, où on vient, on prend, mais sans avoir vraiment créé de lien, et le temps long du documentaire. Avant de commencer à tourner, ça faisait deux ans que j’allais les voir. Donc forcément, ça change tout. Et puis ils m’intéressaient vraiment, donc il y a un lien qui se crée. Sûrement aussi grâce à une présence régulière : dans le documentaire, les gens ne se livrent pas forcément tout de suite, ils n’ont pas confiance dès le début. Ce n’est pas immédiat du tout, ce qui se tisse avec un réalisateur ou une réalisatrice, et une caméra. Mais je pense que quand les gens voient les réalisateur-ices revenir, et revenir si souvent, il y a un moment où quelque chose s’opère de cette opiniâtreté à faire un film, à s’intéresser à ce sujet. C’est opérant à un moment donné.
Le titre de votre film, « L’énergie positive des dieux », reprend celui du dernier album d’Astéréotypie. Comment l’avez-vous choisi et quel sens lui donnez-vous ?
J’adorais ce titre. Je trouvais qu’il traduisait vraiment des choses que j’avais envie d’exprimer dans le film. Il y avait d’abord ce côté énergie, et j’aimais beaucoup aussi « des dieux », j’adorais ce côté prophétique, un peu païen. Et puis, je trouvais qu’il y avait quelque chose d’un peu prophétique, chez eux, notamment chez Yohann (c’était lui qui avait inventé ce titre). Il a vraiment quelque chose d’un peu prophétique dans sa façon de s’adresser au public, il va dire « un message pour l’humanité », par exemple. Il a un rapport au langage très ample. Dans ce titre, il y avait l’énergie, et une certaine puissance. Ca recoupait beaucoup d’éléments qui correspondaient à une vision que j’avais envie de transmettre d’eux. A ce seul détail près que c’était le titre de leur album, donc c’était un petit peu compliqué au début. Enfin, moi, ça ne me posait pas tant de problème, mais il y a pas mal de gens autour de moi qui me disaient que c’était un peu problématique. Mais comme j’étais là pendant la tournée de cet album, ça avait quand même du sens. Je savais que quand le film sortirait, on serait passé à autre chose. J’ai cherché d’autre choses, mais ça ne me correspondait jamais vraiment, je n’avais pas très envie de mettre mes mots à moi. J’avais envie d’avoir leurs mots.
Dans un entretien du dossier de presse de L’énergie positive des dieux, vous parlez de la scène comme un « lieu de transcendance ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
Ce qui est assez troublant dans Astéréotypie, c’est que les chanteurs, dans le quotidien, ont des moments d’angoisses assez fortes, des moments où l’équilibre vacille, où il y a une contrariété, et parfois, des moments de crise. Et en fait, ça n’a jamais lieu sur scène. Il n’y a jamais eu le moindre problème sur scène, si ce n’est des histoires de décalage, ou de ne pas être exactement dans le bon rythme. Par ailleurs, les chanteurs auraient eu beaucoup d’occasions de quitter le groupe, et de partir dans d’autres projets. Mais en fait, ils reviennent. Et j’ai toujours eu le sentiment qu’ils ressentaient un énorme plaisir à être sur cette scène, et qu’il y avait quelque chose où ces différences, ces troubles et ces angoisses, étaient transcendés sur scène. C’est-à-dire qu’il ne s’agissait plus de ça, aussi en terme de perception, de les percevoir comme ayant des comportements inadaptés ou bizarres. Il y avait quelque chose qui pouvait s’exprimer sur scène, et c’est pour ça que je parle de « lieu de transcendance ». Et le fait qu’il n’y ait jamais eu aucun problème, alors que ce n’est pas donné, c’est la scène, c’est quand même source de stress, il y a du monde, l’interaction avec la salle…Donc, c’est quand même étonnant que jamais il n’y ait eu un seul chanteur qui ait une angoisse trop forte pour monter sur scène.
Finalement, c’est peut-être leur moyen de communication le plus prodigue, la scène musicale.
Oui, c’est un lieu où ne sont pas en jeu les mêmes règles, les mêmes questions de rapport à l’autre, les mêmes questions d’adaptation sociale. Et le fait que ce soit un champ plus libre, où on peut faire plus ce qu’on veut, où on peut plus hurler, se balancer, c’est sans doute une espèce de liberté.
Vous évoquez aussi vouloir interroger notre regard, notamment sur le langage et sa normativité : pour vous, où commence la poésie ?
