Les yeux rivés sur la machine, David Trebuchet est concentré sur chaque maille. Entre ses mains, une toile neuve à remonter sur une corde, pour que ce filet de pêche puisse repartir dans de nouvelles aventures maritimes. Assis sur une chaise, l’homme de 53 ans accomplit sa tâche avec dextérité et patience. Quatre ans auparavant, il passait une large partie de son temps en mer. Pendant une vingtaine d’années, il a navigué en Atlantique à bord d’un fileyeur, d’un caseyeur puis d’un ligneur. Une vie de marin-pêcheur du port de la Cotinière, dans l’île d’Oléron, en Charente-Maritime. Jusqu’à ce violent mal de dos qu’il n’a jamais pu totalement soigner, le condamnant à rester à quai. « C’est venu d’un coup. Sur un bateau, on force mal, car ça bouge tout le temps », souffle-t-il.
À 49 ans, David Trebuchet s’est retrouvé « débarqué » par l’établissement national des invalides de la marine, c’est-à-dire qu’il a été reconnu handicapé. Une décision difficile à encaisser, après plus de deux ans d’arrêt maladie. L’homme a dû rebondir, « mais la vie active à terre, c’est compliqué », confie-t-il. Son horizon professionnel s’est éclairci quand il a intégré l’Atelier des gens de mer. Située au cœur du port de la Cotinière, cette entreprise adaptée « permet de réemployer des personnes qui n’ont plus le droit de naviguer, en leur offrant la possibilité de garder un lien avec la mer », explique Thierry Lèques, le fondateur et directeur de cette société coopérative d’intérêt collectif créée en 2009 et chapeautée par l’association Navicule bleue, dont le siège se trouve à Arvert, en Charente-Maritime.
Dans l’atelier avec vue sur les bateaux à terre, les sept salariés ont pour mission de réparer les filets – « ramender », dans le jargon – pour le compte de pêcheurs en exercice et de gérer la déchetterie portuaire.
Le ramendage est une opération technique, artisanale, réservée aux marins expérimentés. Les petites réparations d’urgence se font en mer, les plus importantes à quai. « Aucune machine ne peut faire ça ! Généralement, il me faut entre soixante-dix et quatre-vingt-dix heures pour ramender entièrement un chalut, selon la grandeur. C’est un assemblage assez mathématique, il faut avoir une bonne vision d’ensemble », avance John Montmeau, 54 ans, débarqué en 1990 à la suite de soucis de santé. « Dans l’entreprise adaptée, je n’ai pas complètement redémarré à zéro, je continue à faire mon métier mais sans monter à bord », poursuit ce salarié depuis 2013.
Ici, tout le monde baigne dans une joyeuse ambiance portuaire. Il y a la gouaille des pêcheurs, l’odeur du poisson. « Le fait d’être sur le port permet de continuer à voir les copains. On reste dans le milieu, c’est important », indique Samuel Massé, coordinateur de l’Atelier des gens de mer. Comme pour beaucoup, chez lui, c’est le dos qui a lâché.
« À croire que nous sommes faits en bois de cagettes ! La dureté du métier engendre des accidents, qui viennent avec la fatigue. Un matin, je me suis mis à marcher comme un petit vieux », raconte cet ancien pêcheur de langoustines, sur l’Océan pendant dix-sept ans. Deux hernies discales plus tard, il est débarqué en 2005.
« Là, on vous explique que vous pouvez travailler mais que vous ne pouvez plus faire votre métier. Il a donc fallu penser à une reconversion. Je voulais bien tout faire, sauf un travail de bureau », ajoute le coordinateur. « Beaucoup pensent que le travail à terre, c’est pour les planqués. Mais c’est très difficile pour eux d’être à quai », affirme Thierry Lèques. « Mettre un marin dans un bureau, c’est très compliqué ! Ils tiennent au grand air, bien que leur profession soit l’une des plus dangereuses. Quand nous avons lancé ce projet, je ne pensais pas qu’il y avait autant de pêcheurs en arrêt de travail », complète Roland Ricou, le président.
En 2019, le ministère de la Mer a sorti un bilan sur les accidents du travail (AT) et les maladies professionnelles maritimes. Il en ressort que la pêche est le secteur le plus accidentogène (58 % du nombre total d’accidents, les deux tiers survenant en mer). L’indice de fréquence 2019 des AT était de 75 pour 1 000 marins, quand le chiffre de l’ensemble des salariés des secteurs d’activités terrestres est de 33,5 pour 1 000. Samuel Massé et ses collègues font donc partie de ces nombreux blessés bien avant la retraite, qui ont trouvé une nouvelle voie dans l’entreprise oléronnaise. « Nous avons maintenu nos bases et notre savoir-faire. J’ai pu conserver ce que j’ai appris, garder une partie de mon métier même si je ne vais plus à la mer », sourit le salarié.
Treize ans après sa création, l’entreprise adaptée a réussi son pari de conjuguer utilité sociale et économique. Entre 30 et 35 marins pêcheurs font régulièrement appel à leurs services. « Un filet, généralement, ça dure entre quatre et six mois. Il faut donc les réparer ou les changer régulièrement », précise le coordinateur. En 2019, une antenne de l’Atelier des gens de mer a été créée à Arcachon, en Gironde, dans laquelle deux personnes sont chargées de démonter des filets. Une activité également exercée à la Cotinière, mais au sein de l’Esat (établissement et service d’aide par le travail) Claires et Mer, fondé en 2005 à l’initiative de la Navicule bleue. Il est ouvert aux personnes en situation de handicap, qui ne sont pas forcément d’anciens marins.
Au sein de l’Esat, les travailleurs « démontent et fabriquent des tabliers pour les chaluts, ce sont les grands tapis de protection sur les bateaux », détaille Pascale Charrié, monitrice d’atelier. Les deux établissements se complètent. Et les responsables de la Navicule bleue ne manquent pas d’idées pour se développer. « Dans le cadre du plan France Relance, nous avons créé un atelier de couture textile à Saint-Pierre-d’Oléron, où quatre personnes en situation de handicap fabriquent des masques en tissu. D’ici à la fin de l’année, nous aimerions permettre aux personnes en situation de handicap de passer leur permis bateau grâce à un bateau-école, qui est en construction. Ce sera une première en France », annonce Thierry Lèques. Plein cap sur la solidarité.
Pour en savoir plus : www.naviculebleue.com