L’apprentissage des émotions fait désormais partie des programmes scolaires. Reportage à l’école maternelle Barbanègre, à Paris. Quand nos émotions nous gouvernent (2/9).
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Quand l’école apprend aux élèves à écouter leurs émotions
Le rapport aux émotions est lié à l’histoire personnelle, mais aussi à la culture et au milieu social, selon l’anthropologue David Le Breton.
Laurindo Feliciano pour La Croix
« Ça, c’est la boîte à émotions », explique Emmy en désignant un carton contenant des tas d’objets. « La bouteille rouge, c’est la colère. La noire, c’est la peur. La jaune la joie, la bleue la tristesse et la verte la sérénité », enchaîne Maïwenn, à ses côtés. La sérénité ? « Ben oui, c’est quand on est tranquille », répond-elle étonnée qu’on s’interroge.
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Les élèves de la maternelle Barbanègre, dans le 19e arrondissement de Paris, en connaissent déjà un rayon sur les émotions. Leur école est à la pointe dans ces nouveaux apprentissages, inscrits aux programmes scolaires en 2015. Situé en zone prioritaire, l’établissement mène, depuis 2018, une expérimentation dans le cadre d’un groupe de réflexion sur le bien-être à l’école.
Pendant que les élèves font des activités, Marcel Junior s’approche de la fameuse boîte. « Cet espace est un îlot où les enfants peuvent aller quand ils ont besoin de se calmer, explique Manon Samsoën, l’enseignante. Les objets les aident à reconnaître leurs émotions et à les réguler. » Le garçonnet prend un kaléidoscope, regarde à travers et rit de bon cœur. Les deux petites filles, elles, continuent l’inventaire : « Un casque pour le bruit, détaille Emmy, une balle…Et ça, c’est des baguettes magiques », ajoute-t-elle en montrant des tubes remplis de paillettes. Il y a aussi une peluche, une boîte avec des papiers à déchirer ou encore un imagier pour illustrer la gamme des émotions : content, gêné, surpris, inquiet, rassuré, joyeux, déçu, effrayé, vexé, fier, en colère.
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« Ici, on a le droit de tout ressentir. Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises émotions comme on pouvait le penser autrefois, développe Manon Samsoën, très impliquée dans le projet de l’école. Il n’y a pas non plus d’émotions stéréotypées ». Le temps où les filles ne devaient pas se mettre colère et les garçons ne pas pleurer semble révolu, aux yeux de la jeune professeure des écoles.
Créé en 2018, le concept de la boîte à émotions a fini par irriguer toutes les activités de l’école. Cette année, il a notamment donné lieu à la réalisation d’un livre individuel dans lequel chaque enfant a illustré et mimé des émotions. « Nous sommes partis du constat qu’un trop-plein émotionnel empêchait les élèves d’apprendre, observe Manon Samsoën. En les aidant à accueillir et à nommer leurs émotions, on leur permet de se libérer et d’être plus disponibles pour les apprentissages. »
Pascale Haag, psychologue et maîtresse de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), qui a accompagné l’équipe pendant un an, confirme : « De nombreuses études en psychologie et en sciences cognitives ont montré le lien entre émotions et apprentissages. On sait que la joie, l’espoir, la fierté favorisent l’acquisition des savoirs, alors que l’ennui, l’anxiété, la frustration et la colère sont liés à l’échec scolaire. »
Les neurosciences ont également démontré le rôle des émotions dans le bien-être et la santé. « Les travaux d’Antonio Damasio ont été fondamentaux, rappelle la psychiatre Stéphanie Hahusseau, autrice de Laisser vivre ses émotions (1). Il s’est attaqué à la vieille opposition entre le corps et l’esprit, qui a notamment conduit à la théorie des émotions genrées, selon laquelle les hommes seraient rationnels et les femmes émotionnelles. Or, cette séparation n’existe pas. Les émotions sont des activations physiologiques. Il n’y a pas de corps sans émotion, il n’y a pas d’émotions sans corps et il n’y a pas de régulation des émotions sans intéroception, c’est-à-dire la capacité à les ressentir », insiste-t-elle.
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Reconnaître ses émotions, les nommer et les accueillir sans se juger, sont les trois mécanismes qui permettent de les réguler, selon la psychiatre. À l’école maternelle, les enfants essayent déjà de les apprivoiser. L’objectif, c’est de leur apprendre à les identifier chez eux, mais aussi chez les autres pour leur permettre d’entrer en relation et de « cultiver l’empathie », souligne l’institutrice. « L’expérimentation est encore en cours, mais tout est devenu plus fluide », assure-t-elle. La collaboration avec Pascale Haag a toutefois été suspendue en raison du Covid. La chercheuse n’a pas pu mener ses observations en classe « pour vérifier la possibilité d’un lien entre l’usage de la boîte à émotions et la manière dont les enseignantes régulent leurs propres affects ».
À l’instar des autres enseignants, l’équipe de la maternelle Barbanègre n’a pas été formée à cette nouvelle approche pédagogique. « Nous avons dû financer nous-mêmes une formation, déplore Manon Samsoën, car ce type de projet n’est pas évident pour tout le monde. Une de mes collègues m’a dit qu’elle ne l’aurait jamais fait d’elle-même parce qu’elle a été élevée dans une famille qui tenait les émotions à distance. »
Le rapport aux émotions est lié à l’histoire personnelle, mais aussi à la culture et au milieu social, observe l’anthropologue David Le Breton, auteur d’un récent ouvrage sur le Sourire (2). « Elles s’inscrivent à l’intérieur d’un système de valeurs qui va être différent selon la classe sociale, le genre et l’âge. Nous vivons en permanence dans une sorte de morale ambiante qui fait que nos émotions vont être liées à l’interprétation qu’on opère sur le monde en fonction de ces valeurs-là. »
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Si autrefois, il fallait plutôt les réprimer, depuis les années 1990 et la montée de l’individualisme, nous sommes confrontés à l’injonction inverse, relève l’anthropologue. « Aujourd’hui, il faut exprimer tout ce qu’on ressent, dans les émissions de téléréalité et sur les réseaux sociaux, renchérit Stéphanie Hahusseau. Or, ce n’est pas parce qu’on accepte d’accueillir ses émotions qu’il faut les ventiler sur les autres. En général, cela ennuie tout le monde et n’aide pas à les réguler », tranche-t-elle. À leur âge, les 21 élèves de Manon Samsoën peuvent encore exprimer toutes leurs émotions en classe, tout en apprenant à les reconnaître et à les réguler.
(1) Odile Jacob, 2022.
(2) Métailié, 2022.
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