Enseignante-chercheuse en sciences de l'éducation et de la formation, CY Cergy Paris Université
Camille Amilhat a réalisé sa thèse en contrat CIFRE.
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Présents dans les cortèges de la manifestation ou bloquant pour la journée leur établissement, des lycéens et des étudiants ont tenu à montrer leur opposition au projet de réforme des retraites le 19 janvier dernier. Le soir, 13 000 personnes suivaient l’émission politique Backseat de Jean Massiet sur Twitch, dont 40 % de la communauté a entre 15 et 24 ans, et dans laquelle il recevait Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT.
Ces indicateurs nous rappellent que les jeunes se désintéressent bien moins de la politique qu’on voudrait le prétendre. Leur intérêt apparaît même dès l’enfance, lors des premières confrontations à l’actualité, en famille, dans les médias ou sur les réseaux sociaux. Pourtant, à l’école, il semblerait qu’on ne leur donne pas les outils pour décrypter le monde politique. On éviterait même d’en parler.
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Cette constatation est somme toute étonnante puisque depuis le XIXe siècle et l’école de Jules Ferry, les programmes prévoient qu’une éducation civique soit délivrée en classe pour former les élèves à devenir des citoyens informés et engagés. Alors qu’en est-il réellement ?
Les résultats présentés ici sont issus d’un travail de thèse portant sur l’apprentissage de la citoyenneté à l’école. L’enquête, mêlant observations et entretiens approfondis, a été conduite entre 2016 et 2021 dans sept établissements scolaires franciliens, dont trois étaient en réseau d’éducation prioritaire.
Si l’éducation civique a traversé les décennies, c’est qu’elle est conçue comme un pilier des démocraties occidentales. On l’instaure pour affermir une démocratie naissante ; on la réforme pour relancer un système en crise. Face aux tensions politiques et sociales croissantes, elle fait même l’objet d’une valorisation européenne et internationale depuis une vingtaine d’années. La compétence civique est définie par le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne comme l’une des huit compétences clés à développer chez les jeunes pour favoriser notamment la « citoyenneté active » et « l’intégration sociale ».
[Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]Dans le même temps, ce postulat que l’acquisition d’une compétence politique minimale par les jeunes est essentielle à l’avènement de citoyens éclairés et participants commence à faire consensus parmi les chercheurs anglo-saxons et français après plusieurs décennies de débat.
C’est dans ce contexte et à la suite des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, que la France décide en 2015 de la mise en place d’une nouvelle discipline obligatoire tout au long du cursus scolaire : l’enseignement moral et civique (EMC).
Bien que la réforme de l’EMC soit érigée au rang de priorité politique de l’exécutif, la discipline se voit en fait attribuer des moyens limités et garde un statut très secondaire. L’EMC se greffe à une autre voire à deux autres matières dans le cas de l’histoire-géographie en fin d’élémentaire et au collège, ce qui risque d’en faire une variable d’ajustement. En outre, aucune évaluation des enseignants n’est officiellement définie puisque la spécialité « Enseignement moral et civique » n’existe pas dans les corps d’inspection.
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De la même façon, les consignes d’évaluation des élèves sont mineures et il n’y a pas d’épreuve séparée aux examens nationaux. Et la grande liberté pédagogique offerte aux professeurs pour cet enseignement cache en réalité un manque de ressources d’accompagnement.
Chez les enseignants, l’EMC véhicule alors l’image d’une discipline dont « tout le monde se fout » sans exception : le ministère de l’Éducation nationale, les chefs d’établissement, les syndicats et les parents. À cette perception négative s’ajoutent de multiples contraintes professionnelles qui les retiennent de se lancer dans cet enseignement.
Par manque de formation et de ressources, les enseignants ne se sentent pas compétents sur les sujets civiques. Ils considèrent qu’il leur faut investir un temps personnel important, dont ils manquent, pour être en mesure de les aborder en classe. En outre, les pédagogies participatives recommandées pour l’EMC nécessitent un équipement matériel particulier (outils informatiques, connexion Internet, grandes salles, etc.) qu’ils n’ont pas ou qui est vétuste. Faire de l’EMC signifie également restreindre les possibilités de finir le lourd programme de la discipline principale à laquelle il est associé.
