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La logistique est un parent pauvre de la pensée critique. Les intellectuels préfèrent la plupart du temps s’attaquer à des cibles plus célèbres et, a priori, plus dangereuses : le capitalisme, la société de consommation, le management, les technologies numériques, etc. Pourtant, en y regardant de plus près, on réalise à quel point la logistique, c’est-à-dire l’organisation des flux, occupe une place centrale au sein de notre société. Amazon, la multinationale la plus riche du monde, n’est rien d’autre qu’un champion de la gestion des flux.
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Contrairement aux entreprises du capitalisme traditionnel, Amazon ne produit rien. C’est une « usine à colis ». Amazon stocke et achemine avec une efficacité qui défie toute concurrence. Amazon tend vers un monopole des flux et ce n’est pas un hasard si une telle entreprise triomphe dans le monde d’aujourd’hui. Parallèlement, la crise du Covid-19 a souligné à quel point nous étions dépendants d’une bonne gestion des flux et que, si la machine dérayait, les approvisionnements étaient mis en péril. Ce fut notamment le cas avec la crise des masques chirurgicaux où l’on a vu des pays alliés se disputer des stocks sur les tarmacs des aéroports.
Dans Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde (La Découverte), le sociologue Mathieu Quet entend bien souligner la centralité d’un phénomène jusque-là sous-estimé. À ses yeux, la logistique est souvent cantonnée à « un rôle subsidiaire d’activité technique », à être « une basse besogne de transport déterminée par quelques algorithmes ». Or, cette erreur d’interprétation empêche de saisir que c’est « en tant qu’intervention technologique [qu’elle] exerce sur le monde son magistère ». En effet, l’empire de la logistique s’est étendu de manière très rapide, en même temps que le développement de la valeur des biens échangés sur la planète : en 2018, cette valeur atteignait presque 20 trillions de dollars, trois fois plus qu’en l’an 2000 et trois cents fois plus qu’en 1950.
Si cette évolution du capitalisme est liée à la mondialisation de l’économie et au tournant néolibéral des années 80-90, il faut bien avoir en tête que la pensée logistique est, à proprement parler, une vision du monde. « Elle recouvre une forme de pensée, un principe de conceptualisation du monde marchand, une discipline du gouvernement des flux de biens et de matières. Elle témoigne d’un courant du libéralisme économique, d’une approche de l’économie et du marché, dont on a encore assez peu mesuré les enjeux », souligne Mathieu Quet. Le monde lui-même s’est adapté pour faciliter la libre circulation des marchandises.
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Un monde gouverné par les flux exige qu’il soit lui-même plus fluide : « C’est à l’édification d’un monde étrange qu’a conduit depuis soixante-dix ans l’expansion des routes marchandes. Un royaume de ports, de navires gigantesques, de hangars, de conteneurs standardisés. Royaume de palettes et de puces de traçabilité, de logiciels de gestion intégrée et de grues gargantuesques. » Mais, ce qu’il est important de bien saisir, c’est que la rationalité logistique outrepasse largement le seul domaine économique. Au flux traditionnel des objets qui sont achetés et vendus, s’ajoutent le « flux de migrants filtrés aux frontières », le « flux de patients acheminés dans les institutions de santé », le « flux de bétail pucé », le « flux d’étudiants d’un établissement à l’autre ». Cet état de fait n’a été rendu possible que par un long travail de « fluidification de la nature » par le capitalisme.
Le vivant a été réifié pour devenir quantifiable, manipulable, et donc vendable. La dernière étape de transformation du vivant est la fluidification. Et il semble que les technologies numériques soient l’outil parfait pour accomplir cette ultime évolution. Dans un monde totalement fluide, tout sera acheminé dans mon salon sans que j’aie besoin de fournir le moindre effort. Vision idéale pour les uns, cauchemardesque pour les autres : le triomphe ou non de la logistique engage notre définition de l’homme.
Mathieu Quet, Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde, La Découverte, collection « Zones », 158 p., 16 €
Par Matthieu Giroux
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne