Flambée des prix de l’énergie, inflation galopante, situations de pénuries, la France traverse, à l’image de l’ensemble des pays européens, une crise énergétique mondiale. Afin d’y voir plus clair et comprendre le caractère stratégique de l’énergie, nous avons souhaité nous entretenir avec Aurélien Bernier, auteur des « Voleurs d’énergie » (Utopia, 2018), qui a également publié l’an dernier « L’urgence de relocaliser » (Utopia, 2021).
Aurélien Bernier
Aurélien Bernier : Il y a bien-sûr des raisons conjoncturelles à cette crise : la reprise de l’économie après les confinements du Covid-19, la guerre entre la Russie et l’Ukraine… Mais la principale raison est structurelle : ce choc énergétique est la démonstration que le marché est incapable de gérer correctement ce qui devrait être un bien commun. Premièrement, le secteur privé n’investit pas quand il le faudrait. Pour développer une stratégie énergétique pertinente, il faudrait réfléchir sur plusieurs décennies. Aucune multinationale ne sait ni ne veut faire cela. Les actionnaires et les dirigeants n’investissent que lorsque le marché commence à se tendre et les prix à monter. Donc, lorsqu’il est déjà trop tard. C’est exactement ce qui s’est produit dans le secteur gazier. Jusqu’en 2020, les prix du gaz étaient bas, donc le privé n’investissait plus. Lorsque la demande a commencé à croître plus vite que l’offre, le secteur s’est aperçu qu’il n’y avait pas suffisamment de gazoducs, de terminaux, de méthaniers… pour y répondre rapidement.
Les économistes libéraux ont juste « oublié » qu’on ne produit pas de l’énergie comme on produit des chaussures : il ne suffit pas d’acheter une nouvelle machine pour augmenter la production dès la semaine suivante. Deuxièmement, la spéculation a joué son rôle habituel : elle a démultiplié les effets de la crise. En créant des Bourses de l’électricité et du gaz, en dérégulant la fixation des prix, la libéralisation a permis aux traders de boursicoter avec de nouveaux types d’actifs. Cette spéculation a d’autant plus d’impact sur les prix que les capacités de stockage de gaz sont limitées et que l’électricité ne se stocke quasiment pas.
L’indexation serait tout à fait nécessaire pour obliger le patronat à revaloriser les salaires. Mais ce n’est pas non plus la réponse à tous les problèmes. Face à l’échec (très prévisible) du privé dans le domaine de l’énergie, il faut revenir à une propriété et une gestion publiques. C’est loin d’être le seul secteur pour lequel la question se pose, d’ailleurs : l’industrie de la santé, par exemple, n’a rien à faire dans la sphère privée, et là aussi, une gestion publique du médicament et du matériel médical permettrait de faire des économies considérables tout en améliorant la prise en charge des patients. L’inflation n’est pas une fatalité. Mais pour en revenir à l’indexation, jamais une telle mesure ne sera tenable à long terme dans une économie libre-échangiste. Pour les secteurs soumis à la concurrence internationale, toute augmentation des salaires doit s’accompagner de régulations des flux de marchandises et de capitaux, sans quoi les activités en question seront tôt ou tard délocalisées.
« Une gestion publique du médicament et du matériel médical permettrait de faire des économies considérables tout en améliorant la prise en charge des patients. »
C’est une revendication on ne peut plus légitime. Mais là encore, le problème est plus profond. Est-ce qu’une activité aussi stratégique que le pétrole doit être gérée par un groupe privé ? Est-ce que l’on peut laisser TotalEnergies et ses actionnaires décider de choix énergétiques qui nous engagent sur le long terme ? Les laisser négocier avec des dictatures, piller les ressources de pays pauvres, extraire des gaz de schiste dans des États qui n’ont pas de réglementation protectrice des populations et de l’environnement ? Je pense que non. Évidemment, on peut rétorquer que tout n’était pas glorieux, loin s’en faut, à l’époque où l’État était au capital d’Elf Aquitaine. Mais avec un gouvernement progressiste, une entreprise pétrolière publique peut au contraire être un moyen de rompre avec le néocolonialisme, d’engager des politiques de coopération et de reconversion vers des activités moins polluantes.
Je vois cette question du nucléaire comme un débat sans fin qui monopolise l’attention. J’ai fait le choix de ne pas y prendre part pour deux raisons. Premièrement, je n’aurais rien à dire qui ne soit déjà dit par d’autres et deuxièmement, je préfère parler de la propriété et de la gestion des systèmes énergétiques, un sujet qui me semble essentiel et que beaucoup évitent.
