Par Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue
Montréal, mardi 20 décembre 2022 ((rezonodwes.com))–
L’article de Michel Feltin-Palas paru le 13 décembre 2022 dans le magazine l’Express publié à Paris, « Complot », « cluster », « lanceur d’alerte » : les dernières trouvailles du lexicographe Alain Rey », met en lumière « l’histoire des mots », l’une des caractéristiques majeures de l’immense chantier lexicographique élaboré durant des décennies, au creux de la plus haute rigueur scientifique, par le linguiste Alain Rey (30 août 1928 – 28 octobre 2020). Réputé chroniqueur linguistique au magazine l’Express depuis plusieurs années, rédacteur de l’infolettre « Sur le bout des langues », Michel Feltin-Palas est un vulgarisateur talentueux qui invite à la réflexion sur la langue française, sur les langues régionales de France ainsi que sur des faits de langue aussi bien inusités qu’inconnus. Parmi les qualités de son récent article –consacré à la dernière mise à jour aux Éditions Le Robert du « Dictionnaire historique de la langue française » élaboré par le lexicographe Alain Rey–, se décline son souci d’accompagner le lecteur sur le vaste archipel de l’étymologie des mots et cela mérite assurément le déplacement.
L’un des mérites de l’article de Michel Feltin-Palas est de rappeler à l’aide d’exemples la démarche scientifique d’Alain Rey, le plus illustre des lexicographes de la fin du 20e siècle – début du 21ème siècle. Alain Rey est l’héritier confirmé des lexicographes qui ont façonné la lexicographie française, notamment Émile Littré, auteur du fameux « Dictionnaire de la langue française » publié de 1863 à 1873. Linguiste-lexicographe réputé pour sa grande curiosité intellectuelle et son attachement à l’histoire sociale et culturelle des dictionnaires généralistes de la langue française, Alain Rey, secondé dès 1964 par la lexicographe et sémiologue Josette Rey-Debove, a d’abord été membre de l’équipe éditoriale puis rédacteur en chef des dictionnaires Le Robert de 1967 jusqu’à sa mort en 2020. Épouse d’Alain Rey, Josette Rey-Debove est l’auteure entre autres de l’« Étude linguistique et sémiotique des dictionnaires français contemporains » (Mouton De Gruyter, 1971), du « Dictionnaire méthodique du français actuel » (Éditions Le Robert, 1982), et de « La Linguistique du signe : une approche sémiotique du langage et le Robert du français » (Éditions Armand Colin, 1998).
À l’instar des linguistes-lexicographes de renommée internationale Jean Pruvost et Bernard Quemada, eux aussi passionnés de l’histoire culturelle et sociale des mots, de leur étymologie et de leur évolution dans le temps, Alain Rey –en plus des fameux dictionnaires Le Robert qu’il a longtemps dirigés–, est l’auteur d’une œuvre aussi érudite que prolifique, et plusieurs de ses livres ont amplement irrigué le socle méthodologique de la lexicographie contemporaine. Il a notamment publié :
Sur le registre proprement dit des dictionnaires usuels de la langue, Alain Rey, spécialiste de la langue française, philosophe et historien du langage, est l’auteur de nombreux dictionnaires, parmi lesquels « Le Petit Robert de la langue française » (1964, [1967, 2022]) ; le monumental « Dictionnaire historique de la langue française » (1992, [2022]) ; le « Dictionnaire des écrivains de langue française » (2000) ; « Le Petit Robert des noms propres » (2006) ; le « Robert micro » (2006) ; le « Dictionnaire amoureux des dictionnaires (2011) ; « Le Robert de poche » (2012) ; « Le Robert mini – Le plus complet des mini-dictionnaires » (2012) ; « Les mots du bitume : petit dictionnaire de la langue de la rue » (en collaboration avec Aurore Vincenti, 2017) ; « Le Robert maxi » (2017) ; « Le Robert illustré » (et son dictionnaire en ligne, 2017) ; « Le Robert junior illustré : le dictionnaire des 7-11 ans, CE-CM-6e » (2020). Le « Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française », plus connu sous l’appellation « Le Grand Robert de la langue française », est paru en 1964 et se décline depuis lors en six volumes. Il est aujourd’hui accessible au format papier ou sur le Web au moyen d’un abonnement. Doté d’un puissant moteur de recherche multicritères pour effectuer des investigations ciblées (étymologies, expressions, rimes, citations, anagrammes, auteurs…) ou en texte intégral, il consigne 100 000 mots, 350 000 sens illustrés d’exemples d’emplois, 25 000 expressions, locutions et proverbes, toutes les conjugaisons, les féminins et les pluriels, soit 780 000 formes directement accessibles. Tous les dictionnaires de la tradition Robert sont parus aux Éditions Le Robert, ils sont régulièrement mis à jour et réédités au fil des ans. Sur le plan méthodologique et quant au contenu, le « Dictionnaire historique de la langue française » présente l’histoire détaillée de plus de 60 000 mots français depuis leur apparition dans la langue : les évolutions de forme, de sens et d’usage au cours des siècles, avec des articles encyclopédiques et des schémas pour retrouver la généalogie des mots.
