1.
Avec cette lumière grise, ce vent froid et humide et ces longues réparations qui ne nous réconcilient pas avec le corps, recevoir un livre inattendu peut apporter quelque viatique susceptible d’insuffler l’énergie suffisante, non pour tourner la page (s’évader en toute discrétion), mais pour tourner les pages (de livres qui ne font pas de bruit). Retrouvant une forme de concentration, le lecteur oublie de compter le temps, même quand une pulsation régulière aux maracas se fait entendre sur de petites enceintes réglées à faible volume. Observant la scène, je note que celui qui est plus touché qu’il n’en a l’air par cette pulsation lit en musicien. Puis repose le volume et remet une fois de plus Four Organs sur la chaîne. Il s’agit d’une pièce pour quatre orgues électriques et maracas composée par Steve Reich en 1970. L’interprétation choisie est celle de Bang on a Can dont un des organistes (aussi compositeur), Michael Gordon, est une des dix-neuf personnes convoquées par Steve Reich “en 2020 et au début de l’année 2021” pour échanger avec lui – pandémie oblige – à distance. Conversations est le titre du livre recueillant ces échanges. Publié à Toronto en 2022, il est aujourd’hui accessible en français chez Allia dans une traduction d’Olivier Borre et Dario Rudy. L’ouvrage, agréable à manipuler – comme il est d’usage chez cet éditeur qui porte une grande attention à l’aspect matériel de ce qu’il publie –, peut se lire d’une traite, malgré ses 384 pages de dialogues entre le compositeur et ses interlocuteurs (compositeurs, musiciens, chefs d’orchestre, sculpteur, chorégraphe, artiste vidéo et directeur de label). De nombreuses musiques étant évoquées, il est préférable de les connaître un peu avant de se lancer (et comme on peut trouver de bons enregistrements d’à peu près tous les opus de Steve Reich sur diverses plateformes, il devrait être aisé d’accompagner musicalement la lecture de ces Conversations).
Michael Gordon : “Si l’on parle de stress en interprétant un morceau, alors il faut mentionner Four Organs.” Steve Reich : “Pas tant que ça. Il faut juste beaucoup compter.” […] M.G. : “Nous avons souvent discuté de Four Organs au fil des années, et je crois qu’il y avait des fois où tu te disais : « Bon, c’est une pièce assez austère. » Peut-être la plus austère de tout ton catalogue ?” S.R. : “Je suis plutôt d’accord, oui.” Ayant découvert la musique de Pérotin (compositeur français à la frontière des XII et XIIIe siècles) au cours de ses années d’études, Reich s’en est souvenu quand il a eu l’idée d’étirer à l’extrême un “accord court” : “En somme, ce que fait Pérotin, tout particulièrement dans ses grands organa à quatre voix, c’est de prendre une ligne mélodique du chant, puis de l’étirer de manière à ce que ce ne soit plus tant une note mélodique qu’une sorte de bourdon. […] Dans Four Organs, un accord d’une durée d’une croche est étiré progressivement pour devenir un ensemble de notes tenues pendant 256 pulsations, en décalant peu à peu l’attaque de chaque note.” M.G. : “Je crois qu’il y a plusieurs façons d’écouter cette pièce. L’une d’elle, c’est d’entendre le dépouillement, l’austérité, et aussi la lenteur de l’histoire qui est racontée. Je crois que si elle est jouée dans une salle adaptée, disposant d’une bonne réverbération, le son produit peut être extrêmement beau.”
L’histoire qui est racontée… c’est un des sujets de ce livre de conversations – et non d’entretiens. Reich dit avoir pensé aux Dialogues d’Igor Stravinsky avec Robert Craft qui ont permis au compositeur russe de livrer nombre de souvenirs, d’opinions, de commentaires sur ses œuvres, comme sur celles de ses contemporains. Mais ces Conversations nous font moins voyager et sont davantage autocentrées. Et si ces échanges dispensent çà et là quelques jugements plus ou moins tranchés sur les compositeurs européens dont Steve Reich s’est vite détaché, on ne trouvera aucune polémique, et me semble-t-il aucune vacherie, alors que le vieil Igor ne se gênait pas pour en accumuler de belles (je dis “vieil”, mais au moment de ces enregistrements via Zoom, Reich, né en 1936, atteint les 84 ans, soit l’âge de Stravinsky quand il met le point final à sa dernière œuvre, The Owl and the Pussy-Cat, en 1966). Tous deux ont en commun le désir de contrôler une forme de legs verbal, en contrepoint de l’édition de leurs partitions. Livre amical, souvent drôle, parfois répétitif (ce qu’on prend avec indulgence), apportant un certain nombre de témoignages (bien plus que d’analyses, quitte à frustrer les musicologues), il a le mérite d’apporter un copieux supplément au rassemblement des Écrits et entretiens publié en 2016 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Différentes Phases.
