5 décembre 2022. L’automne touche à sa fin. Il est temps de clore cette année de “Choses lues, choses vues” avec ce dernier épisode qui porte, un peu par hasard, le n° 31, ce qui tombe plutôt bien parce que ce 5 décembre marque le 90e anniversaire de la naissance de Jacques Roubaud, auteur de Trente-et-un au cube (1973) et dont le dernier livre paru l’an dernier chez Gallimard, Chutes, rebonds et autres poèmes simples, présente une suite de poèmes en six lignes ainsi construits : 3 – 5 – 7 – 5 – 3 – 8 = 31 syllabes (ou sons – soit le même nombre que pour le tanka, lui, en cinq lignes : 5 – 7 – 5 – 7 – 7). Nous ne ferons pas ici la recension de trente-et-un ouvrages, mais ce nombre se retrouvera en tant que contrainte secrète nous incitant à épuiser la petite pile qui nous fait signe chaque matin, sur l’air de : “ne nous oublie pas”. Trop de lectures tuent la lecture ? Non, pas vraiment, le problème est de trouver les mots pour en faire passer ne serait-ce qu’un bref écho et parfois rien ne vient, sinon quelques formulations mal troussées qu’il est préférable d’effacer. Que ce soit clair : le silence “critique” (le silence “chronique”) au sujet de tel ou tel ouvrage pourtant lu n’est pas de réprobation, ni même d’indifférence. Je dis ouvrage, mais c’est la même chose pour les films. Il sera peut-être question du très étonnant Coma de Bertrand Bonello quand le film sera disponible en vidéo (une seule vision en salle ne suffisant pas) et très certainement de La romancière le film et le heureux hasard de Hong Sangsoo, grand prix du jury au Festival de Berlin, quand ce 27e long métrage du cinéaste coréen sortira dans les salles, le 15 février prochain. Entre temps, on aura flâné dans divers espaces d’exposition (ces derniers jours : David Hockney chez Lelong & Co, Jean-Pierre Pincemin à la galerie Catherine Putman, Guiseppe Penone au Centre Pompidou, Sam Szafran à l’Orangerie et Étienne Robial au Musée des Arts Décoratifs). Flâner plus que jamais : voici le mot d’ordre pour l’année à venir – fureter à la frontière, prendre de l’écart, bref se mettre dans la peau, non d’un ours, mais d’un Michel Butor, toujours curieux, ouvert et plein d’énergie, volontiers bavard mais ne versant pas dans le verbiage, aimant prendre son temps et savourer diverses qualités de silence. Brocante d’automne, donc – So May we Start ?
1.
Dans le 12e épisode de cette chronique, il avait été question, en ouverture, d’un roman assez singulier d’Aden Ellias, Les Artistes, qui pouvait être aussi appréhendé en tant qu’essai. À peine six mois plus tard, nous est parvenu du même auteur 33 fois quelque chose, une suite de “fragments, de microfictions, d’épiphanies”, publié par La fabrique de nuit (H&O éditions). 33 est pour moi associé à une forme musicale (souvenons-nous des 33 variations de Beethoven sur une valse de Diabelli qu’aussitôt j’installe sur ma platine). Présenté en “objet littéraire iconoclaste et provocateur, habité d’intenses exercices d’admiration […] et animé d’une ironie mordante”, ces 33 fois quelque chose sont autant d’invitations à trouver du répondant. La citation de Tristan Tzara en exergue – “L’art est une chose privée, l’artiste le fait pour lui ; une œuvre compréhensible est produit de journaliste” – est de bon augure (m’en revient une autre, de John Ashbery : “Tout artiste qui se respecte devrait avoir comme seul objectif de créer une œuvre dont le critique ne saurait même commencer à parler”). Ce livre truffé de citations, de références, d’hommages est assez déconcertant, en ce sens que sur une même page on peut passer d’un auteur honni à une œuvre adorée (je ne donnerai pas de noms). Tentons de repérer deux ou trois fragments que l’on pourrait reprendre entièrement. En voici un – le plus bref – titré Zones d’ombre & fleurs coupées : “&clore, dit-elle.” (avec en bas de page cette citation d’Un mage en été d’Olivier Cadiot : “La moindre publicité pour EDF est plus invraisemblable que Nadja.”) Un autre – un poème ? : “Tu as / Les plus belles jambes / Du centre / Commercial Galaxie / C’était pas la bonne phrase ? / Attends je la refais / Attends je la ref / Attends” – Et enfin, p.65 : “Moi je n’y peux rien si vous avez ce petit visage cruel et non pas un grand visage généreux. Nous avons notre corps et c’est bien pour cela qu’il nous faut la dignité nécessaire pour renvoyer la lumière et parfois même plusieurs sons qui font de la musique.” Dans cette petite suite de 33 fois quelque chose (et non quelque chose noir) on trouve aussi “Il n’y a pas de moments parfaits” et “Le secret c’est ce qui précède juste avant que tu ne prennes la parole sur le plateau. Tu es en contact avec le passé et ces phrases tues qui précèdent et n’appartiennent qu’à toi, et c’est d’abord cela qui s’entend lorsque la parole te traverse.” J’arrête là, m’étant donné des contraintes précises quant au nombre de signes (comme au nombre de livres, d’images, etc.) Il me semble que ce montage devrait suffire pour établir la singularité de ce livre dont la Table propose 54 textes (parmi lesquels cette table – soit 31 + 23 si on a le goût des nombres premiers) et qui énonce “33” sans pour autant devoir passer (ni faire passer) un examen.
