S’abonner
Angoisse, colère, excitation… Quand les émotions s’emballent, l’élève peut perdre sa concentration et échouer. La parade ? Développer ce qu’on appelle la régulation automatique des émotions, qui permet de se dédier entièrement à la tâche demandée.
Rester concentré est un art de funambule : à tout moment l’attention peut être déstabilisée, et la clé du succès est de procéder à des ajustements rapides sans y dépenser toute son énergie mentale. Le 24 mai dernier, Nathan Paulin a parcouru 2 200 mètres sur un slackline (une sangle élastique en polyester) tendue entre une grue et le sommet du mont Saint-Michel, établissant ainsi un nouveau record du monde de la discipline.
Passionné de concentration, j’ai voulu échanger avec Nathan quelques jours avant sa tentative. Mes collègues et moi-même voulions comprendre comment il gérait sa concentration et son équilibre. Les discussions se sont rapidement portées sur sa capacité à amortir l’effet des perturbations, qu’elles soient sensorielles ou cognitives, par exemple sous l’effet d’un violent coup de vent sur la slackline ou d’une distraction visuelle ou émotionnelle. Et une des questions que nous nous sommes alors posées était de savoir si cette capacité exceptionnelle de résistance à la déstabilisation, que celle-ci soit d’origine physique (le vent) ou psychique (des émotions comme la peur), avait une origine commune dans son cerveau…
J’aimerais vous donner la réponse, mais je ne l’ai pas. Ma chronique ne va pourtant pas s’arrêter ici, car la discussion avec Nathan Paulin est en lien avec ce qui me préoccupe en milieu scolaire, à savoir la régulation émotionnelle : combien de fois l’attention des élèves est-elle déroutée par des émotions fortes qui empêchent momentanément tout apprentissage ?
Si la capacité à réguler ses émotions se trouve quelque part, c’est évidemment dans le cerveau de l’élève, et plus particulièrement dans son lobe frontal, siège de la plupart de nos comportements volontaires. Une synthèse particulièrement éclairante de cette région a été réalisée par l’équipe canadienne de Kalina Christoff, à l’université de Colombie-Britannique. Elle détaille de manière très précise la manière dont chacune des sous-parties du cortex frontal contribue à l’expression et la régulation des émotions.
Il en ressort que les différentes sous-parties du cortex frontal passent leur temps à évaluer à la fois l’intérêt potentiel et le danger que représentent une situation ou un événement donnés. L’émotion émergerait en conclusion d’un cycle au cours duquel l’événement est d’abord perçu, puis évalué, avant de déclencher ou non une réaction. Ce cycle, on le nomme PVA, pour perception, valuation, action. À l’arrivée, donc, se produit une réaction émotionnelle que chacun connaît, avec une manifestation au niveau du corps et des muscles – le cœur qui s’accélère, la mâchoire qui se tend – et bien sûr un vécu subjectif !
Cette plongée au cœur de la partie la plus antérieure de notre cerveau révèle un système complexe hypersensible à de nombreuses causes possibles d’émotions, ce qui explique leur omniprésence dans nos vies mentales. En passant en revue chaque partie du cortex préfrontal, nous apprenons ainsi que la partie latérale du cortex orbitofrontal, située au niveau de l’extrémité extérieure de nos sourcils, près de la tempe, surveille ce qui se passe autour de nous en ce moment : « Est-ce bon pour moi ? Est-ce dangereux ? » – car l’appréciation est toujours faite en fonction de notre survie et de notre bien-être à plus ou moins longue échéance ! La partie la plus médiane de cette même structure, située cette fois vers le bord intérieur des sourcils, apprécierait quant à elle nos pensées, en levant un drapeau rouge lorsqu’un problème ou une préoccupation resurgit de notre mémoire. On imagine cette région en ébullition chez l’élève anxieux…
Sur la façade située entre les deux hémisphères, deux régions du cortex préfrontal, le cortex préfrontal médian rostral et le cortex préfrontal dorsal médian (voir la figure page…), s’intéressent particulièrement aux autres et à leurs intentions – « pourquoi Théo me regarde-t-il comme ça, dois-je y voir une menace ? » – et à nous-mêmes, notamment à travers l’image que nous pensons renvoyer vers les autres, par rapport aux normes sociales – « je me trouve moche et cela me rend triste ». Timides et complexés de tout poil, levez-vous ! À proximité immédiate, le cortex cingulaire évaluerait nos propres actions – qui peuvent être aussi sources d’émotions, par exemple quand nous sommes fiers de ce que nous avons fait ou quand nous craignons de mal faire.