De tous ses complices – quatorze hommes et cinq femmes –, ce sont peut-être celles et ceux dont la pratique n’est pas la musique qui suscitent les échanges les plus passionnants : le sculpteur Richard Serra ou la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker (l’entretien avec cette dernière, seul réalisé par e-mail, avait déjà été repris sous le titre Affinités rythmiques dans Différentes Phases). Et, comme l’écrit Reich dans sa Préface, on ne peut que regretter l’absence de Sol LeWitt (mort en 2007), “dont l’œuvre et la pensée, dans une certaine mesure, font écho aux miennes.” À noter qu’en appendice aux échanges Reich/Serra, Conversations reprend le texte d’un discours tenu par le sculpteur quinze ans plus tôt : “Écouter la musique de Steve, c’est entrer dans une relation de complicité avec son processus. La compréhension est une question de complicité. Mon anticipation prend le pas sur mon expérience du moment, ce qui est dû à la vitesse du son. Je reste sans cesse sur mes gardes, à un point qui peut s’avérer crispant. Même après avoir entendu une pièce de nombreuses fois, au moment où je l’écoute, je ne peux prédire avec certitude comment celle-ci va évoluer. La densité et la saturation du son, cette pesanteur spécifique, font obstacle au ressouvenir. / Parfois, les changements de motifs adviennent si rapidement dans la musique que leur logique m’échappe. Je n’ai pas conscience de leur régularité, plus particulièrement dans les œuvres récentes, où je ne ressens que leur impact émotionnel et m’abandonne complètement aux mouvements du son. […] Mes oreilles et mon esprit se trouvent submergés d’émotions qui se succèdent rapidement.” Étant pour ma part attaché à la période la plus radicale du travail de Steve Reich, celle dite “minimaliste” (qui commence au milieu des années 1960, s’achève au début des années 1970 avec Drumming ou Clapping Music, et comprend Pendulum Music, interprété en 1969 au Whitney Museum à New York par quatre performers dont Richard Serra), donc à ces musiques dont on pensait qu’elles ne racontaient pas d’histoires ; bien qu’étant aussi touché de près par certaines pièces des périodes suivantes, comme Music for 18 Musicians (1976), ou Different trains (1988) qui prend sa source dans des ressouvenances autobiographiques fortement génératrices d’histoires ; je comprends cette indécision quant à l’écoute et la compréhension de ce qui véhicule aussi bien des organisations abstraites de nombres, qu’une forme d’hédonisme musical par alliages de timbres chatoyants. Cette musique, le plus souvent dépourvue d’incertitude harmonique et de savantes dissonances, est au fond plus nostalgique, à l’américaine, que mélancolique ; ce qui fait qu’elle sonne, du moins sur ce plan, à l’opposé de celle de son aîné de dix ans Morton Feldman (dont Reich apprécie fortement Piano and String Quartet). Profitons-en pour rappeler qu’Allia a édité les formidables Radio Happenings de John Cage et Morton Feldman.
Et n’oublions pas le travail pour les voix – parlées comme chantées : l’influence de la cantillation hébraïque sur certaines de ses compositions à partir de la toute fin des années 1970 ; The Desert Music (1982-84), composé à partir de poèmes de William Carlos Williams) ; Proverb (1995 – nouvel hommage à Pérotin) pour cinq voix et quatre instrumentistes à partir d’une brève citation de Wittgenstein – How small a thought it takes to fill a whole life [Qu’elle est petite, la pensée qui peut remplir toute une vie]. Williams, Wittgenstein, Stravinsky, Pérotin et le refus du romantisme nourrissent cette “complicité” dont parle Serra.
Anne Teresa de Keersmaeker : “Je crois qu’il existe une similarité entre ton travail et le mien. On pourrait dire que nous avons tous deux – en particulier au début de notre carrière – recouru à des processus très radicaux, comme les premières œuvres de déphasage, que j’ai utilisé pour Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich. Des processus qui sont presque des algorithmes ! Vingt-cinq ans plus tard, notre travail est devenu plus fluide. Nous avons atteint une forme de multiplicité et d’hétérogénéité.” Musique et dance racontent des histoires. “Au début de ta carrière, tu étais un musicien underground, une sorte de rebelle. Aujourd’hui, on a l’impression que les choses sont différentes, tu es plus calme. […] Penses-tu que l’aspect esthétique puisse influencer les valeurs morales ? Quand dis-tu non ?” Steve Reich : “Oui, j’étais underground [mais] je n’ai jamais cherché à être un rebelle. […] Concernant ce que j’exclus lorsque je suis devant ma feuille, disons que j’exclus tout ce qui ne me semble pas fonctionner musicalement, et au final c’est mon oreille qui juge. […] Enfin, concernant la question de l’esthétique et de la morale, je crois que ces deux domaines n’entretiennent aucun lien entre eux – même si nous désirons ardemment, et naïvement, que ce soit le cas” (se souvenant en bon lecteur de Wittgenstein qu’“Éthique et esthétique sont une seule et même chose” ?)
Relevons encore quelques fragments de Conversations avec des musiciens “pop-rock”, Brian Eno et Jonny Greenwood de Radiohead. Eno : “Ce qui me dérangeait avec une partie de la musique processuelle, c’était cette impression que : « Bon, on a lancé le processus, maintenant on ne touche plus à rien ». Et je me disais : « Mais bordel, vous êtes des compositeurs ! Votre vie, c’est de toucher aux trucs, de faire en sorte que les sons fonctionnent ! » Pourquoi ne pas prendre un peu de recul et se dire que ça pourrait être mieux ou que ça pourrait être différent, qu’on peut faire les choses différemment. Ça ne me surprend pas de t’entendre dire que tu as tenté plusieurs choses, que tu as essayé de voir ce qui fonctionnait… parce que tu es compositeur, quoi (rires) !” Greenwood (qui a rencontré Steve Reich à Cracovie en 2011 alors qu’il interprétait en concert Electric Counterpoint) : “C’est l’organisateur polonais qui m’a invité à jouer cette pièce. Comme je n’avais jamais lu de partition pour guitare de ma vie, j’ai passé tout l’été à le faire. […] Ce qui m’a donné du fil à retordre, c’était de comprendre comment tu voulais que ce soit interprété, au niveau du feeling.” S.R. : “Je veux que chaque musicien interprète sa partie exactement comme il l’entend. De toute façon, impossible de faire autrement. Tu es qui tu es.” J.G. : “Il y aura toujours des imperfections qui participent de la beauté. […] Le sentiment avec lequel je suis sorti de cette interprétation, c’est qu’il s’agit d’une composition vraiment joyeuse. […] En vieillissant, j’ai pris conscience que c’était incroyable de pouvoir exprimer la joie. Les gens rejettent ça, je ne pense pas qu’ils en aient honte, mais ils ont peut-être l’impression que ça ne fait pas sérieux. J’ai complètement changé d’avis, et je pense que c’est quelque chose de sérieux. La musique a toujours été une affaire de joie : fêter la récolte, célébrer les aspects positifs de la vie. Ça aussi, ça a tout à fait sa place dans un auditorium.” S.R. : “De toute façon, qu’on le veuille ou non, ça existe depuis longtemps (rires).” J.G : “C’est vrai (rires).”
Le dernier mot à Steve Reich (en conversation avec David Harrington, violoniste fondateur du Kronos Quartet) : “Plus je vieillis, plus je me dis que les œuvres vivent leur propre vie. Je les ai composées à un moment, mais maintenant, elles sont littéralement entre les mains de quelqu’un d’autre. […] Si une musique ne peut pas s’ouvrir à différentes interprétations, alors il y a quelque chose de profondément déficient en elles. Comme si c’était un truc figé dans le temps.”
2.
Brouillards de peines et de désirs est le trente-sixième livre de Georges Didi-Huberman publié depuis 1985 aux Éditions de Minuit, auxquels il faut ajouter bon nombre d’ouvrages chez d’autres éditeurs. La revue Critique qui lui consacre – et à lui seul – son riche numéro de janvier-février 2023 (conçu par Yves Hersant et Philippe Roger) parle de quelques “quatre-vingts volumes parus à ce jour”, et relève que, si cette “ampleur est impressionnante”, l’œuvre ne l’est pas moins par “la variété de ce qu’elle embrasse : qu’il s’agisse d’histoire et de psychanalyse, de peinture ou de cinéma, d’Aby Warburg ou de Giacometti, de l’hystérie ou des lucioles, elle fait danser la pensée. Singulièrement savante, elle sait aussi charmer et émouvoir.” Cette dernière phrase est parfaite pour opérer une transition entre ce qui vient d’être esquissé à propos de Steve Reich et ce premier volume de quelques cinq cents pages hors index et tables de Faits d’affects dont, à peine paru, nous sommes déjà en attente du suivant – Critique nous en offrant quelques pages inédites –, même si pour ma part je suis loin d’en avoir achevé la lecture.
Je me souviens avoir entendu Georges Didi-Huberman répondre à une question de Sylvain Bourmeau qu’“il y a des livres qu’on lit toute sa vie, il y a des livres qu’on lit très lentement, il y a des livres dont on lit seulement quelques passages […] Lire permet de lier, de relier”, avant d’ajouter que “si [de jeunes lecteurs découvrant des ouvrages de philosophie] ne comprennent rien, ça n’a aucune importance.” C’est quelque chose que je vérifie en permanence : on ne comprend pas, mais quelque chose tout à coup nous éblouit. J’ai lu pas loin de la moitié des publications de Georges Didi-Huberman et toujours avec plaisir ; j’en relis régulièrement certaines, comme L’Étoilement, Phasmes, L’image survivante, Phalènes ou Aperçues ; mais, en musicien se risquant à déserter le champ dans lequel certains aimeraient le confiner (préférant le terrain vague au pré carré), je ne peux prétendre avoir tout compris de ce qui s’y trame – s’y trouve cultivé, de manière souvent labyrinthique (et c’est bien cela qui nous séduit). Il n’empêche qu’à chaque fois, je suis concrètement touché. C’est pourquoi j’aime cheminer dans ce territoire amical dont on ne se sent jamais exclu.
Brouillards de peines et de désirs se présente en deux parties : Par mots (temps pour approcher) et Par gestes (temps pour déployer) – la deuxième occupant nettement plus de pages que la première. Chacune de ces parties se compose d’un certain nombre de textes (d’essais) – respectivement 17 et 16 – de longueurs variables (parfois une seule page, parfois plus d’une cinquantaine) et datés (on constate du coup que leur succession ne respecte pas la chronologie). Cette manière de composer fait qu’on se sent à l’aise, n’étant jamais tenu de tourner mécaniquement les pages (si on en revient à la musique, ce serait comme un coffret de disques dont on pourrait passer sur la platine de lecture aussi bien la totalité qu’une ou plusieurs plages, sans respecter d’ordre particulier). Commençons par l’incipit : “Hier matin j’ai vu battre mon cœur face à face. Ce profond dedans de moi avait surgi, remuait devant moi.” On se sent d’emblée impliqué ; et de plus, étant de la même génération, solidaire. Et quelques lignes plus loin : “Une image m’est décisive parce que son aspect appelle un geste qui modifie mon être, qui m’affecte. Elle m’est décisive, également, parce qu’elle me met face à un intérieur, un espace que j’ignorais et qui forcément m’émeut. Elle m’est décisive encore parce que ce qu’elle montre est une façon, condensée sur un seul organe, de raconter toute l’histoire d’un corps. Devant cette image de mon cœur, par exemple, je ne peux pas m’empêcher de songer qu’il y a une relation directe entre l’espèce de fossilisation dont l’organe est aujourd’hui menacé et les si nombreuses années que j’ai passées – et avec quelle joie ! – à rêvasser dans la fumée des cigarillos, à écrire et, d’abord, à lire : lire ces merveilles de pensée ou de poésie qui, justement, décantaient ou défossilisaient mon esprit de façon toujours recommencée.”
