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Comment expliquer le changement des comportements des Français vis-à-vis de la sécurité routière, de la consommation d’alcool et de tabac ? Les actions développées au long cours par les pouvoirs publics pour limiter les pratiques à risques ont-elles porté leurs fruits ? Dans une note précédente, Christian Ben Lakhdar avait ouvert le débat en s’appuyant sur l’exemple de ces trois politiques pour montrer les limites de l’action publique. La présente réponse défend l’utilité des politiques menées sur ces trois sujets majeurs de santé publique.
Le 10 novembre 2022, Christian Ben Lakhdar a publié dans La Grande Conversation une note sur l’(in)efficacité des politiques publiques à propos de la sécurité routière, du tabac, et de l’alcool. Il y livre, avec un certain fatalisme, le constat d’une forme d’impuissance des politiques publiques à modifier les comportements.
Economiste et spécialiste réputé des conduites addictives notamment, il s’appuie pour son raisonnement sur trois indicateurs qu’il définit pour chacune des politiques étudiées comme le « end point » recherché : la courbe de la prévalence pour le tabagisme ; la consommation exprimée en litre d’alcool pur par habitant pour la lutte contre la consommation d’alcool ; et enfin, pour la sécurité routière, la courbe de la mortalité.
Ses constats sont les suivants :
- « Après deux décennies de lutte contre le tabagisme, un nombre non négligeable de Français et de Françaises fument toujours …/… les résultats sont décevants », surtout comparés à l’Australie qui a utilisé les mêmes outils que nous. L’auteur souligne l’importance du prix de cigarettes pour réduire sa consommation ;
- « la consommation d’alcool …/… a drastiquement diminué en l’espace de 60 ans… sans que l’on y soit vraiment pour grand-chose » ! ;
- Enfin, « Après des années de lutte contre l’insécurité routière…/… c’est bien la peur du gendarme qui apparait avoir le plus fortement incité les Français à modifier leurs comportements ».
L’auteur regrette « l’absence de règles d’or dont les politiques publiques pourraient s’inspirer dans le futur pour d’autres domaines comme la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre ». Il s’inquiète des possibilités de report et contournement des politiques publiques (consommation de stupéfiants versus alcool, marché noir) mais aussi de l’acceptabilité sociale de certains risques comme celui de la vitesse au volant. Il s’interroge enfin sur l’efficacité du marketing social. Il conclut en soulignant la nécessité d’inscrire l’action publique dans le temps long pour que des modifications comportementales prennent corps.
Nous avons souhaité réagir à cette note, qui nous parait réductrice, pour réaffirmer le caractère crucial de l’action publique en matière de santé et souligner la complexité des facteurs qui déterminent son efficacité. Nous revenons sur les trois exemples présentés en tentant une analyse critique des politiques publiques, pour tenter d’en expliquer les échecs et proposer quelques pistes pour l’avenir.
Tabac
La France est signataire de la Convention Cadre pour la Lutte Antitabac adoptée par l’OMS en 2003, et a effectivement mis en œuvre bon nombre de mesures recommandées dans ce cadre. Alors pourquoi la France a-t-elle moins bien réussi que d’autres ? Deux institutions en France ont travaillé sur cette question : la Cour des comptes et l’Institut National de Prévention et d’Education pour la Santé (INPES), agence publique dédiée à l’expertise des comportements de santé dont les compétences sont aujourd’hui intégrées au sein de Santé publique France.