Ex machina de Gérard Cartier, publié à La Thébaïde, est un assez bref “journal de bord” écrit en contrepoint de L’Oca nera, roman dont la publication en 2019 avait occasionné un “grand entretien” avec son auteur. En voici les premiers mots : “L’auteur m’a fait la dépositaire d’un épais manuscrit, L’Oca nera, auquel il semble avoir travaillé jusqu’à sa mort”, qui font écho à l’incipit du roman en question : “L’amitié m’a fait la dépositaire de ce manuscrit”. Tout cela est intentionnellement mystérieux. Cette dépositaire, qui signe “L” (pour Livia), nous rappelle la composition de cet “épais manuscrit” en soixante-deux chapitres auxquels s’ajoute un chapitre surnuméraire. 62 égalant 31 fois 2, nous sommes toujours dans la même chronique (mais il convient de rappeler que ce roman s’inspire du jeu de l’oie qui opère des déplacements sur 63 cases). Ouvrons Ex machina au hasard, ou presque (je trouve entre les pages 52 et 53 un signet, mais l’ayant lu il y a sept semaines, j’ai oublié pourquoi je l’y avais placé) : “10 fév. 2015. Qu’attendre d’un journal ? C’est un rite ; son objet est caché, comme dans tous les rites. Là est peut-être ce qui m’y ramène, là son ressort secret.” Relance des dés : “9 juil. 2017. Accès de mélancolie. Est-ce la cérémonie secrète à quoi je sacrifie encore chaque année ou le fruit de ces pages, les miennes, au milieu de quoi la foudre a frappé ?” Ultime saute – en arrière, cette fois : “[Sans date]. Rêve étrange. Livia à demi-nue. Sur son épaule est tatoué un labyrinthe. Je détourne les yeux, prend sa main mouillée de larmes. Sous la peau translucide, son poignet est friable comme un os de seiche. Je me souviens lui avoir dit pour la consoler : « Comme tu as les attaches fines ! » La nuit, les pages douceâtres de la série Harlequin valent celles des auteurs graves.” J’ignore s’il est possible d’apprécier les subtilités de ce Journal de l’oie sans avoir lu L’Oca nera, mais il me semble nécessaire de signaler la parution de ce petit livre qui est d’abord l’expression d’une “vie secrète”. Le prochain opus de Gérard Cartier, Le Voyage intérieur, sera publié en octobre prochain dans la collection “Poésie / Flammarion” : un épais “manuscrit de 470 pages en format A4 (avec les pages blanches idoines)” nous informe l’auteur (qui ajoute qu’un second livre de poèmes devrait suivre début 2024 chez Tarabuste).
