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Mardi 6 décembre, cette antépénultième journée du procès de l’accident du vol Rio-Paris était assurément redoutée par Airbus et Air France. C’était en effet la dernière journée pour les plaidoiries des parties civiles, avec le passage de plusieurs des avocats les plus présents et les plus incisifs depuis le début de l’audience à l’image de Maîtres Busy et Jakubowicz, avocats de l’association Entraide et solidarité AF447, ou de Maître Koubbi, représentant la famille d’une navigante disparue. Si la responsabilité d’Airbus a été, sans surprise, au centre des plaidoiries, Air France n’a pas été oubliée. Demain, ce sera au parquet de prononcer son réquisitoire, sans que chacun sache encore pour l’instant qu’elle sera sa position. En fonction de celle-ci, certains des ayants-droits ont d’ores et déjà prévu de manifester leur possible mécontentement.
Représentants de la principale association de victimes et travaillant de concert sur ce dossier depuis le début, Maîtres Busy et Jakubowicz sont passés les derniers, se répartissant habilement les tâches. Au premier, celle de remettre Airbus puis Air France face à leurs chefs d’accusation sans pour autant partir dans un rappel fastidieux des débats qui se sont tenus depuis huit semaines, au second celle de conclure dans l’émotion parfois primaire. Alors qu’ils avaient jusque-là largement épargné Air France pour concentrer leurs efforts sur Airbus, les deux avocats n’ont pas oublié la compagnie aérienne dans leurs plaidoiries.
S’il a commencé son propos en déclarant que plaider le dernier était sans doute sa pire idée depuis 13 ans, Maître Busy a fait preuve d’une subtilité qu’il n’avait que peu manifestée jusque-là. Bien que rappelant à plusieurs reprises la douleur des familles de victimes, les « 13 ans de combat, de doutes et de désespoir » qu’elles ont menés, il a tout de même recentré le propos : « Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est le sort qui doit être réservé à Airbus et Air France sur le plan pénal. Que Thales ou l’AESA (l’agence européenne de sécurité aérienne, Ndlr) ne soit pas là aujourd’hui ne m’intéresse pas. » De même, les pilotes ont été rapidement décrétés intouchables. « Je n’accable pas les morts pour exonérer les vivants », a ainsi déclaré Maître Busy tandis que Maître Jakubowicz a admis qu’il y avait « peut-être eu des erreurs de pilotage » tout en affirmant que seuls le pourquoi et le comment comptaient.
Maître Busy s’est ensuite évertué à faire correspondre sa plaidoirie avec les faits reprochés à Air France et Airbus, tels qu’énoncés par la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris, qui ont empêché une réponse appropriée des pilotes et conduit par « maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de prudence imposée par la loi ou le règlement, a involontairement causé la mort de l’ensemble des passagers et de l’équipage de l’appareil effectuant le vol AF447 ».
Conformément à cette stratégie, l’avocat a dénoncé avant tout l’inaction d’Airbus, qui « ne fait rien » face à un problème que le constructeur connaît depuis 2003 à la suite d’un incident survenu sur un A330 de la compagnie brésilienne TAM, qui marque selon lui le début du procès. En dépit d’un « certain nombre de piqûres de rappel en 2008-2009 », celui-ci n’a jamais saisi à bras le corps le problème.
Au vu de la recrudescence d’incidents concernant les sondes Thales – avec 22 accidents entre mai 2008 et mai 2009 contre 12 entre 2003 et 2007 – et le nombre résiduel d’évènements connus par les sondes Goodrich bien qu’elles équipent les trois-quarts de la flotte d’A330, la solution était simple pour l’avocat : « il suffisait peut-être de changer les sondes ». Ce qu’a fait Air Caraïbes très rapidement à la suite à son « quasi-accident », comme l’a décrit son ancien dirigeant François Hersen.
Maître Busy a d’ailleurs rappelé que Christophe Cail, ancien chef pilote d’essai chez Airbus et actuellement conseiller opérationnel du directeur de la sécurité des vols, opérait alors en partie chez Air Caraïbes, qu’il était au courant des incidents de givrage rencontrés par la compagnie et qu’il lui semble donc peu probable qu’il n’ait pas remonté le problème chez Airbus. Autant d’éléments qui, selon lui, montrent bien la sous-estimation du risque par le constructeur, l’élément central du renvoi formulé par la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris à son encontre.
L’autre point saillant pour l’avocat est le fait que le givrage de sonde soit classé en évènement majeur sous condition d’un entraînement adéquat, mais que rien selon lui ne permet de juger de l’adéquation de l’entraînement au traitement de cette panne. D’autant plus qu’avant l’accident, il n’y avait pas d’entraînement spécifique à cette situation en haute altitude, telle que rencontrée par l’AF447. Il ajoute que la récurrence d’évènements aurait pu conduire à la déclaration d’une « unsafe condition » et à l’émission d’une directive de navigabilité (AD) pour y remédier.