La Cour des comptes dans son rapport de 2012 était très sévère sur la politique publique de lutte contre le tabagisme. Elle soulignait de très nombreux points :
- la modestie relative des moyens dédiés à la prévention et à l’éducation sanitaire, qui limite les effets des politiques. Les rapporteurs de la Cour soulignaient que ces moyens financiers étaient bien inférieurs à l’aide à la reconversion des buralistes (sic !) et aussi 10 fois inférieurs à l’investissement public pour la sécurité routière – alors même que la mortalité liée au tabac était à cette date 20 fois supérieure (71.000 décès annuels liés au tabac pour 3.600 sur les routes de France en 2012) ;
- le contrôle de la réglementation défaillant, en particulier concernant la vente de tabac aux mineurs ;
- le manque de cohérence et de pilotage ;
- des hausses de prix qui sont le plus souvent restées en deçà du rythme dont la littérature démontre qu’il permet d’obtenir une baisse de consommation (soit des hausses de quelques centimes indolores, sauf en 2003 et 2004 où l’augmentation a été de 23%, entraînant alors une baisse de prévalence de 2,5%) ;
- la persistance de considérations de rendement fiscal qui n’ont pas lieu d’être quand le coût sanitaire direct du tabac pour la solidarité nationale, dans son évaluation la plus basse, est estimée à 12 milliards d’euros par an ;
- une offre de sevrage tabagique mal identifiée ;
- Etc.
Les conclusions de ce rapport important ont guidé le lancement en 2014 du Programme national de lutte contre le tabagisme (PNRT 2014–2019) porteur d’ambitions importantes, nous y reviendrons.
Pour accompagner la mise en œuvre de ce PNRT, l’INPES a mené en 2015 une mission d’expertise en Angleterre[1] avec pour objectif de comprendre le succès des politiques outre-Manche : les Anglais avaient à cette époque de biens meilleurs résultats que la France (la prévalence quotidienne du tabagisme des 18–75 ans étaient en France de 28,5% versus moins de 20% en Angleterre). Illustratifs de la diversité des déterminants du succès de l’action publique, les principaux constats comparatifs sont présentés dans le tableau ci-dessous :
Angleterre |
France |
Une stratégie de marketing social : Stoptober (Stop tobacco in October) |
Non Campagne nationale très institutionnelle pour le 31 mai, date de la journée mondiale de lutte contre le tabagisme |
Kit d’arrêt du tabac |
Non |
Budget action trois fois supérieur à France |
Budget de l’INPES de l’ordre de 10 millions pour les addictions |
Prix du paquet > 10€ |
< 7€ avec des augmentations qui ont été toujours en deçà du rythme permettant d’obtenir une baisse de consommation |
Mobilisation des professionnels de santé de 1ère ligne avec notamment l’existence d d’un réseau ad hoc : les Stop smoking services (aide gratuite territoriale) |
Consultation de tabacologie ou addictologie hospitalière |
Relais territoriaux |
Tissu associatif local très faible. |
Mesure annuelle de prévalence |
Mesure de la prévalence du tabagisme tous les 4 à 5 ans |
Angleterre
France
Une stratégie de marketing social : Stoptober (Stop tobacco in October)
Non
Campagne nationale très institutionnelle pour le 31 mai, date de la journée mondiale de lutte contre le tabagisme
Kit d’arrêt du tabac
Non
Budget action trois fois supérieur à France
Budget de l’INPES de l’ordre de 10 millions pour les addictions
Prix du paquet > 10€
< 7€ avec des augmentations qui ont été toujours en deçà du rythme permettant d’obtenir une baisse de consommation
Mobilisation des professionnels de santé de 1ère ligne avec notamment l’existence d d’un réseau ad hoc : les Stop smoking services (aide gratuite territoriale)
Consultation de tabacologie ou addictologie hospitalière
Relais territoriaux
Tissu associatif local très faible.
Mesure annuelle de prévalence
Mesure de la prévalence du tabagisme tous les 4 à 5 ans
Tableau comparatif des politiques publiques France / Angleterre en matière de lutte contre le tabagisme en 2015
Tout confirme donc ici les constats de la Cour des comptes : faibles moyens financiers, non-recours à des augmentations de prix permettant d’obtenir des baisses de consommation significatives, approche du sevrage très hospitalo-centrée sans recours aux professionnels de santé de première ligne, aucune stratégie de marketing social (pourtant un des outils fondamentaux de la santé publique), et enfin absence d’indicateurs épidémiologiques permettant de mesurer l’efficacité des politiques publiques et donc de guider les orientations à court terme.
Ce constat a fondé le programme de l’INPES puis de l’agence Santé publique France (SPF)[2]. Citons deux actions majeures : le lancement d’une opération nationale de marketing social, « Mois sans tabac », et la création d’un indicateur de mesure annuelle de la prévalence du tabagisme. Pour s’appuyer sur des relais territoriaux, Santé publique France a, de plus, financé des « ambassadeurs Mois sans tabac » en région, tous issus du milieu associatif local, pour s’assurer du développement d’actions de terrain et de la nécessaire territorialisation de l’action publique. Par ailleurs, les mesures phares de lutte contre le tabagisme de cette période, sous l’impulsion de Marisol Touraine, ont été notamment : l’augmentation du prix du tabac (de 7€ en 2014, il passe à 7,88€ en 2018 et 10,50€ en 2021[3]) ; le paquet neutre (paquet de couleur unie et ne portant aucun signe distinctif c’est-à-dire dépourvu d’éléments marketing) ; l’admission au remboursement de droit commun de traitements de substitution nicotinique – qui entrainera une augmentation considérable des ventes (1,5 million de patients traités en 2014 ; plus de 7 millions en 2021) ; et enfin la création d’un « fonds tabac » permettant de financer de la recherche et des actions de terrain (en 2022 ce fonds, devenu « fonds addictions », est de l’ordre de 36 millions d’euros).
Quel impact a eu cette réorientation de l’action publique au milieu des années 2010, dans le cadre du PNRT et des actions de SPF ? On a vu chuter enfin la prévalence du tabagisme en France, avec, après des années de stagnation, une baisse de 4 points de prévalence entre 2016 et 2018 (de 29,4% à 25,4%). Hélas, l’épidémie de Covid19 et le confinement sont venus casser la dynamique enclenchée. Les derniers chiffres de 2020 étaient à la hausse (25,5% de fumeurs quotidiens[4]). Reste qu’il faut retenir de ces 10 dernières années qu’il est indispensable d’avoir une analyse critique des politiques publiques, associée à une volonté politique très forte de réduire les consommations de tabac. Saluons enfin pour conclure l’importance, dans la lutte contre le tabac, de l’engagement personnel déterminant de Simone Veil (1976), Claude Evin (1991), Jacques Chirac (2003–2004), et Marisol Touraine (2012–2017).
Alcool
Le jugement de Christian Ben Lakhdar sur la politique en matière de prévention du risque alcool est assez tranché : « C’est bien mais on n’y est pour pas grand-chose », au sens où selon lui le changement positif de comportement de la population (une baisse continue de la consommation depuis l’après-guerre) ne résulterait pas de l’action publique. Même si on déplore régulièrement le manque de courage politique sur ce sujet majeur de santé publique, on ne peut pas pour autant estimer que l’action publique, au sens large, a été inexistante, et que dès lors, le changement de comportement de la population aurait été quasi spontané.
En effet, depuis 1950, de nombreux facteurs ont contribué graduellement à une prise de conscience que l’alcool n’est pas un produit de consommations sans risque. Si, contrairement par exemple à la sécurité routière avec l’introduction des amendes automatiques après contrôle par les radars, il n’y a certes pas dans la période de rupture nette, il faut néanmoins saluer en revanche une action résolue et constante à la fois des chercheurs, des activistes de la santé publique, mais aussi de certains politiques.
Comme le note Christian Ben Lakhdar, la baisse de consommation a surtout porté sur le vin, ce qui parait logique car c’est la boisson alcoolique la plus consommée, la boisson totem de Roland Barthes. Les efforts ont ainsi porté principalement sur cette boisson qui était responsable de la grande majorité des dommages, même si progressivement les équivalences de risques entre les boissons alcooliques se sont imposées.
