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100 pages pour explorer toutes les facettes d’un homme complexe, avec des écrits inédits d’Aragon et deux bonus…
124 pages pour vivre l’épopée des Bleus, de 1904 à aujourd’hui, sous un angle inédit.
Notre dossier sur les déserts médicaux, l’élevage agroécologique, nos portraits d’agriculteurs… 100 pages engagées…
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Dans « Toute une moitié du monde », Alice Zeniter fait une pause dans l’écriture romanesque pour questionner le « pays de la fiction » et réfléchir sur ses pratiques d’autrice et de lectrice.
Autrice de sept romans, Alice Zeniter a obtenu le prix du livre Inter pour « Sombre dimanche » (2013) et le Goncourt des lycéens pour « l’Art de perdre » (2017), où elle retrace sur trois générations l’histoire d’une famille de harkis. Après le monologue théâtral « Je suis une fille sans histoire », qu’elle a joué sur scène au printemps, elle poursuit sa réflexion théorique dans un essai stimulant, « Toute une moitié du monde ». Né d’un besoin de prendre le temps, ce livre se retourne sur vingt ans d’écriture, met au jour les carcans qui pèsent sur les autrices et lectrices, exprime une gratitude envers les romancières et penseuses féministes, de Toni Morrison à Virginie Despentes. Il contient aussi quelques saillies salutaires sur le patriarcat et les agressions sexuelles qui existent dans le milieu littéraire comme dans tous les milieux.
Je l’ai toujours su, mais je l’ai réalisé très tard. Ma pratique d’enfant lectrice m’a tout de suite montré qu’il n’y avait pas de personnages féminins auxquels je pouvais m’identifier. Si je voulais, dans la fiction, avoir une vie active et aventureuse, il fallait que je sois d’Artagnan et pas Constance Bonacieux, il fallait que je sois à la rigueur Claude dans le Club des cinq, Mick et François, mais certainement pas Annie. Le mouvement et l’agentivité étaient toujours du côté des garçons. Mais, comme il était facile de pratiquer le saut de genre dans l’identification, je n’avais pas forcément l’impression d’une restriction.
Oui, au sens où cela nous donne accès à une bibliothèque plus vaste. Mais, au-delà de la question du saut de genre, on reste dans une société qui porte les séquelles d’un clivage très vieux entre une parole féminine limitée à la sphère du privé et une parole masculine qui peut être publique. L’idée que les femmes écrivent toujours pour les femmes continue à peser aujourd’hui. Ce qui fait qu’une partie de la bibliothèque n’est pas lue par les hommes parce qu’un roman de femme porte toujours la suspicion d’être un roman de « bonne femme ». Tant que les hommes ne se mettront pas à lire massivement les autrices et à les citer dans leur panthéon littéraire, l’idée que les femmes écrivent pour les femmes perdurera. De même que l’idée qu’il n’existe pas de génie femme. Dans son essai « Relire », Laure Murat remarque que, quand on demande à de grands lecteurs et lectrices quels auteurs ils relisent en permanence, ils ne citent pas de femmes. À la rigueur, s’ils en citent une, c’est une écrivaine morte. Remettre en question ces schémas va prendre du temps, car le poids de l’histoire littéraire joue contre nous.
Je ne l’ai pas pensé comme un acte fort, mais, en effet, une manière de mettre les autrices à égalité avec les auteurs, c’est de les citer comme des références. Si je regarde mes dissertations d’étudiante en lettres, je me tournais vers des penseurs hommes dès qu’on abordait la théorie. J’ai voulu faire un livre foisonnant de références d’autrices qui m’ont nourrie, qui m’ont fait grandir, et envers lesquelles j’ai une immense gratitude. Tout livre est un livre de dette, ça fait partie du travail que de dire merci à celles qui sont arrivées avant, à celles qui arrivent maintenant et à celles qui produiront dans le futur des choses auxquelles je n’aurais jamais pensé.