« Pour moi, Airbus a commis une infraction. S’il avait donné des consignes claires, s’il avait pris le problème à bras le corps au lieu de dire systématiquement ‘je vais réfléchir, je vais faire une analyse opérationnelle…’, s’il avait défini la notion d’adéquation, s’il avait vérifié l’entraînement comme il le fera après. Mais c’est un peu tard. Airbus avait la possibilité de le faire depuis 2003, mais a laissé la chose se réaliser et c’est en ça qu’il est responsable », a accusé Maître Busy, avocat de l’association Entraide et solidarité AF447
N’ayant « pas envie d’oublier Air France », l’avocat a reproché à la compagnie son attentisme, de s’être contentée d’attendre la solution d’Airbus au contraire d’Air Caraïbes qui a réagi rapidement. Il concède qu’Air France émet une note en 2008 sur le risque de givrage des sondes Pitot à haute altitude, mais précise qu’elle est incomplète, avec des informations erronées et sans rappel de procédures et « dont tout le monde s’accorde à dire qu’elle n’est pas bonne ». Il ajoute que la glisser dans le casier des pilotes n’assure en rien qu’ils la lisent.
« C’est peut-être difficile de gérer une flotte comme celle d’Air France avec une multitude de pilotes, mais quand on dit avoir la sécurité chevillée au corps, on se doit de mettre au courant tous ceux qui sont responsables de la sécurité », assène Maître Busy. Il estime ainsi que le principal problème dans cette histoire, c’est « l’information qui ne circule pas au sein de la compagnie et qui met la sécurité de tout le monde en jeu ». Pour lui, « Air France est responsable à plusieurs titres » et a « fauté en ne formant pas, en n’informant pas, et c’est en cela qu’elle a directement contribué à la réalisation de ce dommage et commis ces infractions ». C’est-à-dire, là aussi, les deux principaux griefs portés à l’encontre d’Air France pour son renvoi en correctionnelle.
Là où Maître Busy avait « laissé sa place » avec un peu de malice dans la voix, son confrère Maître Jakubowicz en a de suite appelé à l’émotion primaire en commençant sa plaidoirie, sans aucun préambule, par la lecture des noms des 228 victimes du vol AF447, qui ont péri dans l’Atlantique Sud le 1er juin 2009. Des noms déjà égrenés par le Tribunal face à Anne Rigail, directrice générale d’Air France, et Guillaume Faury, président exécutif d’Airbus, lors de l’ouverture du procès. « C’est long 228 victimes, c’est long 228 morts », a déclaré l’avocat avant de poursuivre par les récits des familles des passagers apprenant la disparition de l’avion puis la mort certaine de leurs proches, ou rappelant l’âge qu’auraient eu certaines des victimes aujourd’hui. Une façon pour lui d’individualiser, de réhumaniser les victimes : « Cette catastrophe n’a pas fait 228 victimes, mais 228 fois une victime unique ».
Au-delà de l’émotion et de quelques effets de manche, le pénaliste renommé a tancé Anne Rigail et Guillaume Faury d’avoir cadenassé le procès, n’assistant qu’au premier jour d’audience et délégant des « fidèles seconds » avec des consignes strictes pour représenter leur entreprise et « tenir la ligne ». C’est-à-dire, pour Airbus, de renvoyer la faute vers les pilotes et, pour Air France, de se faire le plus discret possible, le tout sous la pression des assurances. De même, il n’a pas hésité à vilipender les déclarations préliminaires « insupportables » des deux dirigeants : « Le procès a été totalement faussé par leurs déclarations – ‘nous n’avons rien fait, nous sommes innocents’. » De son côté, Maître Muzy avait un peu plus tôt « dédié » une citation d’Antoine de Saint-Exupéry à Airbus : « Il est bien plus difficile de se juger soit même que de juger autrui ».
Une position proche de celle adoptée par Maître Koubbi, qui a tancé l’attitude des « deux entités qui ne sont jamais excusées, malgré les occasions 13 ans après l’accident et au cours des huit semaines de procès », expliquant cette situation par les dispositions assurantielles auxquelles sont soumises les deux accusés. De même, il a accusé Airbus, multirécidiviste selon lui au vu des affaires de corruption qui ont entaché certaines de ses filiales par le passé, de « charger des pilotes morts » et, avec Air France, de ne faire preuve « ni courage, ni honnêteté et ni transparence ».