La rigueur scientifique d’Alain Rey, jointe aux données novatrices de la linguistique et aux approches renouvelées de l’histoire, confère à sa méthodologie dictionnairique le statut de MODÈLE LE PLUS RIGOUREUX DE TOUTE LA RECHERCHE LEXICOGRAPHIQUE CONTEMPORAINE, qu’elle soit belge, française, canadienne, camerounaise, ivoirienne, irlandaise, australienne ou haïtienne… L’universalité du modèle méthodologique légué par Alain Rey s’apparie bien à l’obligation de tenir compte, dans la définition des mots d’une langue, du contexte historique de leur apparition et des usages locaux. Ce socle méthodologique se retrouve, par exemple, à toutes les étapes de l’élaboration du DDF, le « Dictionnaire des francophones » accessible depuis plus d’un an sur le Web (voir notre article « Le DDF, « Dictionnaire des francophones », un monumental répertoire lexicographique de 400 000 termes et expressions accessible gratuitement sur Internet », Le National, 24 mars 2021). L’une des caractéristiques du « Dictionnaire des francophones » est la mention systématique de « l’indicatif de pays », à savoir la notation de l’aire géographique d’usage des mots, les « régionalismes », dans toute la Francophonie.
À travers le monde, différentes équipes de lexicographes rédacteurs de dictionnaires se sont approprié le modèle méthodologique légué par Alain Rey. Provenant de l’Université de Sherbrooke et accessible lui aussi gratuitement sur le Web, le dictionnaire USITO a été élaboré selon le dispositif méthodologique d’Alain Rey. Les règles de classement analogique des termes répertoriés dans ce dictionnaire appartiennent au même socle méthodologique, de sorte que l’usager est renseigné sur l’étymologie des termes, leur datation, les termes apparentés lorsqu’il y en a, et des notes explicatives ou illustratives accompagnent l’ensemble des données lexicographiques lorsque cela est nécessaire.
Exemple de fiche lexicographique portant sur la notion de « Nordicité »
(Dictionnaire USITO)
La définition de « Nordicité » consignée dans USITO est courte et précise comme c’est le cas des définitions dans tous les dictionnaires élaborés par Alain Rey et ses équipes, et l’usager est renseigné sur l’étymologie ainsi que sur la datation des termes.
