le premier mois
sans engagement
« Animer un atelier d’écriture, c’est d’abord, comme en amour, rencontrer des individus pleins d’une attente dont ils ne connaissent pas eux-mêmes les tenants et aboutissants », raconte Estelle-Sarah Bulle dans sa chronique.
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En atelier (1)
Estelle-Sarah Bulle.
Claire est arrivée avec son père. Jeune fille rougissante de 17 ans aux fins cheveux blonds de nourrisson, visage rond derrière ses lunettes et sa grande écharpe, elle baisse les yeux et voûte un peu ses épaules. Son père, un grand gaillard d’allure joviale, m’a saluée avant de repartir dans le froid de la nuit. J’ai souhaité la bienvenue à Claire, qui depuis longtemps remplit ses cahiers d’histoires secrètes et romantiques. Son père l’a inscrite à l’atelier d’écriture « parce qu’elle a besoin de voir des gens et parce qu’elle a toujours aimé écrire ». Lui, sa passion, c’est le foot. Mais il fait confiance « aux collègues », c’est-à-dire le service municipal qui m’a invitée à animer pendant quatre mois cet atelier d’écriture gratuit pour le public. Même s’il ne la fréquente pas, il connaît un peu la médiathèque de cette agglomération de taille moyenne où il travaille comme jardinier.
Claire s’est assise à la grande table, attentive et muette. Elle ne parlera jamais beaucoup. Sa voix est un filet fragile et son cœur, un diapason qui vibre trop si on n’y prend garde. Quelques minutes après est arrivé à bicyclette un couple de sexagénaires dynamiques, tout en K-way et baskets. Elle circonspecte, cheveux courts argentés. Lui, barbe de trois jours et sourire en coin. Puis une élégante femme aux yeux bleus et au brushing soigné a salué posément les participants. Deux cinquantenaires pétillantes, qui avaient une grande expérience des ateliers d’écriture, ont déboulé en bavardant. Elles m’ont expliqué qu’elles aimaient écrire, voilà, pour mettre au propre leurs émotions de la journée, pour exprimer leurs irritations et leurs peines, esquissant aussi des histoires auxquelles elles ne parvenaient jamais à donner vraiment corps.
Nous avons ensuite été frappés par l’apparition d’une longue silhouette sortie d’un autre temps, d’un autre monde : un grand homme noir, longiligne, paré d’un costume trois pièces en velours violine assorti d’un magnifique chapeau melon, s’est installé parmi nous avec un sourire mi-théâtral, mi-nerveux. Sous son chapeau, il était entièrement rasé à l’exception d’une très longue natte partant de l’arrière de son crâne et tombant au bas des reins, à la manière d’un Chinois mandchou. J’ai remarqué qu’il avait deux ongles de la main droite vernis de noir et un ongle verni de rouge. Une épingle nacrée luisait à sa cravate. Sans doute bien d’autres détails de sa mise avaient une signification profonde pour lui, mais je n’aurais pu les relever tous, à moins de le détailler avec une insistance grossière. Son prénom anglais rajoutait un peu de mystère, mais nous ne décelions aucun accent lorsqu’il s’exprimait avec une légère emphase mâtinée d’une pointe d’auto-ironie, comme pour s’excuser d’incarner le personnage qu’il était.
Les derniers arrivants ont pris place : Adeline, 25 ans, longs cheveux bruns en bataille et maquillage appuyé, brûlant depuis l’enfance de passion pour Harry Potter. Elle invente et partage sur son blog d’interminables suites aux aventures du petit sorcier dont la présence l’accompagne dans ses moindres gestes quotidiens : elle me montre un porte-monnaie Harry Potter, un agenda Harry Potter et sur son bras, un de ses tatouages Harry Potter… Coralie, elle, vient du théâtre. Au fil des séances, elle montrera un talent certain pour interpréter à haute voix ses textes et ceux de ses camarades. Écrire est pour elle une nécessité, un exutoire, alors même que l’idée de se plonger dans la lecture d’un roman la rebute : une sorte de fascination-répulsion pour la littérature. Il y a aussi Pascal, curieux de voir à quoi ressemble un atelier d’écriture, empli jusqu’à la fébrilité par l’envie d’exprimer les tourments de son enfance. Et la douce Marjorie, l’ombrageux Fayem, la sérieuse Nathalie.
Animer un atelier d’écriture, c’est d’abord, comme en amour, rencontrer des individus pleins d’une attente dont ils ne connaissent pas eux-mêmes les tenants et aboutissants. Poussés par des envies secrètes parfois enfouies depuis des années, ils viennent vous interroger sur ce qu’ils ne se formulent pas, sur leur propre conception ou peur de l’écriture. Souvent, je suis bien en peine de répondre à des questions dont l’objet se dérobe, à des demandes qui dépassent le simple fait de coucher des mots sur le papier et relèvent plutôt de rêves, de blocages et d’interdits intimes. De cet échange, deux heures par semaine durant plusieurs mois, je ne sais rien au début. Je suis tout aussi incertaine que les participants, mais j’ai envie de me confronter à cette étrangeté. Vais-je réussir à capter l’attention ? À mettre en confiance ? À déclencher de l’écrit tout en gardant le nécessaire recul de celle qui guide et ne commande pas ?
L’écriture est un acte profondément engageant. Aucun écran, aucune série Netflix, ne pourra jamais la concurrencer. (À suivre)
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