Catégories
TENDANCES & MUTATIONS
Tout Internet se plaît à soigneusement cartographier les femmes en fonction de critères plus ou moins flous. Clarence Edgard-Rosa nous explique d’où nous vient cette frénésie.
De la retired ghetto girl à la coastal grandmother, les personas féminins nés sur Internet font légion et on en raffole. Mais d’où nous vient cette envie pernicieuse de créer et d’apposer continuellement de nouvelles étiquettes aux femmes ? Clarence Edgard-Rosa, journaliste spécialiste des questions féministes et rédactrice en chef de la revue féministe Gaze Magazine nous explique.
Clarence Edgard-Rosa : En fait, elle n’est ni nouvelle ni propre à Internet. Cette envie collective et continuelle de mettre les femmes dans de petites cases provient du monde de la publicité et du marketing, qui à des fins commerciales tente dès le début de définir les contours de différents profils de consommatrices. Ces profils ne représentent pas le réel. Ce n’est ni de la sociologie ni de l’ethnologie : il s’agit de cases permettant de ranger les personnes dans des segments de cible en fonction de leurs habitudes de consommation, leurs goûts, leurs aspirations supposées. Ces profils vont ensuite s’insérer peu à peu dans le vocabulaire du commun des mortels à travers notamment la presse féminine, qui les digère (bien souvent sans la moindre lecture critique ! ) et contribue à les rendre désirables. À ce stade, les lectrices sont enclines à embrasser ces étiquettes créées pour leur vendre des choses dont elles ont plus ou moins besoin, car elles leur donnent l’impression d’accéder à des modes de vie présentés comme des idéaux. Ou des étiquettes issues qui évoluent un peu comme des Pokémons lorsque les femmes se les approprient… Cas typique : l’appellation un peu ridicule de « fashionista », née d’un brainstorming de marketeux dans les années 2000, devenu très rapidement un modèle aspirationnel. La nouveauté aujourd’hui, c’est que ces personas naissent sur Internet. Un espace plus ouvert et démocratique, dans lequel ils sont inventés par les femmes elles-mêmes.
C. E-R : Elles sont créées de façon plus démocratique puisqu’elles émergent organiquement au travers des personnes concernées, ce qui les rend peut-être plus facilement critiquables et faciles à tenir à distance. C’est le cas par exemple de That Girl ou encore de la Girl Boss. Initialement, l’étiquette de « Girl Boss » était très valorisée : elle désignait un objectif de carrière, de statut social. Une fois l’étiquette salie par les modèles — par exemple la fondatrice de Nasty Gal, Sofia Amuroso, qui a été le sujet d’une série Netflix nommée Girl Boss, et s’est avérée être la cheffe d’entreprise la plus toxique du game —, elle a été rejetée en bloc. Notons que sa chute a toutefois servi à accompagner une réflexion plus globale et collective sur l’impact social des entreprises, le monde du travail et les rôles que les femmes peuvent y jouer. De la même manière, après avoir été fortement aspirationnelle, la figure très scriptée de « That Girl » s’est fait vigoureusement épingler pour sa dimension délétère. Le cas de la Retired Ghetto Girl est aussi très intéressant car il révèle le caractère nocif de ces tendances. La trajectoire de la pop star américaine Miley Cyrus en est un cas typique : après avoir poncé jusqu’à l’os les codes d’un look dit « ghetto » afin de s’affranchir de son image Disney qu’elle jugeait trop lisse, l’artiste a ensuite tranquillement renoué avec la figure de la Farm Girl à couettes blondes qui batifole dans les champs de blé… Le fil conducteur entre toutes ces étiquettes, c’est la capacité qu’offre Internet à des groupes de femmes de tour à tour embrasser et s’approprier des modèles avant de les rejeter violemment.
C. E-R : D’abord, il y a une grande différence entre ériger des rôles modèles auxquels on a envie de ressembler et construire des petites cases stéréotypées dans lesquelles se cloîtrer. Le premier problème que posent ces personas, c’est que ce sont des usines à clichés sur les femmes. Ensuite, ces étiquettes ont une durée de vie très limitée. Et une fois qu’elles tombent en désuétude, elles sont rejetées d’une façon qui peut s’apparenter à un rejet extrêmement violent des femmes qui appartiennent réellement à cette catégorie. Quand de jeunes filles blanches décident d’imiter la culture noire pour se donner un style, puis tout aussi soudainement de « prendre leur retraite de la blackness » (du fait d’être noir·e), cela revient à rejeter en bloc une culture entière, d’en faire un objet de consommation qu’on peut acheter le lundi et jeter le mardi. Dans une moindre mesure, la chute de l’étiquette « Girl Boss » a pu conduire certaines personnes à renier par défaut les entrepreneuses ou les entreprises tenues par des femmes. Pour éviter ce genre de dérives, il faudrait apprendre à regarder l’émergence de ces personas comme des symptômes éphémères de l’époque, plutôt que de les ériger comme des objectifs à atteindre.
Participer à la conversation
La persona non grata est plus souvent stigmatisée. Ça n’est pas un phénomène nouveau. C’est aussi le jeu de la mode: érigée en égérie pour rester à la pointe, la nécessité est de faire varier les codes à l’envie pour rester un modèle démarqué à atteindre … L’enjeu n’est pas ici d’être le représentant d’une culture mais d’être influenceuse commercial et de flatter son ego de leardercheap !??
Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.