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“Music for Lovers Only”, le premier 33 tours conçu pour être écouté en fond sonore lors d’une soirée intime, produit en 1952. © DR
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Ce livre explore donc la diversité des situations, des esthétiques et des expériences, les diverses manières qu’a la musique de représenter la sexualité, ou de la susciter, et nous parle également de la playlist personnalisée potentielle que chaque personne possède ou rêve de posséder dans son smartphone.
Sexe et amour sont archi présents dans l’histoire de la musique. Le slow, la sérénade, le tango, le jazz, le disco, le strip-tease, la musique de cinéma, les marches nuptiales: bienvenue dans le vaste univers des sex sound studies! Ici, la théorie queer revisite les vieux maîtres de l’ultragauche.
Je t’aime… moi non plus, veux, veux pas, on n’a plus le choix, va falloir vivre avec. Au temps du streaming, une neuve économie de services a remplacé l’obsolète économie des biens et la fonction de la musique ne semble plus être l’élévation au-dessus des contingences mais bien plutôt la lubrification du quotidien des télétravailleurs!
Où passe la frontière morale entre la spectaculaire femme marchandise et le discours critique de l’homme d’ultragauche qui dénonce son chant? Ces deux voix ne sont-elles pas complémentaires comme dans un contre-point musical? C’est en tout cas le diagnostic que Jean Baudrillard pose en 1970 dans La Société de consommation, où après s’être s’emporté contre l’atonalité vibrante des speakerines, que ce soit à l’aéroport ou à la télévision, il remarque que tout ce qui s’entend dans les médias prend ostensiblement le vibrato sexuel. Cela a d’ailleurs, d’après lui, fait tomber dans un piège les contestataires de mai 68 qui en surréifiant les objets de consommation et en leur accordant une valeur quasi diabolique ont permis la récupération par le système de tous les discours ultra sur l’aliénation et de toutes les dérisions du pop car ils sont l’autre moitié du mythe!
Darwin, postulant une continuité dans les pratiques musicales entre le monde animal et les humains, en tire une théorie musico-sexuelle des origines du langage. «Il n’y a donc rien d’improbable à soutenir que les ancêtres de l’homme, mâles ou femelles, ou tous deux, avant d’avoir acquis la faculté d’exprimer leur tendre sentiment en langage articulé, aient chercher à se charmer l’un l’autre au moyen de notes musicales et d’un rythme» écrit-il.
Eh oui, nous sommes des animaux. Eux se sont rencontrés au sein d’une troupe de théâtre amateur. Elle est très attirée par lui et dès qu’elle voit sa playlist sur iTunes, elle sait qu’il est celui qu’elle attendait depuis si longtemps! Dorénavant, lorsqu’ils sont ensemble, ils écoutent leur best of personnalisé sur Spotify mais quand ils font l’amour, ils sont plutôt sur FIP parce que, sans trop les distraire de ce à quoi ils s’adonnent, cela les isole bien des bruits du voisinage et de la rue.
Pour Adorno, le jazz, qu’il a carrément qualifié de «musique d’esclave», était l’instrument d’une sexualité masculine placée sous le signe freudien de la castration. Quant au désir féminin, il semble qu’il en ignorait l’existence. «L’orchestre de jazz est l’imago d’une machine à double fonction: celle d’une machine à castrer agitée de soubresauts convulsifs menaçants, mais aussi celle d’une machine à coïter puissante pilonnant sans interruption», écrivit-il en 1936. A Horkheimer qui lui reprochait son freudisme primaire, il répond «la signification du jazz a pour présupposé une théorie de l’éjaculation précoce». Coitus interruptus, fonction sexuelle détériorée, sadomasochisme, castration, sex appeal, soubresauts convulsifs, pilonnage ininterrompu, toute une époque de la langue psycho-descriptive et de l’histoire de l’hétéro-normativité s’exprime dans ses jugements de valeur.
