Crédit photo, NDEYE FATOU KANE
L'écrivaine et chercheuse en Sociologie du Genre, Ndèye Fatou Kane, a été beaucoup affectée par la mort, en l'espace de six mois, de son frère et de son père.
Pleurer ses morts ou porter le deuil est tout à fait naturel dans la vie, même dans le monde animal. Mais pour les humains, pour quelques raisons, un individu ou un autre peut choisir, de manière délibérée ou non, de refouler au plus profond de lui-même la douleur ressentie en de pareilles occasions. Le prix à payer peut être lourd de conséquences.
L'écrivaine Ndèye Fatou Kane, qui vit à Paris, nous partage sa triste expérience traumatique à la suite des décès de son frère et de son père, en l'espace de six mois.
Dans son ouvrage "Au nom d’un père. Hommage à Mamadou Tidiane Kane", paru aux éditions L’Harmattan Sénégal en 2022, Ndèye Fatou Kane, chercheuse en Sociologie du genre, nous explique dans cet entretien comment elle a vécu ces évènements douloureux.
Ndèye Fatou Kane, qu’est-ce qui vous a poussé à écrire un ouvrage en hommage à votre père, le défunt Mamadou Tidiane Kane ?
Ce qui m'a poussé à écrire ce livre " Au nom d'un père. Hommage à mon père Mamadou Tidiane Kane", qui nous a quittés en octobre 2021, c'était dans le but de lui rendre hommage en tant que père, mais aussi en tant que personnalité publique sénégalaise, car il a eu une multitude de vies et de carrières, que ce soit dans le sport ou dans les infrastructures de transport urbain. Il était connu et reconnu avec ses trois activités, même si le football est le sport qu'il l'a le plus fait connaître au Sénégal et dans toute l'Afrique. Donc, à chaque fois, je lui disais qu'il devait écrire ses mémoires parce qu'il connaissait beaucoup de gens. Il est allé dans plusieurs endroits où il a été accueilli et apprécié. Et à la maison aussi, c'était un défilé perpétuel de personnalités et mon âme d'enfant, mon esprit d'enfant était toujours impressionné de voir ces messieurs avec des cravates que je voyais à la télé, que j'admirais, venir chez moi pour converser avec mon père et puis chercher certaines de ces lumières. L'objectif principal de ce livre était donc de lui rendre hommage et de célébrer sa vie, mais aussi de le fixer dans le temps et dans l'espace, car je suis convaincue que l'écriture est non seulement la meilleure des thérapies, mais elle permet aussi aux personnages fictifs ou réels d'être, de se fixer, de se perpétuer dans la mémoire, dans les yeux des lecteurs, dans leur esprit, afin que les écrits puissent leur servir. La preuve en est que l'on parle de lui alors qu'il n'est plus là. Et que l'objectif de ce livre était aussi que les personnes qui l'ont connu dans la vraie vie ou à travers moi, puissent avoir des bribes de lui, puissent s'inspirer de lui, très modestement de sa vie, pour le connaître un peu plus. Parce que même moi, en écrivant ce livre, j'ai conversé avec des amis, des amis à lui, un peu de notre famille aussi. Ils m'ont donné des bribes de souvenirs que je croyais connaître, mais que j'ignorais, pour que je puisse mieux écrire sur lui. Mais aussi, je suis convaincue que les enfants sont des éponges qui absorbent tout, car en écrivant, je me suis souvenue de scènes, de moments, d'anecdotes que j'avais vécus. Et puis je me suis rendu compte que je n'avais pas oublié tout cela. Et c'était aussi cela. Ce livre est donc divisé en deux parties. Dans la première, je raconte sa jeunesse, son adolescence, sa carrière, son caractère et aussi comment il m'a éduqué et dans la deuxième, je raconte ma propre histoire.
Crédit photo, NDEYE FATOU KANE
Dans l’ouvrage, vous relatez les circonstances de la perte de votre frère Baba, puis quatre mois après, celle de votre père. Voudrez-vous nous expliquer un peu comment vous avez vécu ce "drame" familial ?
Mon frère Baba, Pape Babacar Kane est décédé en avril 2021 et mon père en octobre 2021, donc six mois entre ces pertes douloureuses. Je le vis toujours ce drame familial et ses conséquences.
On n'est jamais préparé à la perte d'un être cher, que ce soit un frère, un père, une mère ou sœur ou même quelqu'un qui nous est très proche, familial ou amical. Moi, j'avais l'habitude de dire que si mon père, ma mère ou mon frère décédait, j'allais les suivre, car je n'allais pas supporter de les avoir perdus.
Mais je crois que le deuil est une expérience sociale tellement étrange que le choc nous donne des réserves de courage, de force insoupçonnée. J'en suis arrivée à détester ces mots 'courage', 'force' parce que quand mon frère est décédé, j'avoue que j'étais dans une spirale de performance de non-tristesse.
Et puis comme la manière dont on expérimente le deuil dans nos sociétés africaines et particulièrement sénégalaise, on reçoit beaucoup. Les personnes passent pour présenter leurs condoléances. Donc, on dirait que mon cerveau avait quitté mon corps.
