A la UneMédiasEn 1962, Joffre Dumazedier annonçait une civilisation du loisir
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ESSAI
Par Damien Roger · Le Journal des Arts
Le 23 octobre 2022 – 865 mots
Il y a soixante ans, dans son livre précurseur « Vers une civilisation du loisir ? », le sociologue posait les fondements d’une civilisation du temps libre. Cette société libératrice et d’émancipation reste pourtant encore à construire.
Il y a vingt ans disparaissait Joffre Dumazedier (1915-2002), auteur d’un ouvrage fondateur et visionnaire qui prend la forme d’une question mais surtout d’un souhait pour le futur : et si nous changions de modèle de société pour nous détourner du travail et accroître notre temps libre ? Dans cet ouvrage, le sociologue décrit les impacts de la société moderne sur la distribution des temps sociaux. Au XIXe siècle, l’industrialisation a banni le vieux rythme saisonnier du travail entrecoupé de temps festifs ou récréatifs. Loisir et travail s’opposent désormais frontalement. Traduisant les aspirations à un nouveau bonheur, la civilisation du loisir amorce une mutation humaniste qui, selon Dumazedier, « sera peut-être encore plus fondamentale que celle de la Renaissance ».
Le temps libre ne s’oppose pas seulement au temps travaillé. Il se partage lui-même entre temps contraint et temps choisi : un temps contraint où il faut faire face à l’ensemble des nécessités de la vie quotidienne ; un temps choisi hors du travail où l’on peut pleinement s’adonner à ses loisirs. Dumazedier propose une définition du loisir aussi exhaustive que possible : « Le loisir est un ensemble d’occupations auxquelles l’individu peut s’adonner de plein gré, soit pour se reposer, soit pour se divertir, soit pour développer son information ou sa formation désintéressée, sa participation sociale volontaire ou sa libre capacité créatrice après s’être dégagé de ses obligations professionnelles, familiales et sociales. » Il retient ainsi une vision composite du loisir auquel il assigne trois fonctions : le délassement, qui permet de délivrer l’homme de la fatigue ; le divertissement, qui délivre de l’ennui ; et enfin le développement de la personnalité, qui accroît librement les aptitudes et peut créer des formes nouvelles d’apprentissage volontaire tout au long de la vie.
Joffre Dumazedier n’est pas un sociologue de la culture mais bien du temps libre. Sa théorie n’en est pas moins pertinente pour appréhender la question de l’accès des publics à la culture. Il insiste en effet sur le caractère protéiforme de celle-ci. Pour lui, il n’est pas question de distinguer haute culture et basse culture. Il écarte également l’idée qu’il existerait une « coupure culturelle » au sein de la population qu’il faudrait « réparer ». Son approche rompt avec le modèle qui sous-tend alors les politiques publiques culturelles et qui est fondé sur les théories déterministes de l’habitus et de la reproduction. Pour lui, la culture prend forme et s’acquiert partout dans le temps libre.
Ses travaux révèlent que les individus sont en situation d’apprentissage continu, bien au-delà de la seule fréquentation des institutions scolaires et culturelles : la culture prend forme dans la multitude des gestes du quotidien. Il y a d’abord les activités manuelles, mi-désintéressées, mi-utilitaires (bricolage, jardinage…) de l’homo faber. Il y a ensuite les jeux, qui donnent corps à l’homo ludens et en faveur desquels l’incitation est permanente, notamment par le biais des médias de masse (football, hippisme…). En troisième lieu, il y a cet homme imaginaire qui trouve de la satisfaction dans les récits de fiction, la culture livresque ou filmique. Ensuite, on trouve l’homo sapiens, qui apprend et se tient informé grâce aux journaux ou à la radio. Et enfin l’homo socius, qui aime se sociabiliser à travers des discussions et une participation à la vie sociale.
Dumazedier porte son attention sur l’éducation extrascolaire et sur la participation citoyenne : s’inscrire à une formation, suivre un cours en auditeur libre, participer à une rencontre, s’impliquer dans une association, autant d’activités qui permettent de se forger une culture. Il repositionne ainsi le débat autour de la question de la formation culturelle des « publics » – notion à laquelle il préfère d’ailleurs celle de « peuple » ou de « citoyen ».
Le sociologue propose ainsi de sortir du schéma éducatif consistant à transmettre des connaissances théoriques de manière descendante au profit d’activités pratiques et d’échanges prenant appui sur l’expérience. Dumazedier situe le loisir dans la perspective d’une démocratie culturelle qui réclame une nouvelle politique de l’éducation, de l’information, des institutions, en un mot « un nouvel humanisme ».
Cette civilisation du loisir présente néanmoins un certain nombre d’écueils. D’une aliénation au travail, le risque est de basculer dans une autre forme d’aliénation, cette fois provoquée par la publicité et les médias de masse, comme l’analyse Edgar Morin. Après avoir engendré le désir de posséder des biens matériels par le biais du travail, la société postindustrielle en génère un autre : un désir croissant de distraction, couplé à un manque de moyens pour une partie de la population, ce qui conduit au renforcement d’un sentiment de paupérisation.
Tout au long de son ouvrage, une préoccupation dominante apparaît : que le loisir ne soit pas un instrument d’aliénation, un « nouvel opium du peuple » ; qu’il ne nuise ni à la participation sociale ni à la formation individuelle ; et que « la vie par procuration » ne remplace pas la vie réelle : un avertissement qui résonne étrangement à l’heure du métavers.
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°597 du 21 octobre 2022, avec le titre suivant : En 1962, Joffre Dumazedier annonçait une civilisation du loisir
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