Il est crucial d’inclure dans l’action publique le rôle des chercheurs, celui des leaders d’opinion et des associations, celui des instances paragouvernementales (comités auprès du gouvernement, agences) et celui déterminant de quelques politiques. Tous ont apporté une contribution à une politique de santé publique en matière d’alcool (malgré l’opposition du secteur économique, en particulier du lobby du vin), et on ne peut pas considérer qu’elles aient été sans influence sur la population. On peut alors sans difficulté repérer quelques dates et engagements marquants qui jalonnent cette histoire relativement récente :
- Pierre Mendès-France, président du conseil (premier ministre) de juin 1954 à février 1955, sera véritablement le premier homme politique à faire de l’alcool une priorité. Apparaissant avec un verre de lait dans des cérémonies officielles, il sera vilipendé par l’extrême-droite qui considère qu’il insulte la France en attaquant la boisson emblématique du pays, le vin, le tout sur fond d’antisémitisme ;
- Le 13 novembre 1954 : Création du Haut Comité d’étude et d’information sur l’alcoolisme (HCEIA), instance auprès du président du conseil, qui aura un rôle déterminant de diffusion des connaissances ;
- 1956 : circulaire interdisant l’alcool à la cantine pour les moins de 14 ans, contribuant puissamment à une première dénormalisation de la consommation de boissons alcooliques ;
- 1956 : parution de « Alcool, Alcoolisme, Alcoolisation » de Sully Ledermann, un chercheur de l’l’INED (Institut National d’Etudes démographiques), aux Presses universitaires de France. Cet ouvrage aura un impact considérable en démontrant par l’analyse statistique que le nombre de buveurs excessifs est directement corrélé au niveau de consommation en population générale. La conséquence, qui fait encore aujourd’hui bondir les alcooliers, est que pour réduire les dommages, il faut agir sur le niveau de consommation du pays ;
- Début 1987, le Pr. Claude Got démissionne du HCEIA pour dénoncer l’omniprésence de la publicité pour les boissons alcooliques à la télévision. Suite à cette démission, cinq experts compétents et déterminés, les Prs. Gérard Dubois, Albert Hirsch, François Grémy, Maurice Tubiana et Claude Got – dénommé “groupe des cinq Sages” par les médias –, le Comité National de Défense Contre l’Alcoolisme (aujourd’hui Addictions France) et l’Académie de médecine mobilisent l’opinion pour dire “Non à la publicité à la télévision”[5] [6] ;
- Juillet 1987 : La loi dite “Barzach” pose un régime d’autorisation générale de la publicité pour toutes les boissons alcooliques, assorti d’interdictions : la publicité à la télévision, à la radio, dans la presse destinée à la jeunesse et au sein des enceintes sportives, ainsi que le parrainage, sont interdits. Elle reste autorisée au cinéma, dans la presse et par affichage ;
- 10 janvier 1991 : publication de la loi Evin[7], après des débats parlementaires passionnés, qui dans son volet « Alcool » encadre la publicité (supports et contenu des messages), impose un avertissement sanitaire, interdit le sponsoring sportif et culturel… On remarque d’ailleurs, dans le graphique des niveaux de consommations illustrant l’article de Christian Ben Lakhdar, un décrochage de la consommation au moment des débats ;
- 2002 : publication des « repères de consommations à moindre risque » par le gouvernement Jospin (Bernard Kouchner étant ministre de la santé) dans le cadre d’une Stratégie Nationale Alcool. Les repères de consommation étaient alors de 3 verres pour les hommes et de deux verres pour les femmes ;
- 2004 : Taxe sur les Prémix, boissons alcoolisées avec des spiritueux et sucrées pour attirer les jeunes. Si les prémix ne sont pas interdits, l’importance de la taxe « tue le marché » ;
- 2005 : Les Etats Généraux de l’Alcool sont organisés sur l’ensemble des régions française (sauf le Languedoc Roussillon), le ministre étant Xavier Bertrand ;
- Mai 2017 : Avis d’experts relatif à l’évolution du discours public en matière de consommation d’alcool en France[8]. Les experts, missionnés par Santé publique France et l’Institut national du cancer, prennent en compte les dernières publications internationales établissant sans conteste qu’il n’y a pas de consommation d’alcool sans risque (la presse titre : « c’est la fin du petit verre de vin bon pour la santé »). Ils préconisent de nouveaux repères de consommation à moindre risque (pas plus de 10 verres par semaine, pas plus de 2 verres par jour et pas tous les jours) qui s’imposeront dans la communication publique ;
- 2020 : une taxe spécifique pour les prémix à base de vin (vinipops) est instaurée, ainsi que pour les hard seltzers (eau alcoolisées et aromatisées), un nouveau produit marketing destiné à la jeunesse.