Ailleurs, Adorno mentionne aussi la crudité de nouveaux pas de danse et que, dans certains endroits sombres, des entraineuses amènent des hommes à la jouissance tout simplement en exécutant de sombres et humides tangos. Ce qui nous rappelle immédiatement certains des meilleurs passages de l’œuvre d’Henry Miller à propos de Mara, sa célèbre taxi-girl.
Peu avant sa mort, en 1969, Adorno écrira que Brecht et lui souhaitaient tenir à distance l’art comme drogue, ivresse, hypnose et autres métaphores signifiant l’abandon de l’esprit critique, qu’ils ne voulaient pas que l’émotion l’emporte sur la raison, qu’ils ne voulaient pas laisser triompher le kitsch, cet autre nom pour dire le fétichisme de la marchandise.
Le foxtrot et le ragtime, tous ces genres kitsch, étaient donc pour eux sociabilité de ceux qui sont ivres, triomphe du fétichisme de la marchandise, soumission de la conscience critique à l’émotion, juxtaposition d’accords banals, étrangers, sans relation entre eux, mélangés avec le lisse quasi pornographique du déroulement rythmique.
Adorno classe aussi le tango parmi les formes les plus grossières de la «musique d’esclave».
Kurt Weill s’en saisit plusieurs fois pour exprimer le désir sexuel. Dans L’Opéra de quat’sous par exemple.
Esteban Buch rapproche la critique d’Adorno du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, roman dans lequel la musique est au cœur de l’emprise qu’exerce un état mondial sur les individus. La vie quotidienne y est rythmée par des Boîtes à Musique Synthétique.
«Presse-moi, blesse-moi, caresse-moi sans cesse, chante dans ses oreilles la Wurlitzeriana Super-Vox, tandis que Linda, agonisante et gavée de soma, se perd dans une rêverie érotique infinie».
Oui, le Meilleur des mondes est truffé de musique synthétique avec des descriptions précises de sa production à l’échelle industrielle. Ce roman parle d’une société qui interdit la reproduction vivipare et qui en même temps encourage une sexualité non reproductive.
Il y a beaucoup de renvois à l’idée que ce bonheur artificiel est saturé de lubrifications sonores sous formes de nombreux spectacles dont un avec un groupe qui se nomme Les Sexophonistes. Ces cérémonies rituelles, Huxley les imagine à partir des récits de Malinovski ou de Margaret Mead qui avait décrit des danses de Samoa qu’elle avait qualifiées d’obscènes. Et lui non plus n’était pas très fan du jazz, genre qu’il décrivait ainsi: expression des émotions les plus basses, de la concupiscence de babouin à l’apitoiement nauséabond sur soi-même, de l’hystérie écervelée massive de foules hurlantes à la languissante träumerei masturbatoire.
En janvier 1936, lors d’une représentation de Lady Macbeth du district de Mtsensk, les musiciens jouent trop fort, Staline quitte la salle. Le sort de Dimitri Chostakovitch va changer du tout au tout.
L’histoire est celle d’une jeune femme esseulée dans la Russie profonde du XIXème siècle. Elle tombe amoureuse d’un employé de son mari, marchand aisé, mais impuissant et est finalement poussée au meurtre et au suicide.
Cet opéra, créé en 1934, a rencontré un grand succès. Il est joué en 1935 à New York où un critique constate que «Chostakovitch est indéniablement le plus grand compositeur de musique pornographique de l’histoire de l’opéra». Suite à l’incident avec Staline, la Pravda écrit qu’il ne s’agit pas de musique mais de chaos et accuse le musicien de formalisme. Tout cela est grossier, primitif, vulgaire, juge-t-elle. La musique glousse, gronde, halète, souffle et, obscénité des obscénités, le lit à deux places de la femme occupe carrément le devant de la scène. Ce n’est pas une satire de la lubricité mais une apologie de la lubricité!