Le dispositif méthodologique des dictionnaires Le Robert a fait l’objet d’une remarquable synthèse élaborée par trois linguistes québécois, « Les dictionnaires Le Robert. Genèse et évolution », publiée sous la direction de Jean Claude Boulanger, Monique C. Cormier et Aline Francoeur (Presses de l’Université de Montréal, 2003). Le résumé de l’apport de cette publication sur le site Decitre.fr est fort éclairant : « Ce livre permet de sonder pour la première fois l’édifice imposant qu’élèvent les lexicographes des dictionnaires Le Robert et, au premier chef, Paul Robert, Alain Rey et Josette Rey-Debove, qui en sont les principaux artisans. Le résultat de leur travail, qui s’étale sur plus de cinquante ans, est une œuvre lexicographique à la fois monumentale et familière qui revit dans cet ouvrage grâce aux regards de spécialistes renommés et d’utilisateurs assidus. L’originalité des dictionnaires Le Robert ressort sur les plans historique, philosophique, lexicographique, scientifique et littéraire. Une histoire de la renaissance du dictionnaire de langue française au milieu du XXe siècle qui provoque, comme le souligne Alain Rey, une révolution tranquille. »
L’éclairage ainsi dirigé sur « l’édifice imposant qu’élèvent les lexicographes des dictionnaires Le Robert », sous la direction d’Alain Rey, renvoie à la définition même de la lexicographie et aux traits généraux de la description de l’activité lexicographique : « La lexicographie est la branche de la linguistique appliquée qui a pour objet d’observer, de recueillir, de choisir et de décrire les unités lexicales d’une langue et les interactions qui s’exercent entre elles. L’objet de son étude est donc le lexique, c’est-à-dire l’ensemble des mots, des locutions en ce qui a trait à leurs formes, à leurs significations et à la façon dont ils se combinent entre eux » (Marie-Éva de Villers : « Profession lexicographe » (Presses de l’Université de Montréal, 2006). Ainsi exposées, la recherche lexicographique et l’élaboration des dictionnaires répondent comme suit à l’impératif de leur obligatoire modélisation.
Modélisation du dispositif méthodologique de la lexicographie contemporaine
légué par Alain Rey : les différentes étapes d’élaboration du dictionnaire
La modélisation du dispositif méthodologique, qui se situe en amont de l’élaboration du dictionnaire généraliste de la langue, est un critère essentiel et obligatoire garant de la scientificité de l’objet dictionnaire. C’est d’ailleurs la conformité avérée à ce socle méthodologique, couplée à des formats ciblés et différents des dictionnaires, qui explique pour l’essentiel le succès continu des dictionnaires généralistes de la langue diffusés chaque année à des centaines de milliers d’exemplaires dans toute la Francophonie, notamment « Le Petit Robert de la langue française », « Le Robert maxi », « Le Robert junior illustré », etc.
La lexicographie haïtienne de 1958 à 2022
À bien comprendre ce que représente le patrimoine méthodologique légué par Alain Rey, la question qui vient à l’esprit est la suivante : Haïti a-t-elle produit des dictionnaires et des lexiques conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle ? Existe-t-il une lexicographie haïtienne repérable à ses ouvrages ?
La lexicographie haïtienne –dans ses composantes unilingue français, unilingue créole, bilingue français-créole, bilingue anglais-créole, multilingue anglais-français-espagnol-créole–, est relativement jeune. Elle remonte à 1958, aux travaux pionniers de Pradel Pompilus, auteur du « Lexique créole-français » (Université de Paris, 1958) et du « Lexique du patois créole d’Haïti (SNE, 1961). Dans l’étude que nous avons réalisée, « Typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, 21 juin 2022), nous avons répertorié 64 dictionnaires et 11 lexiques, soit un total de 75 ouvrages. Le nombre relativement élevé d’ouvrages issus de cette production lexicographique pourrait faire illusion et inciter à croire qu’Haïti est engagée depuis de nombreuses années sur la voie d’une lexicographie de qualité conforme à la méthodologie de la lexicographie professionnelle. À l’analyse il n’en est rien et le linguiste Henry Tourneux en a fait le bilan, pour les ouvrages publiés jusqu’en 2005, dans son article « Un quart de siècle de lexicographie du créole haïtien (1975-2000) » paru dans « À l’arpenteur inspiré, Mélanges offerts à Jean Bernabé », ouvrage dirigé par Raphaël Confiant et Robert Damoiseau (Éditions Ibis