Qu’ajouter à ce qui est formulé avec autant de précision que de simplicité ? Dans sa recension de ces Brouillards… pour la revue Critique, Yves Hersant relève que “Plus que jamais se manifeste ici l’exigence d’une pensée à la fois conceptuelle et affective. […] Danse et vagabondage : justes métaphores, qui disent la remarquable mobilité de l’essayiste – en parfaite convenance avec la mobilité des « faits d’affects ». […] S’il s’en va fouiner toujours ailleurs, du côté de la psychanalyse comme de la philosophie, de la poésie comme de l’histoire de l’art, de l’anthropologie comme de la politique, c’est parce que les faits d’affects exigent pareille errance. Car « le destin des affects, c’est de courir partout et d’investir ou de colorer ce qu’ils touchent. C’est de nous faire nous mouvoir et de nous faire penser (Brouillards…, p. 432) ».”
Après avoir commenté un poème de Baudelaire (partie 2, 12e essai, Perdus dans nos nuits : l’être-ailleurs de l’être-là), Didi-Huberman convoque Henri Michaux et, ce faisant, donne du lien (et du grain à moudre) à qui n’entre pas comme chez lui dans la maison Heidegger. Michaux revient plusieurs fois (c’est un auteur manifestement très aimé). Partie 1, 14e texte (Brusque brumes), on trouve quelques vers de Connaissance par les gouffres : “Soudain les liens (de la pensée) devenus cordages / font un bruit pénible dans une poulie… / Inouï ! Inouïe transformation. / Passages à troubles / S S S S S // Brume à toute vitesse / autopsychophagie / averses / averses à toute vitesse.” Sitôt redécouvert ce poème, je me précipite sur mon exemplaire de Connaissance…, au chapitre IV, Cannabis Indica, le reparcourant presque en intégralité (impossible de m’arrêter). Georges Didi-Huberman nous dit qu’il possède une bibliothèque de 45000 livres qui ne lui suffit pas (il ne cesse de se rendre à la Bibliothèque nationale), et c’est une des grandes qualités de Brouillards de peines et de désirs de nous inciter à faire un tour dans la nôtre (comprenant quatre fois moins de volumes, donc tout aussi insuffisante) afin de tenter d’agencer, dans la résonance de ce livre, une composition en forme de constellation, non pour finir encore, mais pour commencer encore (je reprends là le titre d’un de livres récents de G.D.-H., en dialogue avec Philippe Roux).
“Être ému, ne serait-ce pas, en quelque sorte, redevenir analphabète ? Je suis un adulte, bien sûr : je crois savoir lire, étant passé par quelques abécédaires, ayant ouvert quelques livres. Chemin vers une certaine sagesse, peut-être : je crois, du coup, savoir maîtriser certaines de mes émotions. Les maîtriser, vraiment ? […] Ému, de fait, je ne maîtrise plus rien du tout : ni les gestes de mon corps, ni les mouvements de mon visage. […] Je redeviens l’enfant analphabète que je ne me souviens même plus avoir été.” De mon côté, je me souviens du désir que mes ami(e)s et moi avions, à peine entré aux Beaux-Arts ou au Conservatoire, d’abandonner toute maîtrise, de laisser faire le hasard, de limiter au maximum le vocabulaire, et même la syntaxe. C’est loin, mais c’est toujours là : ça travaille encore, souterrainement. À l’époque, on n’aurait jamais osé parler d’émotion, ou d’affects – et encore moins de pathos. Et pourtant nous étions des oiseaux de nuit… Yves Hersant : “Au brouillard s’opposent les insensibles, adorateurs de la clarté diurne. Ceux-là, qui méconnaissent la complexité fragile de nos émotions, dévitalisent la pensée. L’antipathie qu’il éprouve envers ces contempteurs du pathos, Didi-Huberman l’exprime toujours élégamment ; mais parfois […] avec la puissance du Nautilus éperonnant les navires anglais.” Mobilis in mobili (“Mobile dans l’élément mobile”). Les dernières mesures d’Eight Lines de Steve Reich sont suivies de ce silence qui conclut chaque face de vinyle (pas de lockgroove, cette fois). Il est temps de changer de plage. Impossible d’ajouter quelque commentaire – ces lignes n’avaient pour but que d’inciter à la lecture de ce nouvel essai qui ne s’épuisera pas de sitôt ; et aussi de ce numéro de Critique, consacré à celui qui “apparaît comme un navigateur, un critique, mais aussi un médecin” (Alexander Kluge), qui mérite d’être parcouru dans sa totalité (et selon, une fois encore, l’ordre qu’on voudra). Changement de face (Music for a Large Ensemble). Puis retour à des étirements plus mélancoliques (Music for Samuel Beckett de Morton Feldman) – et surtout infiniment plus touchants.