Parallèlement, la communication publique sur le risque alcool a toujours été présente, malgré la frilosité des décideurs politiques. C’est ainsi que le Comité français d’éducation pour la santé (CFES), ancêtre de l’INPES, à son tour intégré dans Santé publique France (tous financés par des fonds publics), ont lancé plusieurs campagnes pour promouvoir les repères de consommation, l’ivresse qui ne se voit pas, etc.
Pour l’ensemble de ces raisons, il est difficile d’adhérer à l’affirmation de Christian Ben Lakhdar selon laquelle la baisse de la consommation d’alcool s’est faite en dehors de toute impulsion des pouvoirs publics. On peut regretter leur manque d’enthousiasme, qui explique que peu de mesures spectaculaires aient été prises ou mises en avant, mais la persistance au long des décennies d’un « bruit de fond » constant sur les conséquences sanitaires de la consommation d’alcool est très probablement l’une des raisons de la baisse continue de cette consommation. Et elle a servi de base pour l’activisme et la pédagogie inlassables des militants de la santé. Par exemple, si la loi Evin a été grignotée, elle n’en demeure pas moins vigoureuse pour juguler les dérives publicitaires, et la tentative de la remise en cause de l’interdiction du sponsoring sportif et culturel en 2019 a échoué, malgré l’énormité des enjeux financiers pour l’industrie de l’alcool, les médias et le milieu sportif. C’est probablement l’ensemble de ces facteurs qui expliquent une baisse tendancielle, et non des ruptures brutales.
Certes, on ne peut évidemment que regretter avec Christian Ben Lakhdar que les politiques ne soient pas plus courageux sur un sujet majeur de santé publique. La Cour des comptes soulignait d’ailleurs, dans un rapport de 2016 sur la lutte contre les consommations nocives d’alcool, les insuffisances de l’action publique : remise en cause de la loi Evin, absence de réel encadrement des groupes de pression, une fiscalité sans objectifs de santé publique clairs, une éducation pour la santé non évaluée, une mobilisation insuffisante des généralistes et une structuration de la prise en charge trop dispersée. Bref, la Cour des comptes considérait que l’Etat pouvait mieux faire et proposait de nombreuses recommandations, qui n’ont pas réellement été mises en œuvre. La France reste l’un des pays européens où l’on boit le plus : 11,4 litres d’alcool pur par an et par personne de plus de 15 ans en 2019.