Il fallait que je sois alerte, que je sois en attitude de recevoir les condoléances, que je réponde aux messages, que je réponde aux mots qu'on m'envoyait machinalement. Et ce que je trouvais un peu drôle, c'est le détachement que je pouvais observer moi et en présentant les condoléances à d'autres personnes.
Je leur reprochais parce que je me disais comment ils peuvent continuer de vivre leur vie, de continuer leurs activités alors que moi, j'avais perdu un être cher, en l'occurrence mon frère et mon père ensuite.
Donc, je l'ai vécu douloureusement, mais je crois que le deuil est une expérience au long cours qui tant qu'on est en vie et que l'être cher n'est plus là, on continue de le porter dans notre cœur, dans notre souvenir, dans les actes de tous les jours.
Crédit photo, NDEYE FATOU KANE
L'amour et la complicité entre Ndèye Fatou Kane et son père dont elle porte le nom de la mère datent naturellement du très bas âge.
Comment avez-vous fait le deuil pour ces êtres qui vous sont si chers ?
Faire le deuil est une expression que je trouve un peu vide de sens. Je ne sais pas quoi répondre en fait, comment faire le deuil ? Je ne sais pas. Est-ce qu'on fait le deuil ? J'en doute. Je pense que le souvenir des personnes disparues, leur tombeau est dans le cœur des vivants.
Donc, je continue à faire ce deuil-là et je pense que tant que je vivrais, ce deuil, je le ferais. Le deuil a des manifestations un peu classiques. Des fois, c'est intense, des fois, c'est moins intense, des fois, tu te rappelles des personnes disparues avec le sourire, des fois ce sont les larmes qui jaillissent du fait de la tendresse, de la mélancolie. Tout cela fait que le deuil est une expérience sociale à nulle autre pareille.
Tant qu'on ne l'a pas expérimenté, on ne peut pas l'expliquer. J'en parle dans le livre ! En l'ayant vécu deux fois d'affilée, j'ai pu comprendre même si la colère était mon moteur premier. Je ressentais beaucoup de colère. Je ressens encore beaucoup de colère pour les personnes qui ont encore leur père, leur frère. Mais c'est dans l'âme, dans le corps, dans le cœur, on dirait qu'on nous arrache une partie de nous. Littéralement, c'est l'image qui me vient à l'esprit.
C'est comme si on nous arrachait une partie de nous et qu'on est vide. Et savoir qu'on doit continuer à vivre avec ce vide, c'est ça qui est douloureux et qu'on dit que le souvenir de cette personne va s'émousser, va s'atténuer. Il n'y aura plus qu'une poignée de personnes qui continuera à parler de lui, d'eux. Oui, c'est pourquoi le moteur premier de l'écriture du livre, c'est pour que le souvenir de mon père continue à perdurer ; parce que j'ai eu peur de l'effacement, de l'oubli quand les années passent, les décennies. Donc, voilà, ça continue à garder cette flamme vivace.
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Ndèye Fatou Kane, toute souriante, avec son père lors d'une cérémonie de graduation en France.
Vous étiez forte au décès de votre frère Baba, qui vous était très cher. Mais pourquoi avez-vous craqué à la mort de votre père ?
Est-ce que j'étais forte ? Je m'interroge. J'ai vu que j'ai vécu les deux expériences de façon différente, on va dire, parce qu'autant pour le premier, c'était un choc, je ne m'y étais pas préparée, je vivais ça pour la première fois, j'étais dans une sorte de performance ; continuer à répondre aux messages, réceptionner des cadeaux pour exprimer la compassion.
Donc, je crois que le choc a été mon moteur. Donc, vraiment, je ne sais pas si j'étais forte hein, je ne le pense d'ailleurs pas, mais le choc a été mon moteur, ça m'a permis d'avancer. Je me suis autorisée à faire sortir ces émotions que j'ai enfouies tout au fond de moi lorsque j'ai perdu mon père.
Voilà, on dirait que j'ai ouvert un robinet et que l'eau a jailli. Et donc ça oui. C'est pourquoi j'ai vécu les deux expériences de manière totalement différente. Parce que pour le premier, je ne m'étais pas préparée. Mais je ne suis pas sûre que je m'étais préparée pour les deux mais en fait, pour le premier, le choc m'a permis d'atténuer un tout petit peu la douleur.
Et pour le seconde, je me suis vraiment autorisée à le vivre. Et on dirait que c'est l'addition des deux qui a fait que mon cœur ne les supportait plus. Il fallait qu'il exprime toute cette tristesse.
Vous avez traversé, dites-vous, une période dépressive. Expliquez-nous un peu comment cela s’est passé et quels en étaient les signes ?
Lorsque mon frère est décédé, je suis restée plusieurs mois à Dakar parce qu'il fallait que j'aide ma mère, que je sois présente pour elle, pour la famille.
Et cela m'a permis de passer plus de temps avec mon père, de régler beaucoup de choses, mais durant ces longs mois passés à Dakar, je n'ai pas eu le temps de penser vraiment à l'expérience que j'étais en train de vivre.