Du côté du Jardin des Plantes de Jacques Damade est publié aux Éditions La Bibliothèque que ce dernier a fondées il y a trente ans. J’ai déjà eu l’occasion de dire que les diverses collections de cette maison d’édition étaient toutes de belle facture ; et aussi quel point je prends plaisir à en trouver certains ouvrages, par moi encore inconnus, au hasard de mes pérégrinations. La lecture de ce livre qui s’intéresse de très près (remontant assez loin dans le temps) à un lieu qui m’est cher – au point de m’avoir conduit à y faire en l’an 2000 quelques prises de son en compagnie de Pierre Alferi pour un Atelier de Création Radiophonique, avant d’y retourner dix ans plus tard pour composer un essai radiophonique intitulé La jungle à deux pas de l’asphalte – m’incite à prendre connaissance de livres plus anciens du même auteur, tels Abattoirs de Chicago et Darwin au bord de l’eau, publiés eux aussi dans la collection “L’Ombre animale” de La Bibliothèque.
“La ménagerie [du Jardin des Plantes] ouvre ses portes en 1794 (en pleine Terreur !) et Zarafa, la première girafe, escortée depuis Marseille par Geoffroy Saint-Hilaire, s’y installe en 1827”. Certains acteurs de cette histoire au fond mal connue sont célèbres. Au déjà nommé Saint-Hilaire, nous devons ajouter Bernardin de Saint-Pierre, Cuvier, Humbolt, Wallace (et bien entendu Buffon, Darwin et quelques autres). Du côté du Jardin des Plantes est solidement documenté et rédigé avec précision – sans afféterie. Le lisant, je n’ai cessé d’apprendre certaines choses dont j’ignorais qu’elles pouvaient à un au désir secret d’en savoir plus sur l’histoire de ce lieu que j’avais traversé jusqu’ici en simple amateur du monde sonore animal (ce qu’aucun livre ne saurait faire concrètement passer). Je garde précieusement en tête certains cris, certaines mélodies, certains environnements, certains silences qui me reviennent au cours de ma traversée de ce livre dont la couverture montre un rhinocéros (curieusement en floraison) dessiné par Vincent Puente. Dans le chapitre consacré à Bernardin de Saint-Pierre, Jacques Damade raconte comment ce dernier a plaidé de son mieux la cause des animaux de la ménagerie. À l’heure où le sort de Louis XVI, qui l’avait nommé intendant du Jardin des Plantes, est scellé, le rhinocéros aura la chance, si on veut, de lui survivre neuf mois. “[Après avoir vécu vingt ans à la ménagerie de Versailles « dans un enclos de 23,4 m de long et 19,5 m de large avec un bassin »], l’animal meurt le 22 septembre 1993, soit d’un coup de sabre, soit noyé dans le bassin, mort soudaine, triste et étrange de toute façon de celui qui y vivait depuis l’âge d’un an. Solitaire et compact, sa drôle de figure cornue à petits yeux porcins secouait les jardins à la française d’une touche baroque. Il sera le premier animal de Versailles à rejoindre le Jardin des Plantes deux jours plus tard. / Il fallut trouver un chariot de taille pour transporter son lourd cadavre. On mit une demi-journée sur des routes cahotantes en passant par Sèvres, Auteuil, Passy, etc. On dressa pour lui une tente au Jardin des Plantes qu’on fit garder contre les chiens errants, il y resta quelques semaines avant d’être disséqué […]” Ce serait plaisant de continuer à recopier ce texte qui s’intéresse très vite à la dissection de ce “drôle de client, un macchabée de deux tonnes”, et nous informe que le visiteur actuel du Muséum peut voir “la peau naturalisée du rhinocéros au niveau 3 de la Grande Galerie de l’Évolution, et le squelette au Musée d’anatomie comparée. Le moulage du pénis a été perdu.” Une lecture recommandable en un temps où – comme l’écrit Jacques Damade – il est plus que jamais nécessaire “de comprendre et aimer la terre pour mieux vivre, non pas simplement sur elle, mais avec elle.”
Quelques notes maintenant au sujet des derniers titres parus aux Éditions de L’Échoppe : Une femme chez les peintres – Braque, Derain, Léger, Picasso de Rosemonde R. Wilms, qui porte le n°433 (nombre premier) de cette collection de petits livres de pagination modeste et toujours impeccablement fabriqués, initiée – et toujours dirigée – par Patrice Cotensin il y a une quarantaine d’années ; Julien Tanguy dit le « Père Tanguy » d’Émile Bernard, n° 434, soit un multiple de 31 (notons que ce doit être un véritable bonheur que d’accéder à la totalité du catalogue ; pour ma part je ne visite jamais une librairie de musée sans m’offrir un ou deux de ceux encore disponibles).
