Un article sur la blockchain et la traçabilité publié il y a un an pile sur LeMagIT avait fait réagir l’expert du domaine, et fondateur de Tilkal, Matthieu Hug.
Nous y écrivions que la blockchain était survendue dans la chaîne logistique dans la mesure où elle ne réglait pas la question du lien entre l’information rentrée dans un registre et le produit censé être tracé. En clair : comment prouver que l’agriculteur qui déclare que son poulet est bio dans la blockchain n’envoie pas dans le même temps un poulet aux hormones ? Et qu’est-ce qui prouve – s’il dit vrai – qu’un autre acteur de la chaîne ne substituera pas ce poulet à un autre poulet de batterie, mais désormais estampillé bio ?
Cette problématique de lien faible (étiquette qui peut être décollée ou boîte de médicament) et de lien fort (poulet tatoué, boîte sécurisée) est au cœur de nombreux débats. En grande partie à tort, pense Matthieu Hug, qui préconise une autre approche.
En appui de sa critique de notre article, Matthieu Hug nous avait expliqué sa conception de l’utilisation de la blockchain qui – il nous faut en convenir – est cohérente, originale et efficace (Tilkal travaille avec plusieurs grands groupes du CAC 40).
En substance, Matthieu Hug part du constat qu’il est illusoire de croire que l’on peut contrôler a fortiori la véracité des données d’une supply chain éclatée et mondiale. Il y a de la donnée fausse dans la logistique (volontairement ou non). Il y en a toujours eu (sinon il n’y aurait pas de problèmes). Et il y en aura toujours.
Le registre d’une blockchain consignera donc ces données erronées, mais elle le fera de manière irréversible. En conséquence, il sera possible de remonter jusqu’à l’auteur (ou les auteurs) de la mauvaise information. Bref, la blockchain optimise l’audit a posteriori.
Pour Applications & Données, Matthieu Hug explicite aujourd’hui son approche, à l’opposé de nombreuses « blockchains de traçabilité », et souligne l’importance quasi vitale de cette problématique qui va de la grande criminalité à la santé publique :
Entre 2000 et 2014, la Chine, premier producteur mondial de miel, a augmenté ses ventes de 88 %… mais le nombre de ruches n’y a crû que de 21 %. Mystère mathématique ? Non. Il s’agit vraisemblablement de contrefaçon.
La contrefaçon est l’un des aspects d’un phénomène plus large : le commerce illicite. Regardez combien de miels en rayon portent la mention aussi drolatique que tragique : « Origine UE ou non UE ». Le commerce illicite – qui est un fléau protéiforme qui concerne aussi bien les produits alimentaires que les téléphones mobiles ou les médicaments – prospère sur les dysfonctionnements des supply chains.
Or ces dysfonctionnements se multiplient : pourquoi ?
Chaque jour, 2,5 quintillions de bytes de données sont générés dans le monde[1]. Dans ce flot de données, beaucoup d’entreprises voient encore leurs systèmes d’information comme une forteresse à protéger de l’extérieur. Pourtant au sein des chaînes logistiques industrielles et commerciales, les produits circulent mondialement selon des schémas toujours plus complexes.
Résultat, les informations concernant ces produits restent confinées, dans le SI de chaque partie prenante, prises au piège d’une « bunkerisation » trop souvent vue comme la base de la cybersécurité de l’entreprise.
Ce schéma est fort éloigné des échanges dynamiques d’information qui seraient nécessaires à un fonctionnement sécurisé de l’économie moderne. En pratique, la « traçabilité » des produits (ou des matières premières) n’existe donc quasiment pas.
Il est, d’après mon expérience, rarissime qu’un industriel (ou un distributeur) ait une connaissance consolidée, fiable et accessible du cycle de vie réel et complet d’un produit, que ce soit sa localisation, ses conditions de fabrication, de transport, sa chaîne du froid, son lieu de vente ou ses reconditionnements éventuels.
En réalité, si chaque élément d’information généré est en sûreté localement, l’absence de vue de bout en bout, entraîne une perte de sécurité du tout. Ce qui ouvre la porte, parfois, à la criminalisation de nos supply chains.
Ce que l’on appelle « commerce illicite » englobe la contrefaçon, les produits impliquant l’exploitation d’enfants, le travail forcé ou les crimes environnementaux ou encore les importations parallèles[2] et les marchés gris[3].