Sécurité routière
Comme le dit Christian Ben Lakhdar, il est clair que la peur du gendarme – nous devrions dire de l’amende suite à un contrôle automatisé de la vitesse (radar) est efficace et efficiente en matière de sécurité routière. Toutefois, résumer la politique de sécurité routière à ce seul élément est très réducteur. En sécurité routière, il est nécessaire de prendre en compte de multiples facteurs : le comportement des usagers, les règles (le code de la route), les caractéristiques des véhicules, la qualité des infrastructures routières. De plus, il faut être attentif aux indicateurs utilisés : il est recommandé de rapporter le nombre de tués au milliards de kilomètres (MdeKm) parcouru. ; car il faut savoir que le nombre de km parcourus depuis les années 60 s’est considérablement accru. On considère que le nombre de tués par MdKm entre 1960 et 2012 a été divisé par 17,6[9]. La politique de sécurité routière a été un succès certain, mais celui-ci ne peut être assimilé à la simple peur du gendarme et résulte en réalité d’une conjonction de facteurs :
- pour le code de la route : il faut mentionner l’impact certain de la ceinture de sécurité et des limitations de vitesse, et probablement aussi celui du seuil d’alcoolémie ;
- pour les caractéristiques des véhicules : il faut retenir les améliorations des constructeurs automobiles pour la tenue de route, le freinage, le développement de l’air bag… et l’imposition du contrôle technique des véhicules tous les deux ans ;
- pour les infrastructures, plusieurs facteurs ont un rôle déterminant en sécurité routière : les dos d’âne ou ralentisseurs, les séparations des voies à double sens, les ronds-points ou autres dispositifs qui ralentissent la vitesse des véhicules ;
- quant au comportement des usagers, il est conditionné par de multiples facteurs : outre la peur du gendarme, la formation joue un rôle non négligeable pour conduire mais aussi pour connaître les règles de conduite. Beaucoup de facteurs entrent en jeu : le niveau d’étude le milieu familial, la relation personnelle aux règles, etc.
Enfin, et comme pour toute politique publique, la fermeté de la volonté politique affichée a un impact important. Le président Chirac, quelques mois après son élection en mai 2002, a annoncé que la sécurité routière serait le premier objectif de santé publique de son quinquennat. Il a instauré la mise en place des premiers radars et la fin des indulgences en matière d’amendes. A l’inverse, en 2021, l’abandon d’une mesure de limitation de la vitesse maximale à 80 km/h sur des voies qui ne séparent pas les sens de circulation a été un très mauvais signal, avec une stabilité observée entre 2019 et 2021 de la mortalité dans les départements concernés, alors que dans les départements ayant maintenu la vitesse maximale autorisée à 80 km/h la mortalité observée a baissé de 16%[10] [11]. Les premières régulations de vitesse ont eu lieu dans les années 1970 ; elles se sont appuyées sur de possibles pénuries de pétrole liées à la guerre du Kippour. Il est possible d’espérer aujourd’hui que, pour conjuguer la sécurité routière et la sobriété énergétique, indispensable pour faire face au changement climatique, on réduise à nouveau la vitesse à 120km/h sur les autoroutes et 80km/h sur les routes…La présence, dans le Plan sobriété, d’une recommandation aux agents publics utilisant leur véhicule de service de réduire leur vitesse maximale de 130 km/h à 110 km/h sur les autoroutes, est un petit pas, même si la Première ministre a clairement pris position contre l’idée d’imposer cette mesure à tous les Français, préférant « informer ».
Conclusion
Ces trois sujets majeurs de santé publique (tabac, alcool et sécurité routière) marquent à la fois l’intérêt d’élaborer et de mettre en œuvre des politiques publiques et d’en faire sans relâche des analyses critiques. Nous connaissons la grande difficulté d’évaluer les politiques publiques. Et nous devons tenir compte de la réalité des intérêts divergents qui s’expriment différemment pour chacun de ces trois thèmes, mais aussi de la différence de représentation de chacun de ces trois déterminants : les mesures prises en matière de sécurité routière ont souvent un effet mécanique immédiat, alors que pour l’alcool et le tabac, la majorité des gains pour la santé se verront à terme. Soulignons également que le tabac est un produit universellement décrié, qui autorise les décideurs à agir, alors que c’est plus difficile pour l’alcool…, autant de facteurs qui explique que les politiques menées soient différentes, mais elles n’en sont pas moins réelles, même si tout militant de la santé publique voudrait plus de volontarisme.
