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Carte blanche à Audrée Wilhelmy | Les salves – La Presse

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PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE
Audrée Wilhelmy
Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Audrée Wilhelmy.
Des centaines et des centaines de noms qui se démultiplient, se dédoublent, des prénoms répétés et répétés et répétés dans la cadence terrible de la machine à écrire. Les tacs, tacs, tacs des touches sonnent comme autant de coups de fusil dans mes oreilles. Une longue salve ponctuée par la cloche qui marque la fin de la ligne. Chaque lettre, une colère. Chaque nom, la rencontre d’une sœur. Je prends le temps de marteler chacune d’elles dans mon cœur, dans mon corps, au rythme matraquant de ma vieille Underwood.

Il y a quelques semaines, j’ai achevé la fabrication de Sépulcre, un livre d’artiste tiré en un exemplaire unique dans lequel s’allient sobrement incrustations de dentelles et taches d’encre noire. Ce qui y importe, cependant, c’est le texte : pendant des jours, j’ai retranscrit le nom de toutes les femmes qui ont été victimes d’un féminicide au Québec, depuis la tuerie de Polytechnique. Plus de 1150 noms, auxquels manquent ceux des filles et femmes autochtones assassinées, car elles ne se retrouvent même pas dans l’horrible registre des vies rompues. Si elles y étaient, le livre contiendrait presque le double de pages.
Pour elles, je travaille présentement à créer un second recueil, un livre miroir, silencieux. J’y brode des croix blanches, une par une par une. Bien sûr, j’ai pris soin de me renseigner auprès de différentes Nations avant d’entamer ce second projet. Je veux qu’il soit l’occasion d’une rencontre, d’une véritable reconnaissance de l’Autre, de sa souffrance, de ses espoirs aussi. Dans toutes les communautés, la douleur est brûlante. Il s’agit désormais de célébrer la mémoire de ces femmes, de maintenir une sérénité qui passe parfois par l’anonymat et de dénoncer la perte innommable de ces filles, ces mères, ces sœurs, ces conjointes, ces amies, afin que les mœurs se transforment et que plus jamais des pertes humaines ne soient ainsi occultées.

Comme romancière, je mets en scène des femmes qui font face à toutes les violences sans broncher, féroces, souveraines jusque dans la mort. J’ai besoin de maîtriser ce possible : être tuée parce que femme ; j’ai besoin d’en faire autre chose, de redonner à mes personnages l’agentivité qui a été arrachée aux filles et femmes assassinées partout dans le monde, à travers tous les âges de l’Homme. La littérature ouvre ce possible : réinventer un monde, juste à côté du nôtre, au sein duquel les femmes sont immunisées contre la violence.
Dans mes livres d’artiste, c’est différent : l’émotion peut être brute, générée par le format, l’esthétique même de l’objet-livre. Quelle que soit la forme, cependant, pour créer, il faut savoir fixer la douleur quelque part en soi, la délimiter : un astre à côté du cœur, un point lancinant entre deux parenthèses. En plaçant la peine, la colère, l’indignation dans des amphores translucides, on peut les regarder comme autant d’objets distincts qui deviennent matière à créer, matériau manipulable : un morceau du monde sur lequel on a une prise. Cette mise à distance, dans l’intimité de l’art, permet de creuser les violences pour en dégager des œuvres qui inspirent l’empathie, délient les cœurs, révèlent la complexité des émotions, des deuils.
Ces femmes disparues qui hantent Sépulcre, j’entends leurs voix suspendues en pleine phrase, des mots jamais finis, des fougues avortées. Je ne parle pas seulement de voix métaphoriques, mais de voix littérales, des intonations, des accents, des manières de dire « Je t’aime » qui ne seront plus jamais entendues.
Quel texte pourrait leur rendre justice ? Les mots de l’imaginaire ne suffisent pas. La description détaillée des vies perdues est impossible. Rien ne peut être dit qui aura plus d’ampleur que l’enchaînement implacable des noms, des croix qui continuent de s’accumuler. Devant un projet comme celui-là, chaque lectrice, chaque lecteur a son propre devoir de reconstitution ; il n’y a pas d’instructions, pas de bonnes et de mauvaises manières de se laisser submerger par l’émotion, c’est un exercice d’empathie qui peut prendre toutes les formes.
L’art ouvre des questions là où les sphères politique, journalistique et philosophique cherchent des réponses ; c’est dans la juxtaposition de l’émotion pure générée par les œuvres et dans la réflexion rationnelle qui s’ensuit que les véritables changements sociaux me semblent possibles.

Il y a de ces projets qu’on prévoit longtemps — un roman demande des mois, des années de préparation ; d’autres surgissent sans qu’on les ait prévus. Ils s’imposent, nous transforment. Sépulcre est de ceux-là. J’y chéris la mémoire des victimes, soigne les petites, les grandes morts, je les préserve dans un écrin de grâce et je me laisse traverser par la puissante sororité qui en émane.
Bientôt, les salves de la machine à écrire se transmutent en tendresse : mes doigts connaissent désormais l’ampleur du drame, mais ils ont aussi pris soin de chaque défunte. Le plus doux du deuil s’est accompli au moment de la reliure : j’ai cousu page par page les feuilles, les noms, les mémoires, et j’ai bordé ces femmes dans leur châsse de dentelle. Leurs noms sont à l’abri, rassemblés. J’ai le cœur assez large pour qu’elles s’y déposent toutes, s’y apaisent.

Le débat sur les seuils d’immigration est reparti pour un nouveau tour. Et si on veut arriver à des solutions, il serait utile que toutes les parties écoutent les arguments de l’autre au lieu de rejouer les enregistrements de leurs vieux discours.
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Il n’est pas trop tard.
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Au Québec, les urgences ne débordent pas.
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