Pourtant, Maître Jakubowicz a estimé qu’à un moment, lors d’une journée précédente, l’un de ces « fidèles seconds », est « sorti de son plan de vol » à son corps défendant, à savoir Christophe Cail d’Airbus. Il pointe ainsi « ce moment où M. Cail, car c’est un honnête homme, […] a eu une remontée de sincérité et où il a dit ‘on ne pouvait imaginer qu’un simple décrochage produirait de telles conséquences. Personne ne comprenait, on ne voyait pas de dangerosité’ ». Dès lors, pour Maître Jakubowicz du moins, les choses ont été entendues : « Si on voulait un aveu, on l’a. Un, les sondes Pitot sont bien à l’origine du drame. Et deux, nous n’avons pas pris en compte la dangerosité du phénomène. » Une conclusion qui avait déjà été rejetée par Christophe Cail.
Applaudi à l’issue de sa prestation, Maître Jakubowicz n’est pourtant pas apparu entièrement serein. Il a notamment dénoncé le fait d’avoir dû plaider sans connaître la position du parquet en raison d’une inversion des ordres de passage depuis le début du procès (parties civiles, ministère public et défense). Aussi a-t-il crû bon de rappeler au Tribunal qu’une « faute non intentionnelle simple, qui mène indirectement à l’origine du dommage, peut engager la responsabilité de la personne morale. Le délit d’homicide involontaire est constitué dès lors que cet homicide est le résultat d’une faute, même légère. » A croire que « l’aveu » de Christophe Cail ne suffira pas.
Passé quelques heures avant, Maître Koubbi, comme Maître Petit représentant le syndicat de pilotes Alter la veille, s’est montré le plus équilibré dans le partage de responsabilités entre Airbus et Air France mais s’est écarté de l’ordonnance de renvoi. Il n’a ainsi épargné personne, n’hésitant pas à citer Thucydide et la Guerre du Péloponnèse pour dénoncer le pouvoir des forts sur les faibles – le déséquilibre entre les moyens mis en œuvre par la défense et ceux des parties civiles a été aussi largement pointé par ses confrères – ou asséner quelques formules saillantes : « Personne ne se dit une seule seconde que vous l’avez fait exprès, personne ne dit que vous avez assassiné 228 personnes, […]. A l’inverse personne ne vous croit quand vous dites, avec la mollesse de cette argumentation que vous avez tout fait pour l’éviter, que vous n’avez rien vu venir et qu’on ne pouvait, par avance, rien y changer. »
Maître Koubbi a ensuite orienté sa plaidoirie autour de son principal axe de bataille depuis le début du procès, à savoir l’existence d’un pacte de non-agression existant entre Air France, Airbus et Thales depuis la tenue d’un arbitrage, au titre de clauses compromissoires incluses dans les contrats commerciaux passés entre ces trois sociétés, afin de déterminer les responsabilités de chacun. Après avoir remercié les juges d’avoir accepté de joindre les pièces concernant cet arbitrage au fond, il a estimé que ce sont dans ces documents où « Air France, Airbus et Thales se parlent en toute liberté » que « vous (le Tribunal) trouverez les réponses techniques que vous cherchez, pas dans les foutaises présentées où le prévenu est également le sachant ».
Pour leur part, Maître Busy et Jakubowicz ne se sont pas engouffrés dans cette brèche, se contentant de pointer les attaques « à fleuret moucheté » entre Air France et Airbus pour le premier, le second rejetant même cet élément : « Je ne veux pas aller dans la théorie du complot, dans les pactes secrets ou je ne sais quoi, mais quand on est Air France, on ne tape pas sur Airbus. »
Allant plus loin, et dénonçant « la télécommande anesthésiante du complotisme » utilisée, selon lui, pour discréditer ses propos, Maître Koubbi a, lui, insisté sur le microcosme aéronautique avec des dirigeants sortant des mêmes promotions de Polytechnique ou de l’ENA, puis évoluant d’une société à l’autre ou passant par le ministère des Transports. Ministère « dont dépend le BEA », a-t-il précisé enjoignant le Tribunal à s’interroger sur l’indépendance de cette institution.
Gardant cette ligne, l’avocat s’est efforcé de montrer « l’extrême taux de pénétration d’Airbus et d’Air France dans la conduite de ce dossier » ajoutant que « personne ne proposerait à un prévenu d’autopsier sa victime ». Il a ainsi dénoncé le vol organisé par Airbus avec les experts judiciaires pour mieux comprendre les conditions de l’accident, le fait que les enregistreurs de vol aient été ouverts par le Bureau d’enquêtes et d’analyses (BEA) avec l’équipement du constructeur, où encore la présence de Thales dans l’expertise.
Maître Koubbi a conclu sa plaidoirie en s’adressant directement aux juges, non sans tenter de leur mettre une certaine pression : « Le manque de courage de quelconque d’entre vous, de quelconque d’entre nous, fait reposer sur nous tous la responsabilité du prochain crash. »
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