Commençons par l’énigmatique Rosemonde R. Wilms, dont un portrait photographique par Man Ray est en frontispice d’Une femme chez les peintres : “Journaliste éphémère (l’année 1930 et un article en 1931), auteure d’un seul ouvrage Réflexions d’une innocente en 1934, on ne connaît ni ses date et lieu de naissance ni ceux de son décès.” Elle collabore au journal La République, à Candide et surtout à L’Intransigeant. “« Free lance » et jouant la naïve, elle va rencontrer Braque, Derain, Picasso et Léger, mais aussi la fille de Bergson, sculptrice, et le dramaturge russe Meyerhold. Elle assiste à une représentation du cirque de Calder et décrit la fin du Cirque Métropole (ou Cirque de Paris, qui connut sa dernière séance le 15 janvier 1930).” Ce sont ces brefs papiers, plutôt amusants, finalement assez précieux comme tout témoignage sur des personnalités, certes fameuses, mais dont on ne se lasse pas de découvrir de nouvelles approches, qui sont rassemblés dans ce n°433 de L’Échoppe. S’y ajoutent de brèves visites dans les salons – des décorateurs ; des artistes modernes – et quatre pages du comédien Jean-Marie Proslier qui témoigne de “son ironie, son étonnement de gamine qui sait vous remettre en place même quand il ne le faudrait pas.” Il est vrai que Rosemonde R. Wilms pose parfois de drôles de questions. À Fernand Léger : “À l’âge où l’on fait des pâtés, que faisiez-vous ? – Et Léger de répondre : “Vous allez peut-être me prendre pour un original, mais je ne faisais que des pâtés…” Ou cette rencontre avec Picasso : – “Que voulez-vous savoir, mademoiselle ? Vous avez l’air de vouloir me tirer les cartes.” – “Alors, vous faites de la peinture, monsieur Picasso ?…” – “Oui, quelquefois.” – “Et pourquoi faire ? ” // Rosemonde R. Wilms note, en aparté : “Je viens de penser à M. Derain qui me demandait pourquoi j’étais journaliste.” // – “Mais au juste, qu’est-ce que nous attendons bien ici ? me dit Picasso.” – “Je ne sais pas. Mais ça ne presse pas en tout cas…” Et elle ajoute, toujours pour elle-même : “Encore un petit effort et nous ne tarderons pas à dormir, chacun de notre côté.”
Quant au « Père Tanguy » raconté par le peintre Émile Bernard, il s’agit d’un témoignage de premier ordre publié dans le Mercure de France du 16 décembre 1908, soit un peu plus de quatorze ans après la mort de ce merveilleux “fournisseur et « galeriste »” de tant d’artistes insolvables, dont Cézanne, Van Gogh et Bernard lui-même, qui écrit en incipit : “Je voudrais ressusciter une image très belle et très rare : celle d’un homme simple, dénué d’intérêts, au milieu d’une corruption mercantile intense, et d’une bonté à faire couleur les larmes.” […] “Ce que Tanguy aimait dans les artistes et dans leurs succès, ce n’était pas la gloire, la gloriole comme il disait, mais eux-mêmes et l’affection qui leur avait consacrée.” “Point central d’un noyau de gens de grande valeur”, Julien Tanguy dit le « Père Tanguy » gagne à être connu, même s’il l’est déjà, du moins physiquement, par les portraits “que Vincent a peints vers 1886”, le représentant “assis dans une salle tapissée de crépons japonais, coiffé d’un grand chapeau de planteur et symétriquement de face comme un Bouddha.” Augmenté de quelques notes, articles et lettres, la lecture de ce bref récit est indispensable à quiconque pense que la mise à jour des plus fins détails de l’histoire (avec ou sans majuscule) a plus d’importance que l’entretien des mythes.
