Le dessinateur publie l’émouvant récit d’une expérience communautaire qu’il a vécue, petit. L’occasion d’évoquer sa famille d’origine bretonne investie dans des mouvements de jeunesse chrétienne, et de rendre compte d’une époque où l’on croyait encore que l’on pouvait changer le monde.
« Tu aurais pu attendre qu’on soit morts pour écrire ce livre ! » C’est peu dire que le livre d’Emmanuel Lepage remue un passé douloureux pour sa famille… Au début des années 1970, une poignée de personnes s’installent au Gille-Pesset à Betton près de Rennes (Ille-et-Vilaine). Leur but, bien réfléchi : tenter une vie communautaire. Issus des mouvements de jeunesse chrétienne, ces utopistes sérieux, qui croient au collectif, veulent appliquer des principes de vie en commun. Ils sont les pionniers de l’habitat partagé.
Parmi eux, la famille d’Emmanuel Lepage. Elle va vivre au Gille-Besset pendant quatre ans. Pour l’auteur qui découvre la liberté, la créativité, les jeux avec les copains omniprésents s’ouvre alors une parenthèse enchantée. À l’origine de l’envie de raconter cette histoire intime et universelle qui rend compte d’une époque, l’écoute de la bande magnétique d’une discussion qui a eu lieu en 1974. Emmanuel Lepage prend conscience du décalage social entre ses parents et les autres… Son père, d’abord militaire, avait fait le tour du monde avant de devenir correcteur de presse à Ouest France. Sa mère était peintre…
Pour écrire son livre, le dessinateur a mené une enquête au long cours. Il a rencontré les anciens protagonistes de l’histoire avec la peur qu’ils ne disparaissent avant d’avoir pu raconter leur expérience… Le récit est profond, le désir de retranscrire l’expérience fondatrice, puissant. Le dessin au service d’un propos intime s’est fait plus efficace. Emmanuel Lepage joue des couleurs, et du découpage pour nous emmener dans son enfance. On est frappé par l’honnêteté de la démarche.
Emmanuel Lepage : “Cela fait 30 ans que j’ai le projet de raconter mon enfance dans une communauté. Un jour, une amie m’a dit : “Ce genre de vie communautaire échoue toujours. Je ne comprends pas pourquoi on continue à imaginer qu’on pourrait changer le monde !”. Même si ce choix de vie était celui de mes parents, la pique m’a blessé et réveillé. Pour moi, l’important dans ces tentatives de vivre ensemble n’était pas qu’elles réussissent, mais que les gens tentent quelque chose. J’ai sauté le pas de l’écriture de la BD à cause de l’âge des protagonistes. Ils vieillissaient, certains mourraient. L’urgence s’est imposée à moi. Ensuite, il fallait pour raconter cette histoire que mon trait évolue, qu’il soit moins lourd, que je dessine plus rapidement. Mon passage à la BD documentaire m’a permis de réfléchir autrement la bande dessinée. Et a rendu ma narration plus fluide et efficace. Pendant la rédaction du livre, j’ai été très malade, j’ai dû arrêter d’écrire et de dessiner. J’avais déjà fait 100 pages. Une fois soigné, quand j’ai repris, j’avais le recul nécessaire pour changer le récit. Et finalement, la maladie a été, pour le livre, assez bénéfique.”
“Cette histoire se déroule au début des années 1970, mais parle beaucoup d’aujourd’hui. La jeunesse contemporaine a une conscience aigüe des enjeux climatiques et féministes. Elle remet en question le patriarcat… Il y a des convergences avec ce qui s’est passé dans les années 1960/1970. Mes parents ont fait partie de ces gens qui, par utopie, ont mis en place une vie en commun. Mais attention : ce n’étaient pas de doux rêveurs ! Mais plutôt des gens qui réfléchissaient, et s’interrogeaient. Ces groupes inventaient de nouvelles formes de communication. Ils trouvaient des choses que l’on voit aujourd’hui dans les groupes de parole, comme le fameux bâton de parole.”
“À l’origine de cet esprit généreux de partage, une enfance dans des familles nombreuses et chrétiennes. La plupart des personnes du Gille-Pesset sont passées par le scoutisme. Une fois devenues adultes, elles ont continué à participer à des communautés spirituelles. Elles se réunissaient régulièrement, évoquaient leurs difficultés, et cherchaient collectivement des moyens de les résoudre. Ce sont des gens engagés. Encore aujourd’hui, ils sont présents dans des associations, des mouvements politiques, des actions municipales… Ils pensent profondément que l’on est plus intelligent à plusieurs.”
“Maintenant, je sais que je suis de là. Je n’ai pourtant vécu que quatre ans dans cette communauté. Mais de cette expérience vient mon désir de raconter des histoires, et de faire de la bande dessinée. La création était omniprésente, ne serait-ce que dans cette façon originale de vivre ensemble. Nous, les enfants, nous nous sentions libres de nous exprimer, de créer, et de jouer. Notre imagination était encouragée par les adultes qui nous donnaient les moyens de l’exprimer. Je raconte une histoire sur le vivre-ensemble, sur la vie, la vie en commun, l’entraide, communauté des esprits… Mais je fais une activité, un métier, une passion profondément individuelle, intime, et solitaire ! (rires) Je ne me suis pas senti capable de faire vivre la même expérience à mes enfants. Mais c’est peut-être idiot.”
“Au départ, je ne pensais pas que l’histoire de mes parents représenterait la moitié du livre. Mais j’ai cherché à comprendre pourquoi ils étaient partis du Gille-Pesset. Un départ douloureux : j’ai eu l’impression que ma vie s’arrêtait. En plus, je me sentais responsable. J’ai d’ailleurs commencé à faire de la bande dessinée à partir de ce moment-là : pour tenter de retrouver dans le dessin les émotions que j’avais connues dans cet endroit. En réécoutant les bandes d’une discussion du groupe, il m’est apparu que le problème était venu d’une différence de milieu social. Les gens avaient tenté en vivant ensemble de la dépasser. Mais petit à petit, leur origine sociale les avait rattrapés. Mes parents ne se sentaient pas à leur place. C’est un peu ce que raconte Annie Ernaux dans ses livres. Il fallait alors que je fasse le récit de l’origine de ma famille.”
“Un jour, j’ai prévenu mon père. Pour mon récit, il fallait que j’évoque son secret de famille… Il m’a répondu : “Fais ce que tu veux, de toutes les façons, je suis en train d’écrire mon histoire de mon point de vue pour mes petits-enfants !” Mon projet a irrigué son récit, et vice-versa. J’ai également réalisé que l’important n’était pas que les protagonistes voient mon livre, mais ce qui s’est passé au cours de sa rédaction : les échanges incroyables que j’ai eus avec ces gens. Ils sont maintenant âgés de 80 ans, mais quand ils revivent leur histoire, ils ont de nouveau 20 ans, ils s’enthousiasment, tremblent, pleurent… Pour eux aussi, cette expérience a été fondatrice.”
Cache-cache bâton d’Emmanuel Lepage est paru chez Futuropolis
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Références
https://seo-consult.fr/page/communiquer-en-exprimant-ses-besoins-et-en-controlant-ses-emotions