3.
Touché est le titre du troisième livre de Pascalle Monnier chez P.O.L après Bayart en 1995 et Aviso en 2004, auxquels il faut ajouter quelques écrits éparpillés en revue (dans Vacarme notamment), ainsi que, selon Emmanuel Hocquard, “le plus court roman jamais publié, Les Pirates de la Havane (Éditions Quffi & Ffluk).” Sur la liste “du même auteur” à la page 4 de Touché, on relève aussi De l’art de chasser au moyen des oiseaux (Confluences/FRAC Aquitaine, collection “Fiction à l’œuvre”, 2014), petit livre de 80 pages écrit à partir d’une photo de Larry Clark. Aucun de ces ouvrages n’atteint les cent pages. C’est une œuvre – du moins dans sa partie visible – très peu envahissante, mais que l’on n’oublie pas.
J’avais été frappé, il y a vingt-sept ans, par Bayart, long poème aussi lumineux qu’énigmatique, aussi coloré que sombre, construit en quatre parties : Le printemps, L’été, L’automne, L’hiver. J’avais été étonné par le “t” de Bayart, comme par le redoublement du “l” dans le prénom de l’autrice (mais ce sont les vraies graphies de ces noms, Bayard et Bayart n’étant pas comme Dupond et Dupont). Je me souviens que j’avais quelque chose en tête, de musical, probablement lié aux saisons (appréhendées à la manière de John Cage, et non de Vivaldi), quand j’ai brièvement rencontré Pascalle Monnier peu après la sortie de Bayart (je me souviens aussi de la présence de John Ashbery, ce jour-là). Ce sont des souvenirs fragiles. Mais les livres demeurent. Il est alors possible de les relire ; ce que je fais, non sans plaisir, avec les deux premiers chez P.O.L, avant d’aborder le troisième.
D’Aviso, j’avais moins de souvenirs, non que je ne l’aie apprécié, mais dix-huit ans ont passé, le temps que la tête d’effacement se déclenche sans demander notre avis. Je le retrouve dans la partie de ma bibliothèque la plus à l’abri de la lumière. Glissé entre les pages 32 et 33, un petit papier, apparemment utilisé en marque-page, me rappelle la date de sa sortie : le 2 décembre 2004, soit en fin d’automne, saison de la mélancolie – mot qu’on trouvait déjà dans Bayart et qui revient assez souvent, et justement p. 33 : “Je flotte dans un taxi puant, havre mélancolique”. Ou p. 85 : “Si l’expérience de la séparation est source de mélancolie, l’expérience inverse d’une absence totale de séparation entre soi et le monde l’est parfois plus encore. Son du verre déversé dans les containers qui coule dans les veines et se mêle avec le sang le faisant alors vibrer comme du cristal, béton des murs se confondant avec la peau des bras.” Je relève nombre de notations relatives au visuel et au sonore. Et des noms de musiciens que j’écoute assez souvent : “Et si d’ailleurs j’écrivais à Pollini ?” Difficile de faire la part entre l’humour, voire l’ironie (la mélancolie est affaire d’humeurs), et le sérieux : comment trouver le bon angle et la bonne distance pour saisir “le sens” ? “Chorus d’orgue en boucle. Lamento sublime, qui tolli…” Et encore (on aurait dû commencer par ça) ce beau montage en 4e de couverture : “À l’heure où la nuit tombe, un vaisseau fantôme de taille réduite navigue sur une mer miniature, porteur de messages sans destinataire, confidences, regrets et épanchements de l’enfant-vieillard qui le commande. Éclairs argentés sur l’océan bleu nuit, ronflement d’hélice, défilement d’îles enchantées, vols et hurlements d’oiseaux joyeux, le monde est un spectacle organisé pour mon seul plaisir.” À la toute fin, vie remplacera monde. Ce sera tout pour cette petite revisitation de ce livre qu’à mon tour j’imagine organisé pour mon seul plaisir.