La comparaison entre les pays est aussi un puissant stimulant, on le voit pour le tabac entre la France et l’Angleterre, mais on peut le constater aussi sur l’alcool où aujourd’hui la Belgique propose sa propre « loi Evin » pour encadrer la publicité.
La palette des outils de santé publique mobilisables est importante (interdiction de la publicité, taxation, marketing social, territorialisation, aller vers…) et on peut comprendre qu’en fonction de la sensibilité du sujet, de l’acceptabilité sociale, de la résistance des lobbies…, le recours à certains outils soit différent selon les sujets. Ces différences de contenus et de rythme peuvent conduire à des comparaisons réductrices. Notre rôle de praticiens de la santé publique est de promouvoir la palette des différents outils de l’action publique sur les comportements, de les défendre avec force et opiniâtreté, car, in fine, ce sont des politiques gagnantes pour la santé de l’homme et celle de la planète.
[1] Bourdillon F. Agir en santé publique. De la connaissance à l’action. Presses de l’EHESP. Mars 2020
[2] Santé publique France est l’agence nationale de santé publique créée en 2016 regroupant l’INPES, l’InVS et l’EPRUS
[3] OFDT Tabagisme et arrêt du tabac en 2021. https://www.ofdt.fr/ofdt/fr/tt_21bil.pdf
[4] Pasquereau A, Andler R, Guignard R, Soullier N, Gautier A, Richard JB, Nguyen-Thanh V. Consommation de tabac parmi les adultes en 2020 : résultats du Baromètre de Santé publique France. Bull Epidémiol Hebd. 2021;(8):132–9. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2021/8/2021_8_1.htm
[5] Bourdillon F. La loi du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme. Genèse, élaboration et objectifs. Journal du Droit de la Santé et de l’Assurance – Maladie (JDSAM) 2021/1 (N° 28) p 8 à 11
[6] Basset B. et Rigaud A. La loi Evin : visionnaire, emblématique et donc constamment attaquée. Journal du Droit de la Santé et de l’Assurance – Maladie (JDSAM) 2021/1 (N° 28) p 8 à 11
[7] Ibid
[8] Santé publique France et Inca. Avis d’experts relatif à l’évolution du discours public en matière de consommation d’alcool en France. 2017. 149 pages. https://www.santepubliquefrance.fr/determinants-de-sante/alcool/documents/avis/avis-d-experts-relatif-a-l-evolution-du-discours-public-en-matiere-de-consommation-d-alcool-en-france
[9] C Got. La politique de sécurité routière. Traité de santé publique 3ème édition. Médecine-Sciences Flammarion p 435–443
[10] Got Claude. La mortalité choisie avec le retour au 90Km/h. http://www.securite-sanitaire.org/questions2022/La%20mortalit%C3%A9%20choisie%20avec%20le%20retour%20%C3%A0%2090%20km%20h.html
[11] ONISR. La sécurité routière en France. Bilan de l’accidentalité de l’année 2021. https://www.onisr.securite-routiere.gouv.fr/sites/default/files/2022–09/ONISR_Bilan_Accidentalit%C3%A9_2021_0.pdf – Page 151, la phrase ci-dessous montre que si la vitesse maximale autorisée avait été maintenue à 80 km/h la mortalité aurait baissé de 16%. « En 2021, le nombre de tués sur le réseau hors agglomération des 39 départements ayant opté pour le relèvement à 90 km/h de la vitesse maximale autorisée en 2020 et 2021 sur tout ou partie de leur réseau est revenu à un niveau similaire à 2019 (672 tués en 2021 contre 684 tués en 2019, soit –1,8 %). Par comparaison, la mortalité sur le réseau hors agglomération du reste des départements est inférieure de – 16,0 % par rapport à 2019 »
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