Par conséquent, comme depuis le milieu du XXᵉ siècle, l’éducation à la citoyenneté reste à l’état de discours et de programmes sans devenir une pratique réelle dans le quotidien des classes. La relégation au second plan de la discipline se perpétue. L’EMC est peu enseigné, ses heures sont sacrifiées au profit de la discipline principale (histoire, géographie, etc.) ou d’autres priorités d’enseignement (rattrapages de cours, sorties, évaluations, etc.).
Pourtant, les enfants et les adolescents expriment un intérêt fort pour cette discipline scolaire différente des autres, tant par sa forme que par son fond, et ce n’est pas nouveau. Déjà dans les années 1970, Madeleine Grawitz montrait que plus de 80 % des élèves portaient un jugement positif sur l’éducation civique.
Les élèves lient d’abord leur appétence pour l’EMC à son caractère informel, c’est-à-dire avec des règles scolaires plus souples et une place importante accordée à leur participation et à leur opinion. La discipline est comme une respiration dans un cadre scolaire routinier et formel. Ce n’est pas pour autant qu’ils trouvent l’éducation civique simple. Une élève de seconde le résume en quelques mots :
« Même avant un [cours d’EMC], je me dis “c’est cool, on va parler, on va donner notre avis, on va apprendre de nouvelles choses”. »
Ce qui fonde la curiosité des jeunes pour l’éducation à la citoyenneté, c’est aussi les sujets qui y sont étudiés : « ça nous concerne tous », affirment-ils. D’abord, l’EMC leur apporte un éclairage sur une actualité omniprésente dans leur quotidien, par la télévision mais aussi par leur hyperconnexion numérique (smartphone, tablette, réseaux sociaux). Ensuite, ils ont envie d’être préparés dans ces cours à devenir citoyens.
Pour les plus éloignés de l’univers politique, ils disent vouloir devenir de « bons adultes ». Pour les autres, ils se sentent concernés par l’apprentissage de la pratique du vote et la compréhension de la vie politique locale et nationale. Ils veulent ainsi être en mesure de « prendre le relais » dans l’espace public, selon l’expression d’un élève de CM2.
Quand un enseignement civique leur est proposé, les jeunes s’en emparent effectivement. Chez la totalité des 48 élèves interrogés, les effets des cours sont positifs s’agissant de leur familiarisation avec l’univers politique. Pour beaucoup d’entre eux, ces cours accroissent leur attrait pour les sujets politiques et civiques et développent un sentiment de proximité avec l’univers institutionnel. Ils leur permettent également d’acquérir des connaissances techniques et d’aiguiser leur esprit critique, mais l’effet observé est moins prononcé.
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Pour augmenter ces effets cognitifs de l’éducation civique, certaines pratiques pédagogiques sont particulièrement appréciées et efficaces. La projection de films documentaires, comme celui de Raymond Depardon, 10ᵉ chambre. Instants d’audience, sur le fonctionnement des institutions judiciaires, en est un exemple. La visite scolaire d’institution publique en est un autre et pas des moindres. C’est la pédagogie qui suscite les souvenirs les plus précis et les plus durables.
Mairie, Assemblée nationale, palais de justice : les élèves qui ont visité l’une de ces institutions ont des facilités à retenir leur nom et manient un vocabulaire spécifique pour raconter leur expérience de visite. Au-delà de la description de souvenirs concrets, les élèves parviennent à restituer des mécanismes institutionnels plus abstraits, comme les actions des personnes siégeant au sein de l’institution, et ont le sentiment d’avoir appris « beaucoup de choses ». De surcroît, ces souvenirs restent vifs dans le temps.
C’est ainsi qu’à travers l’éducation civique, l’école participe à développer la compétence et la curiosité politiques des jeunes. Face à ces différents constats, passer de la marginalisation de l’EMC à sa réhabilitation, tant dans les directives officielles que dans les pratiques de classe, pourrait s’avérer opportun.
Sur la question précise de l’éducation à la citoyenneté européenne, un article de Camille Amilhat intitulé « L’Europe entre invisibilité et réalités distantes. L’appréhension des institutions européennes en Enseignement moral et civique » vient de paraître dans l’ouvrage collectif dirigé par Sébastien Ledoux et Niels F. May, « Transmettre l’Europe à la jeunesse », aux Presses Universitaires de Rennes.
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