En post-scriptum, je voudrais rapidement signaler un des derniers titres du catalogue de L’Échoppe : Deux ou trois choses que je sais de Daniel Buren de Michel Nuridsany, paru en juillet dernier dans la collection “envois” et portant le n°43 – nombre lui aussi premier (et se terminant par 31). “Nuridsany a été le condisciple de Daniel Buren lorsque tous deux fréquentaient, au milieu des années 50, l’École des Métiers d’art de la ville de Paris, située alors dans l’Hôtel Salé, devenu depuis le Musée Picasso.” Il s’agit d’un portrait singulier et attachant – autrement dit amical, même si n’évitant pas quelques motifs de bagarre – qui en dit long, mine de rien, sur cet artiste au fond mal connu, peut-être parce que trop célèbre : “Quand Daniel a décidé d’aller aux Métiers d’art – lui si doué ! – tout le monde s’est demandé ce qui le poussait à ça. Parce que c’était un non-choix. Une façon d’attendre.”
2.
La bande dessinée en France à la Belle époque (1880-1914) de Thierry Groensteen est un beau livre cartonné, de format 24 x 32 cm, publié par Les Impressions nouvelles. Il est “le fruit du dépouillement méthodique de tous les supports où on trouvait de la bande dessinée”, ces années-là : “les journaux littéraires, artistiques et satiriques, l’imagerie populaire, les suppléments illustrés de la presse quotidienne, les journaux pour la jeunesse et la famille.” Bien entendu, l’illustration a la part la plus belle ; mais le texte – assez copieux (plusieurs centaines de feuillets imprimés sur deux colonnes) – n’est pas un simple supplément au plaisir des yeux. Cet ouvrage entremêlant essai didactique et recherche iconographique a l’ambition d’être “un livre de plaisir en même temps qu’une contribution majeure à l’histoire du neuvième art.” Entre 1880 et 1914, Thierry Groensteen compte environ “cent-quatre-vingt artistes s’adonnant au récit dessiné avec une certaine constance.” Certains sont fameux : Christophe, Steinlein, Caran d’Ache, Benjamin Rabier. Mais les lecteurs, dans leur majorité, n’auront retenu que quelques noms de personnages, comme Bécassine ou les Pieds Nickelés, et non les patronymes de leurs auteurs. Tournant les pages de cette somme, chacun(e) y trouvera une foultitude d’artistes/artisans, de personnages récurrents ou de silhouettes éphémères inconnus, même si quelque part familiers, évoquant des souvenirs d’enfance, des rêveries dans certains greniers, ou des trouvailles dans les brocantes – ces resurgissements n’opérant peut-être que pour les plus âgés d’entre nous (ou chez les “nostalgiques de naissance”, ce qui n’est pas mon cas, ayant lu durant mon enfance au présent certains livres de Christophe comme Le sapeur Camember). Agrégeant le beau au naïf, le dérisoire à de belles trouvailles, le populaire à une authentique recherche (certes jamais “avant-gardiste”), et bien entendu le visible au lisible, ces pages retrouvées ne cessent de nous rappeler qu’elles furent adressées à nos ancêtres, sans que ces derniers ne les aient forcément recyclées après lecture en papier d’emballage pour les poissons. Elles résistent d’une certaine manière à leur effacement programmé, déployant pour certaines ce charme que l’on qualifie de suranné. Personnellement, c’est ce qui échappe à la narration qui m’accroche : même quand le dessin se veut purement illustratif, j’ai tendance à lui accorder le premier rôle. Le chapitre sur la naissance de “la bande dessinée muette” me semble le plus stimulant pour le regard, la composition visuelle n’étant pas encombrée de mots. De beaux essais de rythme nous entraînent bien plus loin que les récits enchaînant péripéties sur péripéties – le silence contre l’essoufflement. Les planches de Steinlein pour Le chat noir continuent de nous émerveiller par leur invention graphique, et leur fraîcheur miraculeusement préservée. Bien entendu, le pire est en bonne place dans les publications de ces années d’avant le premier conflit mondial. Dès son introduction, Groensteen nous montre la “Une” du n°1 de la feuille volante antidreyfusarde Le Youpin (qui ne connut que cet unique numéro) où “de nombreux dessinateurs, et non des moindres (Willette, Caran d’Ache, Forain…) ont malheureusement donné une incarnation graphique à l’antisémitisme”. On trouvera heureusement quelques exemples du contraire, comme ce très étonnant Coup d’état féminin proposé par Albert Robida, qui fut un témoin proche des événements de la Commune. Cet énième ouvrage de Thierry Groensteen, infatigable exégète de la bande dessinée – non seulement historien, mais aussi auteur d’essais comme Un objet culturel non identifié, “retraçant les étapes du processus de légitimation” du genre “entamé dans les années 1960 et en montrant les limites” – n’est pas à lire nécessairement de manière linéaire : plutôt en établissant des constellations entre les images reproduites, avec le désir de comprendre en quoi cette “belle époque” a pu contribuer à enrichir la forme bande dessinée encore naissante (“on découvrira sans ces pages des renseignements de première main sur les véritables introducteurs de la bulle dans la bande dessinée française, Auguste Landelle et Émile Tap”).