rouge, Matoury, Guyane, 2006). Henry Tourneux exemplifie entre autres la confusion qu’il y a chez certains auteurs qui confondent un dictionnaire et un lexique : « Les ouvrages baptisés « dictionnaire créole-anglais » sont les plus nombreux. Ils possèdent généralement une entrée créole-anglais et une entrée anglais-créole. Plusieurs ne sont que de simples lexiques de poche (C. Théodore 1995, G. Brenton 1985) et n’ont pas de prétentions particulières. L’ouvrage de Théodore constitue cependant une curiosité, car il essaie de donner aux anglophones une idée de la prononciation du créole (par exemple : enbesil [enhbehseel] ou [enhbesil]), et aux créolophones, une idée de la prononciation de l’anglais (par exemple : awkward [aòkwaòd], auspicious [ospikuyous]). On peut a priori douter des résultats obtenus par cette méthode. »
L’analyse consignée dans l’article « Typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, 21 juin 2022) montre en toute clarté qu’il n’existe pas encore, pour l’ensemble du champ lexicographique haïtien, un cadre de référence méthodologique unique et modélisé destiné à encadrer l’élaboration des dictionnaires et des lexiques. Cela explique pour l’essentiel que, sauf exception, la majorité des dictionnaires et lexiques du corpus dictionnairique haïtien comprend des ouvrages qui ne dépassent pas le niveau amateur : ils ont été élaborés par des personnes qui ne disposent d’aucune compétence avérée en lexicographie générale ou en lexicographie créole. C’est notamment le cas des deux seuls dictionnaires unilingues créoles (le Vilsen et le Trouillot) qui sont lourdement lacunaires au plan du contenu défaillant et souvent erratique des rubriques notionnelles. Ils n’ont pas été élaborés selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle (voir nos articles « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen », Le National, 22 juin 2020 et « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot », Le National, 12 juillet 2022). Quant à lui, le très médiocre «Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » –élaboré au sein de l’équipe du linguiste Michel DeGraff par des personnes qui ne disposent d’aucune compétence avérée en lexicographie générale ou en lexicographie créole–, constitue un ample naufrage, une véritable « arnaque lexicographique ». En dépit des hasardeuses prétentions lexicographiques affichées sur le site du MIT – Haiti Initiative –« nous enrichissons la langue d’un nouveau vocabulaire scientifique (…) » [qui contribue au] développementlexical de la langue créole »–, le « Glossary » du MIT Haiti Initiative demeure un ouvrage essentiellement amateur, pré-scientifique et pré-lexicographique. Il a été bricolé dans un épais brouillard méthodologique et la plupart de ses équivalents « créoles » sont fantaisistes, erratiques, faux ou non conformes au système morphosyntaxique du créole (voir notre bilan analytique « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative », Le National, 15 février 2022 ; voir aussi nos articles « Dictionnaires et lexiques créoles : faut-il les élaborer de manière dilettante ou selon des critères scientifiques ? », Le National, 28 juillet 2020, et « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 14 décembre 2021).
Quel que soit le lectorat ciblé –le grand public, les écoliers, les enseignants, etc.–, la lexicographie haïtienne, sur ses versants français ou créole ou bilingue français-créole / anglais-créole, devra s’affranchir de deux obstacles majeurs. D’une part un amateurisme outrecuidant et présomptueux, couplé ou pas à « l’arnaque lexicographique » et, d’autre part, la non-qualification lexicographique de la plupart des rédacteurs de dictionnaires et de lexiques de 1958 à 2022. Une véritable rupture épistémologique s’impose aujourd’hui afin que la lexicographie haïtienne s’engage sur la voie d’une production de haute qualité scientifique. Cette rupture épistémologique passe par la formation universitaire des lexicographes et par l’institutionnalisation à l’échelle nationale du métier de lexicographe. (Nous employons la notion de « rupture épistémologique » au sens où l’entend le philosophe Gaston Bachelard dans son livre-phare « La formation de l’esprit scientifique » (Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1938). Voir aussi l’étude « Le concept de « coupure épistémologique » de Gaston Bachelard à Louis Althusser» d’Étienne Balibar parue dans « Écrits pour Althusser », Paris, La Découverte, 1991.)