En vérité, c’est le désir de Katerina qui s’exprime. Elle qui, tout en se déshabillant, se plaint si amèrement de sa solitude:
«Personne ne m’enlace la taille
Personne ne presse ses lèvres contre les miennes,
Personne ne caresse ma poitrine blanche,
Personne ne m’excite d’une caresse passionnée.»
Son désir est complexe et plein de contradictions alors que celui de son amant, Sergueï, est «hydraulique» et se résume dans l’agressivité dont il fait preuve vis-à-vis des femmes. Katerina oppose un refus répété aux assauts de cet homme jusqu’au moment où un la chanté à l’unisson nous apprend que l’affaire est faite et un glissando joué au trombone solo, une fois l’acte sexuel consommé, évoque la détumescence en produisant un effet qui ridiculise la brute.
Le féminisme a donné des mises en scènes récentes de cet opéra qui, s’affranchissant plus ou moins du livret, font de Katerina une femme active qui assume son désir et qui au lieu de résister à Sergueï choisit librement de coucher avec lui et de devenir sa complice.
On sait à quel point les Italiens sont férus d’opéra. Pasolini a failli intituler son film Comizi d’amore (1964) «Don Giovanni». Ce film qu’on pourrait dire de cinéma-mensonge, répondant au genre cinéma-vérité inventé par Jean Rouch et Edgar Morin dans Chronique d’un été, montre Pasolini parcourant l’Italie avec un cameraman et demandant à des hommes s’ils préféreraient voir son futur documentaire avec eux dedans, ou un porno, ou un strip-tease, et questionnant de gens de tous âges pour leur poser cette question fondamentale: parlait-on trop ou pas assez de sexualité?
Des chansons en rythment la bande-son dont I Watussi d’Edouardo Vianello, un twist qui caricature une peuplade africaine, I’m Counting On You d’Elvis Presley, le tube Sonfinite le vacanze de Rita Pavone, ou l’ouverture des Vêpres siciliennes de Verdi en toile de fond d’une discussion sur la prostitution à Naples.
Et donc aussi et surtout l’opéra de da Ponte et Mozart, archétype du lien entre le sexe et la musique, qui est au cœur du projet de cet opus pasolinien. A un moment donné, Pasolini demande à des jeunes soldats s’il se sentent des dongiovanni. L’un répond qu’il est malheureusement trop petit pour l’être, un autre se plaint de l’obligation que ce désir social fait peser sur lui tandis qu’un troisième incrimine son nez de travers et un dernier le manque d’argent. Ainsi, Comizi d’amore critique un modèle de masculinité hors de portée pour des jeunes prolétaires.
Michel Foucault, en mars 1977, avait chroniqué cette enquête filmique dans Le Monde et de son analyse, il ressortait que la libération des mœurs qui s’annonçait n’était pas reçue par les jeunes avec des cris de joie, mais avec méfiance, car ils la savaient liée à des transformations économiques qui risquaient fort d’accentuer encore plus les inégalités de l’âge et de la fortune.
«Les adultes se juxtaposent et discourent, les jeunes parlent bref et s’enlacent. Pasolini interviewer s’estompe: Pasolini cinéaste regarde de toutes ses oreilles», écrivait l’auteur de l’Histoire de la sexualité.
Bref, quel est aujourd’hui le rôle de la musique dans la vie sexuelle des personnes? Quelles sont les représentations de la sexualité dans les œuvres musicales? Comment cette histoire dialogue-t-elle actuellement avec la marchandisation de la musique et avec sa numérisation? Faut-il complètement repenser les pouvoirs de la musique? Pour répondre à cette foultitude de questions l’auteur de ce libelle convoque, outre DJ Kid Vibes et Madonna, rien de moins qu’Adorno et Aldous Huxley, Pasolini, Mozart, Wagner, Alban Berg, Dimitri Chostakovitch et, least but not last, l’astucieux Jackie Gleason, l’homme de télévision qui a produit, dès 1952, le premier 33 tours conçu pour être écouté en fond sonore lors d’une soirée intime, le Music for Lovers Only.
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