Autre “pavé” publié par Les Impressions nouvelles (cette fois au format 17 x 24 cm), Casterman de Tintin à Tardi. 1919-1999 de Florian Moine est une adaptation de la thèse d’histoire que l’auteur a soutenue sous la direction de Pascal Ory à Paris I – travail essentiellement basé sur “le dépouillement des riches archives de cette célèbre maison fondée à Tournai en Belgique en 1776”. Casterman est une entreprise familiale – maison d’édition et imprimerie – à but, certes, lucratif (avec de très grands succès et quelques redoutables échecs), où l’on fabrique aussi bien les annuaires que des ouvrages de “propagation de la foi” approuvés par le Vatican. Sans oublier Tintin dont certains rangent les aventures au rayon jeunesse des bibliothèques, non loin de celles de Martine, avant de les déplacer, depuis la fin des années 1970, à proximité des albums du magazine (À suivre). Ou encore, cette fois au passage des années 1960 et 70, la collection “Mutations”, dirigée par Michel Ragon, qui a fait connaître d’importants essais de Pierre Schaeffer (L’Avenir à reculons), de Iannis Xenakis (Musique Architecture) ou d’Henri Pousseur (Musique sémantique société). Ce “pavé” – entre thèse sévère et portrait vivant – aurait pu être ennuyeux, mais ce n’est pas le cas, grâce à ce que l’auteur a mis à nu via sa plongée dans les archives, à savoir nombre d’informations, précises, chiffrées, marquant l’ancrage solide de la “vénérable maison catholique”, productrice “de livres pour nourrir la foi”, dans les temps troublés de l’entre-deux guerres et de l’occupation, puis des trente glorieuses – l’après-68 ayant impulsé divers “tournants”, avec quelques moments forts, comme l’introduction de Pratt ou de Tardi au catalogue, avant que la maison ne soit mise en vente en 1999. “Entre lieu de mémoire et stigmates, Tournai conserve les traces de la présence de Casterman vingt ans après l’effacement de l’entreprise. […] La cour intérieure de l’ancienne imprimerie a pris nom de place Hergé […], mais l’absence de véritable valorisation par les pouvoirs publics d’un fonds aussi exceptionnel [ces fameuses archives, comprenant de nombreuses photographies et des dessins originaux d’auteurs maison] dit quelque chose du manque de considération des pouvoirs publics pour le patrimoine laissé par ces industriels du livre […]” conclut Florian Moine, éclaireur avisé de cette trajectoire étonnante de la propagande la plus réactionnaire à la publication de certains ouvrages parmi les plus inventifs (et immortels) de la bande dessinée contemporaine, tels Tim Galère de F’Murrr, Colombo d’Altan, Histoires amicales du Bar à Joe de Muñoz et Sampayo ou Les deux du balcon de Francis Masse.