Compteur Linky
Je ne pense pas que le principal danger soit d’être épié ou même de subir des délestages sauvages. Le vrai problème est celui de la tarification. Comme Linky peut communiquer notre consommation d’électricité en temps réel, les fournisseurs peuvent appliquer un prix variable en fonction des moments de la journée. Avec le tarif « heures pleines / heures creuses » qui existe depuis longtemps, nous avions deux prix différents : un pour la journée et un pour la nuit. À présent, nous pourrions avoir des prix qui varient à chaque heure et qui soient fonction du cours de l’électricité en Bourse. Ce principe s’appelle la « tarification dynamique ». Début 2021, un fournisseur a commercialisé la première offre de ce type en France. Elle a heureusement été retirée suite à l’envolée des prix de marché, car elle n’était plus du tout compétitive. Mais l’Union européenne et le gouvernement veulent promouvoir des grilles tarifaires qui varient suivant la consommation, sous couvert d’incitation aux économies d’énergie.
« À présent, nous pourrions avoir des prix qui varient à chaque heure et qui soient fonction du cours de l’électricité en Bourse. »
C’est une honte, à plusieurs titres. D’abord, les prix facturés n’auraient plus de lien avec les coûts de production en France mais suivraient totalement les évolutions du marché européen dérégulé. Ensuite, les fournisseurs n’assumeraient plus aucun risque commercial : ils pourraient reporter toutes les variations de prix sur la facture du client. Enfin, pour ne pas risquer de payer des fortunes, le consommateur devrait avoir l’œil rivé sur le cours de Bourse et piloter ses appareils électriques en fonction. Pour les nombreuses personnes qui n’en ont pas les moyens, c’est un véritable piège.
Éditions Utopia, 2018, 208 p.
Tous les arguments possibles ont été utilisés pour justifier la libéralisation. Les prix devaient baisser et les services aux clients s’améliorer. La concurrence allait accélérer le développement des énergies renouvelables et favoriser les « circuits courts » de l’énergie. Résultat, les prix de vente au détail explosent alors que les coûts de production restent relativement stables en France, les particuliers sont de plus en plus victimes de démarchage abusif ou d’offres trompeuses, les multinationales de l’énergie ou les fonds d’investissement s’accaparent la plus grande partie des énergies renouvelables électriques installées, empochant au passage des aides publiques payées par le citoyen. Techniquement, la « transition énergétique » ne se fait pas, car les énergies dites « vertes » (certaines le sont, mais pas toutes) ne remplacent pas les fossiles et le nucléaire : elles s’y ajoutent. La seule transition qui s’opère est celle qui transfère l’énergie de la sphère publique vers la sphère privée.
Nous aurions besoin de faire exactement l’inverse, c’est-à-dire de passer les systèmes énergétiques sous contrôle public et citoyen. Je dis bien « public et citoyen » car le modèle EDF-GDF, qui avait beaucoup de mérites, était certes public, mais jamais les choix énergétiques n’ont fait l’objet de débats démocratiques. Nous ne pouvons plus fonctionner comme cela. Un nouveau service public de l’énergie doit traduire les attentes des citoyens, leur rendre des comptes, s’ajuster à la demande sociale. Pour moi, ce service public devrait regrouper toutes les activités énergétiques, pas seulement le gaz et l’électricité : il faudrait nationaliser les activités pétrolières, mais aussi les services, et notamment ceux qui visent les économies d’énergie. De cette manière, nous pourrions éviter les concurrences stupides entre sobriété et production, mais aussi entres les différents types d’énergie. Avec des politiques de reconversion adaptées, nous pourrions préserver l’emploi, même si certaines filières décroissent.
Il faut bien-sûr remettre en cause le consumérisme, le matérialisme, ce qui implique de changer les mentalités. Mais cela ne peut se faire que si les structures de l’économie changent. C’est le capitalisme qui doit subir une vraie cure d’austérité. Il faut d’abord séparer clairement ce qui doit relever de la sphère publique et ce qui peut rester dans la sphère privée, ce qui veut dire ôter au capital des pans entiers d’activité : l’énergie, la santé, l’alimentation, l’éducation, la culture, les médias… On doit ensuite le mettre sous tutelle publique, c’est-à-dire assurer un contrôle des conditions sociales et environnementales de la production et de l’investissement, ainsi qu’un contrôle des mouvements internationaux de marchandises et de capitaux. Alors, les classes populaires pourront retrouver un véritable service public de qualité, et il deviendra possible de taxer les richesses pour les redistribuer.
« Un nouveau service public de l’énergie doit traduire les attentes des citoyens. »
Nous pourrons donner aux classes populaires les moyens d’être sobres, de rénover leur logement, d’habiter près de leur lieu de travail, de prendre le train plutôt que la voiture ou d’acheter des produits plus respectueux de l’environnement, d’une durée de vie plus longue… La sobriété sans l’austérité passe forcément par la répartition des richesses. Et donc par une sortie du capitalisme.
Catégories :Politique
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