Comme des marchands cherchant à attirer l’attention, toutes ces régions peuvent à tout moment déstabiliser cette dernière pour la rediriger vers une perception jugée particulièrement positive ou négative, et nous amener à y réagir. On peut donc légitimement se demander comment ne pas se laisser déborder par une mécanique qui semble tout passer au crible, tout le temps. Alors, quelle est la clé, dans ces conditions, du contrôle de soi ?
Celle-ci semble résider dans une autre région du cortex préfrontal, sa partie latérale, ou CPFL. Le CPFL réaliserait aussi un travail d’évaluation, mais appliqué à l’émotion elle-même, dans une sorte d’appréciation de second ordre. Cette région jouerait un rôle essentiel pour permettre à un élève de reconnaître que la colère qui monte en lui n’a pas sa place pendant le cours de maths.
Ce CPFL est par ailleurs connu pour son importance dans le contrôle cognitif : dès qu’on se fixe un but, il vient contraindre notre attention et nos actions pour l’atteindre. Il s’agit en quelque sorte d’une région qui se « programme » pour atteindre un objectif, qui peut d’ailleurs être de maîtriser sa réaction émotionnelle. Il peut donc servir une forme de contrôle volontaire de ses émotions, par exemple en redirigeant son attention loin de ce qui les suscite (écouter le cours plutôt que de regarder celui qui nous a provoqué ; ou bien penser à autre chose).
Mais suffit-il de se fixer pour but de dominer ses émotions pour y parvenir ? L’image de Nathan Paulin sur sa sangle est là pour nous rappeler que ce n’est pas si simple. S’il suffisait de vouloir rester en équilibre pour ne pas tomber, tout le monde ou presque y arriverait, puisqu’il suffirait de ne pas oublier de rester en équilibre (et donc de garder son but bien en tête). Le parallèle avec la régulation émotionnelle est double : il faut réagir vite et selon des automatismes acquis de restabilisation, plutôt que selon une intention consciente maintenue activement en mémoire. Avoir pour objectif permanent de se maîtriser tout au long de la journée, nous placerait presque tout le temps en situation de double tâche : la tâche du moment et cette régulation. Ce n’est donc pas une bonne solution. Par ailleurs, le cycle PVA est d’ordinaire si rapide que la réaction émotionnelle prend de court le CPFL, qui n’évalue cette émotion qu’a posteriori. Autant demander à Nathan Paulin de se programmer à rester stable à chaque fois qu’il se sent en déséquilibre…
Le CPFL ne peut réellement rentrer en action que si la réaction émotionnelle est mise « en pause » pendant une fraction de seconde, ce qui suppose de développer des automatismes pour la ralentir. Concrètement, c’est exactement ce que visent certaines formes classiques de méditation, ou l’on apprend à reconnaître immédiatement les premiers signes – corporels – de la réaction émotionnelle : la respiration qui se coupe, la mâchoire qui se crispe… et c’est alors le corps qui finit par réagir « tout seul » – par automatisme – pour amortir cette réaction, en respirant profondément et en détendant les muscles qui se crispent, par exemple. La réaction émotionnelle ainsi enrayée, le CPFL peut alors intervenir dans un deuxième temps pour mettre en place une vraie stratégie réfléchie. Mais on ne peut pas attendre d’un élève qui n’a pas développé ces réflexes de savoir contrôler ses émotions, même s’il assure, en toute bonne foi, qu’il a parfaitement compris intellectuellement à quel point celles-ci peuvent le mettre en difficulté.