De manière globale, l’intrication d’une partie du commerce mondial avec le financement de la criminalité organisée est régulièrement mise en lumière – par Interpol, Europol[4], l’OCDE[5] ou l’UNODC[6]. Depuis quelques années déjà, le commerce illicite est devenu la première criminalité transfrontalière avec un « chiffre d’affaires » de l’ordre de 1 000 milliards de dollars en 2013 à 2 000 milliards de dollars en 2022[7].
Si le commerce illicite était un pays, ce serait aujourd’hui une des 15 premières économies mondiales (entre l’Espagne, la Corée du Sud et le Canada). À ce rythme de croissance, en 2030 ou 2035, son chiffre d’affaires pourrait sans doute être supérieur au PIB de la France. Ce à quoi l’on peut ajouter le coût en taxe non perçue, en emplois perdus, en hospitalisations, etc.
Dans l’Union européenne en 2016, 6,8 % des importations étaient des biens contrefaits ou piratés – en croissance de 36 % par rapport à 2013[8].
Dit autrement, 1 bien sur 15 importé dans l’UE est un faux, tous types de produits confondus, domestiques ou industriels. Ce que l’on croit plus ou moins cantonné au luxe, concerne en réalité toutes les industries : médicaments, pièces détachées automobiles, aliments pour enfant, cosmétiques, téléphones portables, batteries, jouets, vins, huîtres, etc.
Son ampleur dépasse l’imagination : les médicaments contrefaits tuent environ 700 000 personnes dans le monde chaque année et représenteraient 90 % des médicaments vendus en ligne selon le laboratoire Lilly. En France, 48 % de l’huile d’olive n’est pas conforme à la réglementation. Au Royaume-Uni, 20 % des produits à base de viande contiennent autre chose que ce qui est indiqué sur l’étiquette (voire de l’ADN « non identifié »), etc., etc., etc.
Europol[9] décrit la structuration de véritables chaînes d’approvisionnement illicites à l’échelle mondiale, couvrant les matières premières, la fabrication, la vente en gros, le transport ou la logistique. Ces chaînes logistiques illicites sont interconnectées aux supply chains légitimes à différents niveaux – elles échangent avec elles, mélangent, et substituent des produits, des matières premières ou des pièces détachées.
Elles seraient organisées autour de spécialisations régionales (outre la Chine, l’Inde pour les médicaments, l’Égypte pour la nourriture, la Turquie pour les parfums et les cosmétiques), ainsi que sur les facilités offertes par les 3 000 zones de libre-échange (free trade zones) de par le monde. Les produits issus du commerce illicite, ces produits que nous achetons en ligne ou en magasin, parfois au marché sans doute, financent la petite délinquance, la grande criminalité, mais aussi, de plus en plus, le terrorisme[10].
Heureusement, les cadres réglementaires locaux, régionaux et internationaux évoluent progressivement avec par exemple le volet « minéraux de conflit » de la loi Dodd-Frank aux États-Unis, avec les prochaines réglementations européennes sur les 3TG[11], de REACH ou RoHS, ou avec la directive européenne sur les médicaments falsifiés.
Cette évolution se fait sous la pression de la méfiance accrue des consommateurs[12] : celle-ci n’est sans doute pas liée directement aux phénomènes de commerce illicite, mais à des soucis éthiques ou environnementaux qui en dérivent.
Concrètement, 75 % des consommateurs déclarent ne plus avoir confiance dans les produits qu’ils achètent.
Autre pression, des acteurs économiques s’engagent unilatéralement et fortement dans le sens de la traçabilité et de la transparence, à l’instar du London Metal Exchange.
Ainsi, alors que la globalisation rapide des flux commerciaux a engendré une fragmentation puis une perte de contrôle croissante des chaînes d’approvisionnement, une tendance au rééquilibrage semble se dessiner.
Mais ce rééquilibrage passe par deux choses.
Tout d’abord par une transparence circonstanciée et accessible : pas de vagues promesses, mais bien l’histoire claire du produit que nous avons entre les mains. À partir de là, chacun de nous, « consom-acteur » et non plus simple consommateur, pourra par ses achats voter pour les industriels responsables, européens et engagés, et entraver ce commerce illicite qui nous gangrène au profit d’acteurs sans foi ni loi, et souvent purement criminels.
Ensuite, par une traçabilité totalement repensée des chaînes d’approvisionnement, qui ne s’appuie plus uniquement sur des audits ponctuels, mais sur l’analyse des données en temps réel et de bout en bout. Une traçabilité qui ne soit plus locale, mais coopérative sur l’ensemble des parties prenantes impliquées dans le cycle de vie d’un produit.