Humaine, trop humaine est un recueil de bandes dessinées en deux planches, écrites et dessinées par Catherine Meurisse pour Philosophie magazine. Comme je dois avouer n’avoir jamais eu la tentation d’ouvrir cette revue, il est heureux que Dargaud ait rassemblé en album ces 46 “portraits de philosophes” en compagnie de l’avatar de l’autrice (déjà aperçu(e) dans La légèreté ou La jeune femme et la mer) qui se dévorent d’un trait, tant c’est drôle et intelligent. Dans un entretien publié par l’éditeur, Catherine Meurisse dit qu’elle “aborde la philosophie comme un animal s’approcherait prudemment d’un objet non identifié, qu’il renifle longtemps, parfois en grognant, avant de bondir joyeusement dessus.” Parfois en affinité (avec Montaigne, avec de Beauvoir, avec Spinoza), se montrant parfois d’une mauvaise foi assumée (avec Diderot), rarement à côté de la plaque et quasiment toujours percutante, Catherine Meurisse affirme qu’elle “préfère s’en prendre aux puissants, à ceux qui détiennent l’autorité”, ce qui fait que “peu de femmes sont présentes dans sa bande dessinée. Il est toujours plus drôle de s’en prendre à la majorité conquérante, afin de suggérer un autre son de cloche.” On trouve cependant Simone de Beauvoir (observant Sartre sur un bidon qui calme comiquement : “On ne naît pas homme, on le devient”, elle dit : “oh ! un membre du deuxième sexe… Encore un hystérique !”), Hannah Arendt et Simone Weill. Ce sont parfois les philosophes les moins universellement connus, comme Gottlob Frege, qui inspirent à Catherine Meurisse les planches les plus hilarantes. Mais Deleuze récitant son abécédaire pendant huit heures devant son ophtalmo, Pascal postant “Le moi est haïssable” sur les réseaux sociaux et hurlant de joie quand il a “dépassé les 100 likes”, ou Nietzsche (et alii) s’essayant à l’exercice du stand-up sur la scène du Bergson Comedy Club – “On me dit que des surhommes se sont glissés dans la salle” – sont des trouvailles imparables. Me rendant compte de certaines absences (Wittgenstein, Foucault, voire Derrida ou Nancy), je me demande s’il y aura une suite (dans au moins quatre ans). En attendant d’avoir la réponse, Humaine trop humaine se termine par un épilogue vraiment épatant dont voici les tous derniers mots prononcés par l’avatar de l’autrice : “C’est si bon d’atteindre enfin la sagesse”.
Trois petites pattes de mouche maintenant (ce sont des ouvrages agrafés de 24 pages format 10,5 x 15 cm). Deux à L’Association : Charlie Schlingo de Joko et L’homme invisible de Muzo ; un chez Alain Beaulet éditeur : Le Mont-Vérité contre Paon-Touffe de Jean-Christophe Menu.
“Charlie Schlingo était un personnage hors du commun. J’ai ressenti le besoin d’essayer de rendre compte de ce qu’il pouvait être à qui ne l’aurait pas connu, comme on essaye de préserver un trésor. Son œuvre est géniale, mais lui-même était fascinant au quotidien”, nous prévient Joko qui fut un compagnon de route de l’auteur de Josette de rechange et des Saucisses de l’exploit. Cette cent-septième “Patte de mouche” à L’Association est aussi la première à n’être composé que de texte, disposé sous forme de brèves notations (ou réminiscences, ou épiphanies), du genre : “Charlie Schlingo était aussi drôle involontairement que volontairement” ; ou “Charlie Schlingo a dit : « bonjour madame l’Escargot ! » à une buraliste de Besançon.” Mais l’histoire finit mal : “Charlie Schlingo est mort / Charlie Schlingo nous manque.” On enchaîne ces réminiscences commençant toutes, on l’aura compris, par le nom de celui qui nous manque aussi, comme on le ferait d’un poème épique. Une très bonne initiative.
L’Homme invisible de Muzo est une suite de petites histoires – de microfictions – en une ou deux planches, parfois en une seule case, qu’il n’est pas question de réduire à un vague résumé, tant le trait a son mot à dire, sans en rajouter. Muzo affirme que c’est une bonne idée de prendre pour sujet l’homme invisible : “c’est facile à dessiner” – pour en tirer divers portraits ; mais encore faut-il savoir représenter l’absence, donner du corps à ce qu’on ne peut voir, afin de régaler le regard. Maintenant que c’est chose faite – et réussie – on en redemande.
On se souvient de Couacs au Mont-Vérité de Jean-Christophe Menu paru chez Dargaud l’an dernier. Dans notre “grand entretien” avec son auteur, ce dernier affirmait que “Le Mont-Vérité est un univers parallèle qui se révèle quand [il] le dessine”. Aussi lui faut-il sans cesse le reprendre, alternant formes et supports : album classique cartonné, pattes de mouche, cartes postales, etc. Dans ce nouvel épisode (le quatrième en petit format chez trois éditeurs différents) intitulé Le Mont-Vérité contre Paon-Touffe, il est clair que Menu a désiré se lâcher. C’est un véritable jeu de massacre, contraint bien entendu par un principe qu’on dira oubapien (l’Oubapo étant la branche bande dessinée de l’Oulipo) : jouer avec trois mots tirés au hasard dans le dictionnaire (“paon, paonne”, “intituler”, “fait-tout”). Le bestiaire de Menu s’agrandit donc d’un paon assez particulier, le paon-touffe : “c’est moche, c’est con et ça a un nom con, ça au moins c’est cohérent.” Mais la bête trouvera bien plus stupide qu’elle : un couple de chasseurs particulièrement grossiers qui paieront cher le fait de l’avoir occise et dévorée, à la suite de quoi les moines du Mont-Vérité n’auront plus qu’à s’occuper de la veuve (la paonne – ça se prononce panne). Au Mont-Vérité, tout est bien qui finit bien.