Mon retour en France avec mes activités et tout, que j'étais seule alors qu'au Sénégal j'étais entourée de personnes sans que je n'aie eu vraiment le temps de me poser des questions et de penser à ces pertes. Mais le fait de revenir ici, la fatigue, l'épuisement, les ruminations mentales, tous ça ont fait que j'étais en proie à de perpétuelles apathies.
Même si je pouvais dormir 15 heures d'affilée, j'étais fatiguée. Donc, là, j'ai commencé à, et surtout les errances mentales, repenser aux mêmes moments, aux mêmes instants, revoir des moments qui sont passés il y a longtemps.
Cela profilait les premières manifestations de la santé mentale et psychologique qui déclinait et qu'il fallait demander de l'aide parce que je suis convaincue que la famille, les ami(e)s, malgré toute leur bonne volonté, ne sont pas des psys, ne sont pas faits pour ça.
Et qu'il fallait demander de l'aide à un professionnel qui est habilité à nous aider parce que l'état de vulnérabilité causé par le deuil fait qu'on a plus de repère et c'était mon cas.
Je n'avais plus de repère, je ne savais plus vers qui me tourner et ça je crois que ça a été le moteur premier que j'ai cherché une psychothérapeute spécialisée dans le trauma, dans la perte d'êtres chers, dans le deuil pour qu'on puisse avoir des conversations et qu'elle puisse m'aider à expliquer les phénomènes que j'étais en train de vivre. Non seulement dans mon corps, mais dans mon système nerveux qui était de plus en plus saturé.
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Une volontaire enlève les mauvaises herbes à l'intérieur du cimetière musulman à Yoff lors de la " journée nationale de nettoyage " organisée par les associations religieuses à Dakar, le 6 novembre 2021. (Illustration)
Quelle expérience avez-vous de la santé mentale après avoir traversé cette épreuve ?
L'expérience que j'ai tirées de la consultation d'une psychothérapeute, que je consulte toujours d'ailleurs, a été positive.
Au sortir de chacune de nos séances, c'est comme si je me vidais et j'étais aussi légère qu'une feuille morte parce qu'avoir la latitude de converser avec une personne qui est là pour nous à nous écouter, sans nous juger et qui nous comprenne, ça, je crois qu'on le néglige.
On est tellement pris dans le tourbillon de nos vies qu'on n'a jamais eu le temps de nous poser alors que le système nerveux, c'est comme un verre qu'on remplit d'eau. Le verre ça déborde et il faut déverser ça quelque part.
Donc, la thérapie, je la recommande même si je regrette même de ne l'avoir pas fait plutôt parce qu'on se rend compte qu'on traîne des traumas depuis l'enfance, l'adolescence et l'âge adulte. Il y a forcément des événements qui nous arrivent et qu'on refoule dans un coin de notre tête.
Et moi, malheureusement, c'est le deuil qui m'a permis d'ouvrir les yeux sur ça et de me rendre compte qu'il y avait des axes d'améliorations sur lesquels je devais travailler.
Donc vraiment, l'erreur de nos sociétés africaines et particulièrement sénégalaise, dire qu'on consulte un psy, c'est une chose, même si je vois que la santé mentale se démocratise de plus en plus, il y a des psychiatres, des psychothérapeutes qui sont là et qui sont prêts à nous aider à aller mieux.
Et ça je crois qu'on devait avoir ces conversations de plus en plus souvent, pour ne pas seulement y coller une connotation péjorative, une étiquette occidentale. Non ! Il faut qu'on travaille aussi sur nos traumas.
Comment avez-vous réussi à vous débarrasser de vos émotions traumatiques ?
Euh, est-ce que je me suis débarrassée de mes émotions traumatiques ? Je ne crois pas. On va juste dire que la majeure partie de mes traumas résident dans ce livre, je les ai mis dans ce livre.
Au sortir d'un épisode dépressif particulièrement intense, j'ai écrit ce livre d'une traite, et quand je m'en suis rendue compte, j'ai regretté de ne pas l'avoir fait plus tôt. Ces mots n'attendaient que je les écrive.
Dans ma tête, tout était déjà organisé, tout était agencé et il le fallait d'ailleurs parce que quand, soit mon frère Baba ou mon père, quand ils sont décédés, je leur ai écrit des textes, mais ce n'était pas assez.
Il fallait que j'aille jusqu'au bout. Et je crois que ce livre est venu à son heure et je pense que tant que je vivrais, il sera avec moi et quand je serais déprimée, ce qui pourrait arriver. Je suis vulnérable et j'accepte ma nouvelle vulnérabilité.
Et j'aujourd'hui, je suis vraiment contente de recevoir des messages de personnes ayant perdu leurs parents. Je suis très émue parce que je me dis, mais les personnes vivent des batailles, vivent des traumas et puis vivent avec ça sans s'épuiser, sans s'en rendre compte.
Et puis la lumière peut venir d'une autre personne et ça, j'en suis très heureuse de voir ces marques d'affection et de partage d'expériences parce que je suis convaincue qu'on s'aide par le partage et ça, ça n'a pas de prix.
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