On vous le dira dans toutes les industries : la traçabilité existe depuis 40 ans.
C’est vrai… mais l’approche traditionnelle n’est manifestement plus adaptée aux supply chains modernes, à leur complexification et à leur fragmentation. La croissance du commerce illicite le prouve.
En réalité, si les audits occasionnels et locaux restent nécessaires, ils sont structurellement insuffisants et doivent être couplés à une approche « data ». C’est-à-dire à une traçabilité basée sur l’analyse des flux de bout en bout et à la détection en temps réel des dysfonctionnements. Pour organiser cela, différentes technologies numériques, dont la blockchain, sont indispensables.
En tant que technologie, la blockchain associe une base de données avec une structure particulière et un protocole, qui assure la distribution de cette base de données au sein d’un réseau. L’ensemble est agencé pour permettre la décentralisation et la désintermédiation des échanges d’information, avec comme caractéristique l’impossibilité de modifier l’information.
Le tout repose sur différents mécanismes de chiffrement et de signature électronique, et sur une condition majeure : la technologie blockchain doit être déployée dans un réseau décentralisé. C’est à cette condition qu’une modification des données par une des parties prenantes sera immédiatement détectable et bloquée par les autres, créant ainsi l’impossibilité de modifier de manière unilatérale une information.
Dans un réseau blockchain, ceux qui ont une copie de la base (un « nœud » du réseau) sont assurés de son contrôle ; à l’inverse, utiliser une blockchain sans posséder un de ces nœuds, c’est ne rien contrôler. Enfin, si un seul acteur dispose de tous les nœuds, techniquement rien ne l’empêche d’altérer les données : après tout, dans ce contexte particulier, une blockchain redevient juste… une base de données.
Il existe aujourd’hui deux grandes catégories d’usage de la blockchain :
Dans la supply chain, l’usage transactionnel consiste à définir un « token » agissant comme un « jumeau numérique » du produit. Ce token constitue par exemple un certificat d’authenticité ou de possession du produit, à transférer en même temps que le produit lui-même. Ceci peut se justifier pour un produit fini à haute valeur ajoutée, mais pose quelques difficultés opérationnelles dans une optique de bout en bout : notamment, doit-on bloquer la supply chain physique si le transfert du token numérique n’est pas fait ? Si oui on introduit une contrainte peu crédible sur le flux physique, sinon le token sera vite dissocié du flux physique. Et je n’évoque pas les questions d’agrégation, de transformation ou de modalités pratiques. Bref cette approche ne permet pas une prise en compte holistique de la supply chain.
En fait pour la traçabilité de bout en bout, c’est essentiellement l’usage notarial qui fait sens.
Dans un usage notarial, la technologie blockchain permet déjà de rendre opérationnellement possible la collecte de données. Une supply chain est fondamentalement un système décentralisé ; une technologie de décentralisation est donc logiquement assez adaptée pour y faire circuler des données. D’autre part, la blockchain rend possible le contrôle – indépendant – par chaque partie prenante de l’historique des données. Ceci crée deux choses : de l’auditabilité et la responsabilisation de chaque participant.
Grâce à la blockchain, chaque donnée est traçable jusqu’à son expéditeur de manière non équivoque, l’ensemble est non modifiable et auditable. L’origine des données est donc fiable.
Mais ces données sont-elles « vraies » ? La « véracité » c’est le fait que les données reflètent de manière exacte le monde physique. Mais à quoi servirait un système de traçabilité qui n’enregistrerait qu’une réalité parfaitement conforme aux cahiers des charges ? Il n’aurait, en fait, aucune utilité puisqu’il n’aurait plus rien à résoudre.
En fait, c’est justement pour détecter les fraudes, les dysfonctionnements et les erreurs que l’on veut organiser la traçabilité. Essayer d’éviter absolument a priori que toute donnée capturée, soit « fausse », a donc quelque chose de contre-productif, mais pose aussi des problèmes pratiques et logiques. Un thermomètre qui n’indique pas la bonne température fournit une donnée fausse : or pour identifier qu’il est défaillant, il faut bien savoir quelle donnée il fournit, donc connaître cette donnée fausse… et ce de manière fiable.
La seule approche raisonnable est au contraire de mettre à jour le fonctionnement de la supply chain – avec l’ensemble des données récoltées telles quelles – et d’en déduire a posteriori ce qui est vraisemblable, cohérent… ou anormal.