Le bilan analytique de la production lexicographique haïtienne que nous avons effectué dans l’article « Typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, 21 juin 2022) montre qu’il existe des travaux lexicographiques haïtiens de qualité et qui témoignent d’une véritable accumulation de savoirs lexicographiques et de compétences professionnelles. En témoignent les ouvrages consignés dans le tableau suivant :
Lexicographie haïtienne : lexiques et dictionnaires élaborés
conformément à la méthodologie de la lexicographie professionnelle
Sur le registre francophone de la lexicographie haïtienne, l’un des meilleurs exemples d’un chantier lexicographique rigoureux, élaboré selon le socle méthodologique de la lexicographie professionnelle, est le « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » d’André Vilaire Chery (tomes 1 et 2 parus en 2000 et 2002 chez Édutex). Nous avons procédé à son évaluation analytique dans l’article « À propos du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti d’André Vilaire Chéry » (Le National, 29 novembre 2019).
La nomenclature du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » s’ordonne selon une typologie qui prend en compte plusieurs procédés de formation des unités lexicales. Le lecteur y trouvera donc (1) des créations lexicales (des néologismes) provenant du créole (« déchouquage », « déchouquer », « attaché », « lavalassien », « zenglendo », etc.) ; (2) des termes issus de procédés de formation lexicale usuels en français (« anti(-) changement », « haïtiano-haïtien », « néoduvaliériste », etc.) ; (3) des termes provenant de l’anglais (« implémenter » (un projet), « graduation » (académique), « performer », etc. Le lecteur trouvera également des termes reflétant des « changements intervenus à l’intérieur des structures politiques, institutionnelles, économiques » tels que « premier ministre », « ratification », « déclaration de politique générale », « pluralisme », « vote de confiance », « délégué », « Casec » etc. Le lecteur croisera aussi des unités lexicales qui, sans changer de sens, acquièrent un statut nouveau ou « sont dans l’air du temps » (« démocratie », « Constitution », « machine électorale », « privatisation », « magouille », etc. Certaines unités lexicales ont connu une extension de leur champ sémantique, soit une extension spécifique du sens initial (« béton », « agenda », « carnet », « fusible », etc.), tandis que d’autres ont évolué sur le mode d’un glissement de sens (« cambiste », « cahier des charges » en lieu et place de « cahier de doléances », « primature » pour « désigner à la fois la fonction de premier ministre et les locaux logeant les services du chef du gouvernement ».
Par ailleurs, sur le registre bilingue créole-anglais de la lexicographie haïtienne, le meilleur exemple d’un chantier lexicographique rigoureux, élaboré sur le socle méthodologique de la lexicographie professionnelle est incontestablement le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » du linguiste-lexicographe Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007). Ce monumental dictionnaire généraliste bilingue créole-anglais de 781 pages remplit toutes les exigences de la dictionnairique moderne. Fortement structuré, il expose clairement le « Guide d’utilisation du dictionnaire » (page XIX : descriptif de sa méthodologie), la « Présentation détaillée du contenu des entrées » (page XXIII), une ample bibliographie (page XXIX), la « Liste des abréviations » (page XXXIII), suivis de l’ensemble des rubriques du dictionnaire (pages 1 à 781).