C’est très lié à une représentation de la figure de l’écrivain. Dans les textes que je voulais écrire, il y avait quelque chose de très fantasmatique attaché aux figures des Grands Mecs de la Littérature. Une approche à la Hemingway qui consistait à voir l’écriture comme un tour de force. Je me voyais ne dormant jamais, produisant des textes pendant mes nuits d’insomnies, jetant des pages en l’air ou balançant la machine à écrire par la fenêtre. J’avais peur d’être diminuée comme autrice si j’écrivais chez moi, à des horaires de bureau, si je ne faisais pas de grands voyages, si je ne revenais pas avec une balle dans la cuisse, si je ne déréglais pas tous mes sens par l’alcool et les drogues, je me disais que je serais forcément moins bien que les auteurs hommes. Puis j’ai lu Toni Morrison disant, calme et assurée, que cette manière d’écrire est la seule qui lui convient et que personne ne peut lui dire ce qu’elle doit faire. Quand je vois ce qu’elle a écrit, je me dis que tout va bien ! On n’est pas un écrivain moindre parce qu’on n’a pas coché toutes les cases de la parade virile. Je sais aussi de plus en plus quels sont mes outils et comment les manier : j’ai appris à accorder de la valeur au calme, à la patience, à la minutie et à la gratitude qui sont nécessaires pour que mes livres naissent.
C’est une question que je me pose en permanence. Qu’est-ce qu’un texte difficile ? Comment est-ce que je peux sortir de schémas narratifs préconçus qui ont l’immense avantage d’être efficaces, rassurants. Comment m’en éloigner sans que ce que j’écris devienne un pensum pour le lecteur ? Je ne veux pas être élitiste au sens où j’écrirais un texte qui n’aurait de sens que dans une sorte de téléologie de la littérature, en me situant après le nouveau roman, par rapport à l’héritage du roman moderne, etc. Je veux utiliser ces outils mais réussir à faire une forme qui ne laisserait pas à la porte une partie de la population par un effet d’intimidation. C’est un tâtonnement et une recherche permanents.
C’est une recherche qui aurait pu arriver plus tôt, puisque je suis une femme qui ne vient pas d’une famille de la bourgeoisie blanche. Cela aurait pu être évident pour moi d’écrire sur des gens qui n’existaient pas dans les livres que j’avais lus. Mais, pendant longtemps, je me suis dit que, si je voulais écrire un vrai roman, le personnage principal devait être un jeune homme blanc, probablement lancé dans la conquête de milieux sociaux considérés comme éminemment romanesques, à savoir la bourgeoisie, l’aristocratie. Aujourd’hui encore, je suis parfois obligée de m’arrêter et de contrer par mes réflexions théoriques des automatismes nés d’une longue fréquentation d’un certain type de romans.
Le premier tournant s’est fait au moment de « Juste avant l’oubli ». Alors que je raconte une histoire d’amour qui se délite principalement vue par l’homme, je lis « King Kong Théorie », de Virginie Despentes, et je réalise que j’ai créé mes personnages féminins pour qu’ils suscitent un amour chez le personnage masculin. J’ai retravaillé ce livre de manière beaucoup plus consciente. « L’Art de perdre » est un passage à une autre dimension : comment donner toute leur place à des figures qui ont été laissées à l’arrière-plan ? Dans des récits de l’Algérie que j’ai lus, il y a des Arabes comme il y a des palmiers.
Autour de la question des « sensitivity readers », qui a fait pousser des cris d’orfraie à toute une partie de la presse française, j’ai l’impression que, depuis vingt ans que j’écris, j’ai toujours fait appel à des relecteurs ou relectrices quand je travaillais sur un sujet qui ne m’était pas familier, qu’il s’agisse d’avocats ou de hackers. Plus largement, je ne comprends pas qu’on puisse voir comme de la censure la volonté de produire des récits qui n’ont pas encore été faits. Dire qu’on aimerait des personnages plus riches, plus d’histoires qui échappent à ces carcans, c’est aller très gaiement dans un territoire de la fiction jusque-là laissé en friche. Pour moi, c’est le contraire de la censure, d’une absence de liberté ou de joie, le contraire d’une rigueur de bonne sœur ou de « moraline », comme on l’a entendu au moment de l’affaire Matzneff. Ces ouvertures de la fiction offrent la possibilité de mettre à bas les barrières. C’est un moment que je trouve extrêmement joyeux pour l’art.
Édition
du Vendredi 16 Décembre
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du Jeudi 15 Décembre