Touché est donc l’opus P.O.L n°3, qui sort le 2 février, soit au milieu de l’hiver. Je l’ai lu d’une traite, dans la nuit, au passage du jour au lendemain ; et relu quelques jours plus tard de manière moins linéaire, me demandant, non qu’en dire, mais quelles lignes choisir dans cette suite “d’ordres donnés à soi-même” auxquels il convient d’obéir comme de désobéir : “Être exemplaire. Être ordinaire. Ne plus être soi-même, devenir ce qu’on rêve d’être. Abandonner toutes ses manies.” Qui est touché par cette liste de recommandations ? Ou plutôt : qui écrit ? Mais est-ce une bonne question ? Je vais me renseigner sur le site de P.O.L : “Quelqu’un est réduit, après plusieurs fractures, durant plusieurs mois, à une immobilité forcée. Commence alors la « rééducation » aussi bien physique que morale. […] Face à la décrépitude physique, il y a la volonté de sauver quelque chose, d’entamer un « régime » général.” Liste, suites, variations – musique encore et toujours. C’est très beau, plus touchant que les opus précédents. L’humour (humor au sens où l’entendait John Dowland) affleure souvent, sans atteindre le détachement splendide de Ron Padgett dans sa propre suite de recommandations, d’une drôlerie irrésistible, Comment devenir parfait ; mais Padgett écrit : “N’oubliez pas…, Répondez…, Prenez le temps…”, etc. ; alors que le texte de Pascalle Monnier est entièrement rédigé à l’infinitif :
“Se déprendre, laisser partir, sans pourtant devenir indifférent.
Se prévenir de ces épreuves infligées à soi-même.
Se demander sans pouvoir répondre si, dans les livres, le singulier vaut toujours mieux que le pluriel.
Regretter d’avoir plus d’inclination et de talent pour déconseiller et désapprouver que pour conseiller et admettre.
S’interroger dans un élan partiellement déclenché par un abus d’antalgiques sur les moyens de devenir philosophe, artiste ou saint.
Faire la biographie de son âme et non celle de son caractère ou de son cerveau.”
(La musique de Morton Feldman continue de s’égrener lentement : String Quartet II – plus de cinq heures en continu, il faut bien ça pour arriver à dire si peu sur ce qui nous a touché.)
“Écouter de la musique mais ne pas se dissoudre dans l’écoute de la musique.”
“Comprendre que derrière le rideau il n’y a rien à voir.”
Retour à l’acousmatique ? Des liens se sont tissés, je pense, sans que l’on n’ait eu besoin de trop en rajouter, entre les différents livres de cette constellation à la frontière que le hasard des parutions a fait surgir, sans rien forcer. Toucher juste. Toucher le corps, le cœur – l’âme ? “L’homme a survécu jusque-là parce qu’il était trop ignorant pour savoir comment réaliser ses désirs. Maintenant qu’il peut les réaliser, il doit en changer ou périr – William Carlos Williams, The Desert Music.” “Nous sommes faits d’affects. Et ce ne sont pas de simples effets […] Les affects sont des faits à part entière – Georges Didi-Huberman.” “Ne pas se demander si les affects que l’on éprouve ont été encodés par la matrice – Pascalle Monnier.” Et pour finir (mais cette fois, ce n’est pas une citation) : ne jamais rien réduire à l’état d’aphorisme ; faire, encore et toujours, du montage.
Steve Reich, Conversations, traduit de l’anglais par Olivier Borre et Dario Rudy, éditions Allia, Janvier 2023, 384 p., 24 €
Georges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirs, Éditions de Minuit, février 2003, 544 p., 27 € — Lire un extrait
Critique n° 908-909, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, février 2003, 176 p., 14 €
Pascalle Monnier, Touché, P.O.L, février 2023, 64 p., 13 €
Saisissez votre adresse e-mail pour recevoir une notification à chaque nouvel article.
Commencez à taper votre recherche ci-dessous et appuyez sur Entrée pour chercher. Appuyez sur Esc pour annuler.
https://seo-consult.fr/page/communiquer-en-exprimant-ses-besoins-et-en-controlant-ses-emotions