Modélisation des rubriques lexicographiques
dans le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary »
Un chantier lexicographique exemplaire : le « Dictionnaire de l’écolier haïtien »
Sur le registre francophone de la lexicographie haïtienne, le « Dictionnaire de l’écolier haïtien » élaboré par le lexicographe André Vilaire Chery et son équipe, marque une avancée décisive de la lexicographie haïtienne. Publié en 1996 chez Deschamps / EDITHA, il constitue une remarquable réussite aussi bien sur le plan méthodologique qu’à celui du contenu des rubriques dictionnairiques. Tel qu’indiqué à la « Préface », en page 6, le « Dictionnaire de l’écolier haïtien » est une adaptation pour Haïti du « Dictionnaire Hachette Juniors » publié en France par l’éditeur Hachette qui précise, sur son site, que le volume édité à Paris comprend 25 000 mots et expressions (la version haïtienne, elle, comprend 15 000 entrées). Élaboré selon le protocole méthodologique de la lexicographie professionnelle, ce dictionnaire expose clairement : (1) l’identification de l’ouvrage et de ses auteurs, le nom de l’éditeur et la date de publication ; (2) le projet éditorial et l’identification de la méthodologie d’élaboration du dictionnaire ; (3) l’établissement du corpus dictionnairique ; (4) la confection de la nomenclature et le nombre de termes retenus ; (5) le traitement des données lexicographiques présentées à la suite des « mots-vedettes » (les entrées classées en ordre alphabétique dans les rubriques, à savoir les définitions, les contextes définitoires et les notes illustratives). Il y a lieu de préciser, au plan du maillage institutionnel, que le « Dictionnaire de l’écolier haïtien » a été réalisé « avec la collaboration » de cinq auteurs (…) et la contribution d’une équipe de la Faculté de linguistique appliquée [de l’Université d’État d’Haïti] sous la direction du linguiste Pierre Vernet ».
La dimension institutionnelle dans la conduite des travaux lexicographiques haïtiens est de toute première importance compte-tenu des faiblesses et du peu de moyens dont disposent les rédacteurs de ce type d’ouvrage. À ce chapitre, on prendra toute la mesure du fait que sur les 64 dictionnaires et 11 lexiques répertoriés dans notre étude « Typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, 21 juin 2022), seuls cinq ouvrages ont été élaborés dans un cadre institutionnel national, celui du Centre de linguistique appliquée qui deviendra plus tard la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Il s’agit du « Ti diksyonè kreyòl-franse d’Henry Tourneux et Pierre Vernet (Éditions caraïbes, 1976), de « Éléments de lexicographie bilingue : lexiquecréole-français » d’Ernst Mirville (Biltin Institi lingistik apliké, 1979), du « Petit lexiquecréole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » de Henry Tourneux (CNRS/Cahiers du Lacito, 1986), du « Dictionnaire préliminaire des fréquences de la langue créole haïtienne / Diksyonè lanvè lang kreyòl ayisyen » de Pierre Vernet et B. C. Freeman (Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti), et du «Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl » de Pierre Vernet et H. Tourneux (dir.) publié sous le label Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti en 2001.
L’examen attentif du « Dictionnaire de l’écolier haïtien » indique qu’il a été élaboré en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle, ce qui en garantit la fiabilité et la crédibilité scientifique. Il comprend en deuxième page intérieure, à l’instar des dictionnaires usuels, un tableau de l’alphabet phonétique international suivi de la « Liste des abréviations » (page 4). En page 5 il consigne –sur le modèle structurel des grands dictionnaires usuels du français–, un guide méthodologique fort éclairant et utile intitulé « Comment utiliser ce dictionnaire ». Ce guide méthodologique présente et exemplifie la structure et le contenu des données lexicographiques placées à la suite des « mots-vedettes » de l’ouvrage à l’aide de marqueurs, de mentions indicatives et éclairantes : « orthographe (en lettres grasses) », « prononciation », « renvoi aux mots de sens équivalents (synonymes) », « mot de la même famille », « sens figuré », « catégorie grammaticale », « changement de la catégorie grammaticale », « mots qui s’écrivent de la même façon mais qui n’ont pas le même sens », « expression mise en vedette », « indique que le mot (ou le sens) fait partie du français d’Haïti » (il s’agit de l’aire géographique d’emploi du terme ou « indicatif de pays », FH pour « français d’Haïti »).