La frontière entre ce qui est art ou pas art, poésie ou pas poésie est fine, et soumise à interprétation. Je ne pourrais pas dire ce qui fait poésie, en revanche, parce que je pense que c’est subjectif d’être touché par des inventions langagières, des mots qui se télescopent. Moi, je suis très sensible, par exemple, au rapport au langage de Yohann, qui télescope les mots, met un mot à la place d’un autre. Je trouve que ça crée une espèce de champ sémantique qui est le sien, et qui vient bouleverser les règles. On retrouve dans l’écriture ces règles, que l’on va tout d’un coup changer et se réapproprier : peut-être que c’est là que commence la poésie. Et c’est vraiment ce que fait Yohann. De façon plus large, il s’agit d’interroger le spectateur sur ce qui est un délire ou ce qui est création. Et c’est l’interroger aussi sur la multiplicité du regard : on peut regarder de deux façons, mais peut être que les deux sont valables. J’aime bien cette idée que parfois, quand on se déplace, quand on regarde d’une autre manière, on voit autre chose. Ce sont plutôt des visions qui se superposent, ce n’est pas dire « Il faut regarder différemment ». Je n’ai pas du tout un discours qui viendrait dire « Ce sont des génies méconnus, c’est une singularité comme une autre ». Je pense, pour les avoir vus aussi dans des moments de souffrance, qu’il y a un trouble, qui est handicapant. Je trouve que c’est un écueil de le nier et de transformer ça en une espèce de fascination, en disant uniquement que « Ce sont des génies ». Je pense qu’on peut regarder de façon multiple, et qu’on peut voir aussi un potentiel artistique —ils ont beaucoup de talent. Et qu’on peut croiser les choses pour avoir une vision de l’individualité un peu complexe. Souvent, quand les visions sont trop univoques, elles manquent d’intelligence, de complexité. C’est vraiment cette idée-là de regarder d’une certaine manière, et puis d’une autre, et à un moment, on voit des choses différentes, selon son axe de vue. Il faut accepter de ne pas apporter de réponse, de ne pas dire « Ils sont comme ça ».
Comment votre film a-t-il été reçu par Astéréotypie ?
Il a été bien reçu, je crois, mais, aussi différemment qu’ils sont différents. Pour certains, dans l’image projetée sur un écran longtemps après qu’elle ait été captée, il y a quelque chose de difficile à appréhender, et d’un peu abstrait. Ils ne se sont pas tous intéressés à ça. En tout cas, ça reste un peu mystérieux pour moi, la façon dont ils l’ont perçu. Un jeune comme Stanislas, qui verbalise plus, a réagi en parlant des aspects positifs et négatifs qu’on voyait dans le film, et dit qu’on n’aurait peut-être dû montrer que les aspects positifs. Après, il est revenu sur cette première réaction en disant que c’était intéressant. Je pense qu’il a aimé le film, et il me semble que son image et son personnage dans le film ne l’ont pas dérangé, il s’est senti à l’aise avec cette image de lui-même, me semble-t-il. Pour Christophe [l’éducateur], c’était un peu particulier de se voir autant à l’écran (il est sur tous les plans). Il m’interrogeait souvent pendant que je faisais le film, tout en me laissant une très grande liberté. Il me donnait une très grande confiance. Mais je pense qu’il avait peur que je fasse quelque chose d’un peu social. Je lui disais que je ne faisais pas seulement un documentaire musical sur un groupe de rock, mais qu’il y avait d’autres choses aussi. Ma vision se pose entre plusieurs problématiques : celle de la relation humaine, celle du rock, celle de l’autisme. Je pense qu’au début, quand il a vu le film, il aurait aimé quelque chose de plus centré sur la création du groupe. Maintenant, ils [les membres d’Astéréotypie] soutiennent clairement le film, ils en font la promotion, font des concerts après les projections. Ils se sentent à l’aise avec le film.
Souhaitez-vous continuer le documentaire, alors ?
J’ai très envie de refaire un documentaire, mais il y quelque chose d’un peu sacrificiel. C’est un domaine économiquement très complexe, et qui demande beaucoup d’investissement. Il faut avoir un désir extrêmement fort, de faire un film, de raconter une histoire, parce que c’est beaucoup d’énergie, et on n’est pas extrêmement bien payés. Je trouve ça important de parler de ça, car ça joue aussi sur le désir de faire d’autres films. J’ai très envie, mais il faut que je gagne ma vie. Ca sera une question qui se posera, de mettre autant d’énergie. Mais j’ai adoré faire ça. C’était une chance aussi que de pouvoir les accompagner [Astéréotypie], j’ai tendance à dire (je n’ai peut-être pas assez d’expérience de film pour pouvoir le dire) que parfois, les films sont un prétexte pour passer du temps avec les gens. Je n’aurais jamais pu passer autant de temps avec Astéréotypie si je n’avais pas eu de projet de film ! C’était très riche pour moi d’être à leurs côtés. Professionnellement, c’est ce qui m’a le plus nourrie, que j’ai trouvé le plus intéressant, et où on pouvait aller le plus loin dans l’expression de sa subjectivité, justement.
Merci à Laetitia Møller pour son temps et sa patience, et à Anne-Lise Kontz pour avoir organisé cet entretien.
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