Finalement, la régulation émotionnelle et la maîtrise de l’équilibre postural ou attentionnel ont donc bien un point commun : elles s’appuient sur une capacité à reconnaître immédiatement les tout premiers signes du déséquilibre pour amortir les forces qui nous font dérailler. Alors, comment développer cette capacité pour en tirer le meilleur parti en situation d’apprentissage ? Le problème est à prendre par deux bouts : du côté de l’enseignant et de l’apprenant. Du côté de l’enseignant, il peut lui être utile de se familiariser lui-même avec ces signes corporels afin d’aider les élèves à les reconnaître. Et si vous êtes un élève, commencez à vous interroger sur ces sensations, les observer, essayez d’en prendre conscience. Ce travail repose sur un guidage de l’attention : quelles formes prend votre respiration en général – ample, faible, bloquée ? Comment se transforme-t-elle lorsque vous êtes en colère ? Et que se passe-t-il au niveau de votre visage ?
On ne perçoit presque jamais toutes ces informations intéroceptives, occupé que l’on est à exécuter la tâche fixée, mais dès qu’on porte son attention dessus, tout change. Pour amorcer le mécanisme, on jouera donc à mimer l’émotion, à accentuer délibérément l’ampleur ou la fréquence des inspirations, etc. Son but sera d’identifier d’abord deux ou trois aspects saillants concernant la manière dont l’émotion affecte le corps. C’est une bonne base pour affiner par la suite.
Cet intérêt pour la perception et la régulation de ses propres émotions fait son chemin, puisque le réseau Canopé (une antenne de l’éducation nationale) est en train de finir un mooc (cours en ligne ouvert à tous) appelé Magistère Flash, pour former les enseignants aux émotions, afin qu’ils puissent ensuite être en mesure d’éduquer les élèves sur ce thème. On a hâte de voir sa mise en pratique, et le résultat !
Article paru dans
Cerveau & Psycho n°146 – Septembre 2022
Grâce aux outils de l’imagerie cérébrale, les chercheurs examinent la façon dont notre cerveau analyse et régule nos émotions. Il en résulte des méthodes pour développer la perception et l’intelligence de nos propres états affectifs. En observant le résultat sous l’œil des scanners.
Plus on surfe sur internet, plus notre cerveau bascule en mode « vagabondage mental » dès qu’il est hors connexion. Un état où il est impossible de se concentrer.
Comment aider les enfants à mieux réguler leurs émotions ? Mettez des mots dessus, et expliquez-leur comment vous faites.
Une partie de notre cerveau, l’insula, collecte nos sensations corporelles et nous rend alors moins vulnérables aux distractions. Un atout pour rester plus concentré, à l’école ou au travail.
Noter ses émotions sur un carnet avant l’épreuve pour les désamorcer, ne pas réviser au dernier moment – et, surtout, dormir suffisamment : voilà trois clés que révèle une étude récente…
La pratique du souffle pranayama enseignée par le yoga modifierait l’activité d’un centre émotionnel de notre cerveau et atténuerait ainsi les ressentis négatifs.
Jean-Philippe Lachaux est directeur de recherche au Centre de recherche en neurosciences de Lyon, dans l’équipe Dynamique cérébrale et cognition.
M. Dixon et al., Emotion and the prefrontal cortex : An integrative review, Psychological Bulletin, 2017.
11 numéros en version papier + numérique
+ Accès illimité aux archives depuis 2003
– 11 numéros par an
– Accès en ligne aux anciens numéros depuis 2003
– Accès illimité à tous les articles réservés aux abonnés sur le site cerveauetpsycho.fr
– Accès aux numéros dans l’application Cerveau & Psycho (iOS et androïd)
Retrouvez nous sur les réseaux sociaux :
Un magazine édité par Pour la Science
170 bis Boulevard du Montparnasse, 75014 Paris 06
N° CPPAP : 0922 W 93493
https://seo-consult.fr/page/communiquer-en-exprimant-ses-besoins-et-en-controlant-ses-emotions