Exemple de modélisation des rubriques du « Dictionnaire de l’écolier haïtien »
En guise de conclusion, il faut prendre toute la mesure que les défis contemporains de la lexicographie créole et française en Haïti sont énormes : l’École haïtienne a un urgent besoin d’un dictionnaire généraliste bilingue bidirectionnel créole haïtien standard – français / français – créole haïtien standard. L’ensemble des locuteurs haïtiens a aussi besoin d’un dictionnaire unilingue créole de haute qualité scientifique et, pour les besoins spécifiques du secteur scolaire, les enseignants et les élèves attendent l’arrivée d’un dictionnaire scolaire bilingue bidirectionnel créole-français / français-créole. Pour travailler au périmètre d’une dictionnairique moderne arrimée à son socle méthodologique sûr et opérationnel, la lexicographie haïtienne –sur ses versants créole et français–, doit impérativement rompre avec l’amateurisme qui caractérise nombre de ses productions. Elle doit ainsi rompre avec la vulgate selon laquelle n’importe quel locuteur du créole, porteur ou pas d’une bavarde pensée magique mais dépourvu de toute qualification en lexicographie, se croit compétent pour rédiger des dictionnaires et des lexiques créoles (voir nos articles « Dictionnaires et lexiques créoles : faut-il les élaborer de manière dilettante ou selon des critères scientifiques ? », Le National, 28 juillet 2020, et « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 14 décembre 2021).
Cela renvoie nécessairement à l’une des plus fortes exigences du processus de standardisation du créole, à savoir l’élaboration d’un métalangage adéquat, et le linguiste-lexicographe Albert Valdman en fixe hautement la problématique : « Le handicap le plus difficile à surmonter dans l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour le CH [créole haïtien] est certainement l’absence d’un métalangage adéquat. Cette carence rend ardu tout effort de définition comparable à celle que l’on trouve dans les dictionnaires unilingues de langues pleinement standardisées et instrumentalisées. Le rédacteur se trouve obligé de suivre le modèle des dictionnaires pour jeunes qui rendent le sens des lexies par une approche concrète basée sur le jeu des synonymes et l’utilisation d’exemples illustratifs. C’est cette voie que devraient suivre les lexicographes prêts à affronter le défi de l’élaboration d’un dictionnaire unilingue, en particulier s’ils œuvrent dans une perspective pédagogique, tant dans l’enseignement de base que dans l’alphabétisation des adultes. (…) Au fur et à mesure que le CH [créole haïtien] est appelé à la rédaction d’une large gamme de textes, en particulier dans les domaines techniques, et à son emploi dans les cycles scolaires supérieurs, il se dotera d’un métalangage capable de traiter de concepts de plus en plus abstraits. Dans l’attente de cette évolution, la lexicographie bilingue peut préparer le terrain en affinant ses méthodes, en particulier quant à : 1 / la sélection de la nomenclature ; 2 / la description des variantes et le classement diatopique, diastratique et diaphasique des lexies ; et 3 / le choix des exemples illustratifs » (Albert Valdman, « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? », revue La linguistique, 2005/1 (vol. 14) ; voir aussi un article précédent d’Albert Valdman, « L’évolution du lexique dans les créoles à base lexicale française » paru dans L’information grammaticale no 85, mars 2000). Le « métalangage » (le langage spécialisé que l’on utilise pour décrire une langue naturelle) qu’évoque Albert Valdman renvoie à l’ample et complexe problématique de la « didactisation » du créole (voir à ce sujet, entre autres, le remarquable et fort instructif article du linguiste Renauld Govain, « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle » rédigé avec la collaboration de la linguiste Guerlande Bien-Aimé et paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021).
L’existence avérée d’une dizaine de travaux lexicographiques haïtiens de qualité et qui témoignent d’une accumulation de savoirs lexicographiques et de compétences professionnelles permet de poser que la lexicographie haïtienne est capable de relever de grands défis alliant la rigueur méthodologique à la crédibilité scientifique. Cela témoigne du fait qu’elle a su assimiler et rendre opérationnel le dispositif dictionnairique légué par Alain Rey, comme nous l’avons vu avec le « Dictionnaire de l’écolier haïtien » élaboré sous la direction d’André Vilaire Chery. Il lui reste à conforter la dimension institutionnelle de ses futurs chantiers lexicographiques et à former une nouvelle génération de lexicographes compétents. C’est là, à coup sûr, l’une des missions centrales de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. L’État haïtien devra lui fournir les moyens d’accomplir cette mission, au creux de la future politique d’aménagement de nos deux langues officielles, le créole et le français.
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