Craductions de Bruno Fern, Typhaine Garnier et Christian Prigent, est le dernier titre à ce jour des éditions Lurlure dont on est heureux de prendre des nouvelles (en attendant un épais volume de Pierre Vinclair annoncé pour début 2023). C’est un second recueil de Pages rosses – le premier ayant paru en 2015 aux Impressions nouvelles –, autrement dit de craductions (du verbe “craduire : se doter volontairement d’une incompétence, désapprendre les langues, comprendre autre chose que ce qu’il faudrait”) de locutions latines (à l’image des fameuses Pages roses du Larousse) et de bien d’autres langues (anglais, allemand, breton, espagnol, français, grec, italien, portugais). L’ensemble est tout d’abord présenté ; puis “classé en rubriques de magazines” : À fond la forme !, Au boulot !, Tous à vos caddies !, etc. Exemple : “Oï ippoï trekousin”, craduit ainsi : “Tous les hippopotames sont cousins” (en fin de parcours, on trouvera une traduction – du grec pour cet exemple : “Les chevaux courent”). Et juste après : “‘Fuck the police”, craduit par : “Le phoque a une belle carnation” (inutile de traduire, on a compris la drôlerie de ce jeu inspiré par la craduction de “Mare nostrum” : “Entre nous, on s’marre”). Un dernier ? “O sole mio” : “Il m’a mise au tapis”.
Nous en sommes arrivés à treize titres chroniqués dans ce trente-et-unième épisode de “Choses lues, choses vues”. La pile des ouvrages en retard de lecture n’est hélas pas épuisée, mais c’est l’heure de fermer cette brocante – l’auteur de ces lignes devant veiller à ce que lecteurs et lectrices de passage ne finissent l’année aussi épuisé que lui-même le serait s’il devait ajouter quelques lignes… Nous nous retrouverons à la rentrée, ou plutôt à la frontière, pour relancer ces constellations de choses lues, vues et entendues — un titre déjà, manière de boucler la boucle : Cent sept plantes de Jacques Roubaud, qui paraîtra au cours de l’hiver 2023 aux éditions L’Usage.
Aden Ellias, 33 fois quelque chose, La fabrique de nuit, H&O éditions, octobre 2022, 92 p., 12 €
Gérard Cartier, Ex machina, La Thébaïde, septembre 2022, 70 p., 11 €
Jacques Damade, Du côté du Jardin des Plantes, Éditions La Bibliothèque, octobre 2022, 136 p., 14 €
Rosemonde R. Wilms, Une femme chez les peintres, L’Échoppe, octobre 2022, 64 p., 12 €
Émile Bernard, Julien Tanguy dit le « Père Tanguy », L’Échoppe, octobre 2022, 80 p., 12 €
Michel Nuridsany, Deux ou trois choses que je sais de Daniel Buren, L’Échoppe, juillet 2022, 24 p., 5 €
Thierry Groensteen, La bande dessinée en France à la Belle époque, Les Impressions nouvelles, octobre 2022, 192 p., 36 €
Florian Moine, Casterman de Tintin à Tardi, Les Impressions nouvelles, octobre 2022, 424 p., 29 € 50
Catherine Meurisse, Humaine, trop humaine, Dargaud, novembre 2022, 96 p., 22 €
Joko, Charlie Schlingo, L’Association, novembre 2022, 24 p., 3 €
Muzo, L’Homme invisible, L’Association, novembre 2022, 24 p., 3 €
Jean-Christophe Menu, Le Mont-Vérité contre Paon-Touffe, Alain Beaulet Éditeur, octobre 2022, 24 p., 6 €
Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent, Craductions, Lurlure, novembre 2022, 96 p., 12 €
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