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Ce que « sentir » veut dire : que nous dit le langage de la perception ? – The Conversation Indonesia

Professeur des universités – linguistique anglaise, Université Savoie Mont Blanc
Stéphanie Béligon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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« On sent bien le rhum dans ce cake », « Sens comme cette fleur sent bon ! », « Il sentit le soleil dans son dos », « On sentait comme une présence dans la pièce », « Hélène sentit la colère monter en elle », « Cette affaire sent l’arnaque » : les emplois du verbe sentir sont multiples et ont trait aux sensations et perceptions physiques (odorat, goût, toucher), aux sentiments et émotions, mais aussi à la conscience plus diffuse ou plus mystérieuse d’un état de fait ou d’un élément du monde extérieur. On peut supposer que si ces différents domaines de l’expérience sont exprimés par un même mot, c’est qu’ils sont conçus comme suffisamment proches pour être rattachés à une même catégorie.
Les emplois de sentir relèvent de deux grandes classes : ceux où le sujet grammatical désigne un être animé (le plus souvent, un humain), « l’expérient », celui ou celle qui perçoit ; et, d’autre part, ceux où le sujet grammatical renvoie à la source d’une odeur ou d’une impression (« ça sent les frites » ou « ça sent l’arnaque »).
Commençons par le premier cas : l’expérient perçoit un élément du monde extérieur par l’odorat, le goût, le toucher ou par une sorte de « sixième sens ». Il peut également s’agir de sensations internes (« Je sens comme un fourmillement dans mon pied gauche ») ou d’affects (sentiments, émotions). Le goût constitue ici une sorte d’intermédiaire puisqu’il intervient lors de l’ingestion d’aliments (du passage de « l’extérieur » à « l’intérieur »).
Ces types de sensation et de perception ont pour point commun… de ne pas être ce qu’ils ne sont pas ; il s’agit d’exprimer que l’on perçoit par des sens qui ne sont ni la vue ni l’ouïe. Dès lors, comment expliquer qu’odorat, goût et toucher soient classés par la langue dans la même catégorie, alors qu’il s’agit d’expériences distinctes qui mobilisent des organes sensoriels différents ? En anglais, par exemple, chaque sens correspond à (au moins) un verbe : see pour la vue, hear pour l’audition, taste pour le goût, smell pour l’odorat et feel pour le toucher. L’« amalgame » que fait sentir ne va donc pas de soi : pourquoi est-il relié à ces divers modes sensoriels ?
La réponse réside peut-être dans le rapport à la subjectivité que nouent les modalités sensorielles exprimées par sentir : en effet, la vue est considérée comme le sens le plus « objectif ». Bien sûr, comme le remarque Eve Sweetser, les points de vue (au sens littéral de « lieu d’où l’on regarde ») peuvent diverger et deux observateurs ayant des points de vue différents ne voient pas la même chose. Néanmoins, la notion même de « point de vue » implique que des observateurs qui partagent le même poste d’observation accèdent aux mêmes informations visuelles.
Ainsi, est « objectif » ce qui peut être partagé par ceux et celles qui se trouvent dans la même situation ; « objectif » signifie donc en fait « intersubjectif ». Les sons présentent aussi cette dimension intersubjective, comme en témoigne le rôle d’alerte de bruits tels que les sirènes (des pompiers ou des ambulances) ou, historiquement, des tocsins. Les cloches ont rythmé la vie des communautés précisément parce que les sons sont partagés.
Le toucher, en revanche, est très subjectif : il naît du contact direct et personnel entre l’expérient et ce qui l’affecte ; il en va du même pour le goût, sens éminemment intime puisqu’il est lié à l’incorporation. L’odorat prend place dans une configuration particulière : certes, les odeurs émanent d’une source, mais elles se distinguent de cette source et constituent une entité sui generis dont les frontières peuvent dépasser largement le corps (que nous notons C) dont elles proviennent ; elles possèdent une constitution chimique propre, qui diffère de celle de C et dépend de la masse et de la volatilité des molécules qui forment C. En d’autres termes, à l’évidence, une odeur de poubelle n’est pas une poubelle, c’est une entité invisible, aux frontières floues, dont on ne sait pas a priori où elle commence et où elle s’arrête (d’où le pouvoir que l’on prête parfois aux odeurs). L’odeur, invisible et intangible, paraît ainsi n’avoir d’existence que dans et par la perception.
On voit ainsi ce qui unit toucher, goût et odorat : si ce qui se voit et s’entend paraît être doté d’une existence autonome, dans l’ontologie populaire, goûts, odeurs et sensations tactiles sont tributaires de celui ou celle qui les perçoit. Sentir renverrait donc in fine à l’expérience sensorielle subjective.
Cette analyse vaut aussi pour l’intuition : une intuition résulte de ce que l’on « sent » sans apparemment s’appuyer sur des éléments extérieurs. Ce « sixième sens » paraît reposer sur une perception purement subjective, dépourvue de fondement matériel ou tangible (en réalité, une intuition découle d’un ensemble d’indices perçus par l’expérient, mais qui ne sont pas parvenus à la conscience). Sentir exprime là encore la perception conçue comme purement subjective.
Passons maintenant à la seconde grande classe d’emploi de sentir : celle où le sujet du verbe désigne la source de l’impression (« ça sent les frites »). Cette construction est réservée aux odeurs, à l’exclusion d’autres sens physiologiques : « Je sens le soleil dans mon dos » est un énoncé valide pour parler d’une sensation tactile, mais « Le soleil sent chaud » n’a pas de sens.
De même, « Je sens la vanille dans la crème brûlée » renvoie au goût, mais « la crème brûlée sent la vanille » est relatif à l’odeur et non au goût de cette crème. Cela pourrait tenir au statut ontologique singulier de l’odeur, laquelle n’est révélée que lorsque l’expérient la perçoit, mais est malgré tout dotée d’une existence propre : un verbe est ainsi dévolu à l’expression de l’odeur émise, alors que les autres sensations sont présentées comme de simples attributs de leur substrat (« le soleil tape fort », « la crème brûlée a un goût de vanille »).
Cela expliquerait les emplois métaphoriques de sentir dans cette même construction : « Cette affaire sent l’arnaque ». La métaphore de l’odorat, que l’on retrouve avec d’autres verbes ou expressions (« Il pue l’hypocrisie ») tient à ce que l’odeur révèle l’essence véritable de quelqu’un, d’un comportement, d’une situation : elle en émane et révèle son identité au-delà des apparences.
On voit que la grammaire enregistre des similitudes ontologiques entre divers modes perceptifs (un même verbe pour plusieurs sens physiologiques), mais elle met aussi en évidence des différences (la construction « ça sent » est propre à l’odorat). Les emplois métaphoriques de détection se greffent à l’expression de l’odorat car ils relèvent d’une même logique : la détection de l’invisible.
Nous avons vu que sentir exprimait la perception subjective or il est aussi relatif aux émotions et sentiments lorsqu’il se construit avec une infinitive : « Je sens la colère monter en moi » ; toutefois, on emploie plutôt ressentir lorsque le complément est un groupe nominal : « Je ressens une grande colère/une joie indicible ». Quelle conclusion en tirer ?
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