L’analyse des incohérences entre différentes données de la blockchain (ou avec la réalité physique) permet d’extraire des informations utiles et exploitables : comme l’occurrence et la localisation de fraudes. Ainsi, dans un cas de traçabilité de chaîne du froid au Proche-Orient, un client de Tilkal cherche à identifier des ruptures de chaîne du froid lors du transport, à en imputer la responsabilité et donc le coût.
Pour ce faire Tilkal corrèle différentes données IoT collectées de différents fournisseurs (géolocalisation, luminosité dans le camion, température, accéléromètre), des données d’expédition, de transport et de réception (bordereaux, dates) issues des différents acteurs, pour détecter en temps quasi réel les ouvertures anormales et prolongées de porte, leur date, leur localisation, leur durée et leur fréquence, et à qui incombe la responsabilité de la marchandise.
De cette manière, on cherche finalement à établir un schéma d’amélioration – continue et progressive – à l’échelle de flux industriels (proche de la logique du « lean management » dans la production industrielle).
Ainsi la blockchain est la base d’une solution de traçabilité moderne, qui permet de disposer d’une donnée partagée – issue de sources variables et ne se connaissant pas nécessairement, mais fiable au sens où elle ne sera pas arbitrairement modifiée. À partir de là, son analyse puis le contrôle en sont possibles.
Plusieurs industriels et plusieurs distributeurs s’engagent sur la voie de la transparence avec pour objectif, par exemple, de résoudre des problématiques de valorisation de la production locale, de gestion de bout en bout des rappels produits, de lutte contre la contrefaçon, de détection des marchés parallèles, etc. Ainsi chez Tilkal nous travaillons sur une dizaine de filières agroalimentaires associant plusieurs acteurs majeurs dont Groupe Casino, mais aussi des coopératives locales.
Quelques initiatives intéressantes apparaissent aussi autour de l’origine des minéraux ou des conditions de travail dans les mines : c’est le cas du suivi des diamants « de la mine au magasin » organisé par Tiffany & Co, ou de la traçabilité du cobalt extrait de certaines mines en République Démocratique du Congo. Le cas du cobalt est particulièrement important puisque ce métal à l’exploitation très critiquée est au cœur des batteries, notamment de voitures électriques et de smartphones, et donc au cœur de la transition écologique comme du numérique.
Le bénéfice espéré est une différenciation forte grâce à des pratiques d’approvisionnement responsables et durables, démontrées à travers l’implication des différents acteurs de la chaîne de valeur. Outre la maîtrise de sa chaîne d’approvisionnement, cette démarche exige surtout d’avoir le courage d’être transparent… y compris en cas de dysfonctionnement. Car c’est bien parce que l’on sait avertir d’un problème que l’on est crédible le reste du temps.
Chaque acte de consommation est un vote pour le monde de demain. La traçabilité et la transparence des flux physiques permettront à tout un chacun de différencier les filières responsables des autres. Ainsi chacun choisira en pleine conscience ce que ses achats financent : au très grand bénéfice des filières et des marques, nombreuses, qui méritent notre confiance.
[1] Chiffres IBM, 2018
[2] L’importation parallèle d’un bien consiste à importer puis distribuer ce bien d’un pays X dans un pays Y, en dehors du réseau de distribution mis en place par le fabricant ou son distributeur agréé.
[3] « Un marché gris voit s’échanger des biens par des canaux de distribution qui, s’ils sont légaux, ne sont pas autorisés par le fabricant ou le propriétaire original. » (Wikipédia)
[4] 2015 Situation Report on Counterfeiting in the EU, Europol/OHIM, April 2015
[5] Trade in Counterfeit and Pirated Goods, OECD/EUIPO,2016
[6] http://www.unodc.org/documents/counterfeit/FocusSheet/Counterfeit_focussheet_FR_HIRES.pdf
[7] Frontier Economics, report for ICC and INTA (The economic impact of counterfeiting and piracy) – 2016
[8] Trade in counterfeit and illicit goods – OECD 2019
[9] 2015 Situation Report on Counterfeiting in the EU, Europol/OHIM, April 2015
[10] Centre d’Analyse du Terrorisme, Commerce illicite et financement du terrorisme, décembre 2016
[11] 3TG : tungstène, tantale, étain et or
[12] cf. étude Kantar 2019 sur le panel Prométhée : « inspire confiance »
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