lus coopérative que volatile, la cave des Vignerons de Puisseguin Lussac Saint-Émilion (VPLSE) assume invariablement les fraudes qui lui sont reprochées depuis 2016. En témoigne l'audience ce 15 novembre devant la chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Libourne. Comparaissant pour tromperie et tentative de tromperie avec la commercialisation comme vin AOP de Lussac Saint-Émilion « du vin piqué, corrompu, ayant fait l’objet de falsifications, mélanges illicites, mouillages et substitutions » entre le premier janvier 2016 et le 18 juin 2019, la cave coopérative bordelaise est poursuivie aux côtés de son maître de chai de l’époque, Carine Crauland, et le directeur général d’alors, Benjamin Maison, ce dernier ayant ordonné à sa subordonnée d’effectuer des manipulations illicites au profit de la coopérative.
Soit la conservation de volumes piqués d’anciens millésimes qui étaient en partie assemblés avec des lots sains pour respecter la réglementation (0,98 g/l d’acide volatile), et parfois envoyés à la distillerie en lieu et place de volumes excédentaires du généreux millésime 2016 dépassant les rendements (Dépassement du Plafond Limite de Classement, DPLC). Des suspicions de mouillage sont également relevées par l’administration (Direccte), dont les rapports relèvent des falsifications du logiciel de traçabilité pour maquiller les assemblages et transferts de volume d’un lot piqué à un lot AOP ou à une distillation DPLC. Pour la Direccte, il y a eu « un effet boule de neige dans le but de préserver la rémunération des adhérents ». D’après des estimations de l’expert judiciaire mandaté par le tribunal, la fraude toucherait 18 645 hectolitres de vin.
« Il s’agit d’une fraude de grande ampleur. Voire exceptionnelle » pose dans ses réquisitions la vice-procureure Élodie Blier, qui salue la destruction des lots frauduleux à l’initiative de la coopérative (sans attendre le jugement ou la validation de la Direccte), mais pointant que des volumes ont aussi été commercialisés (« il n’y a pas d’enjeu de sécurité alimentaire » précise le parquet). Ne voulant « pas demander de peine trop forte » pour Carine Crauland qui suivait des ordres, le ministère public demande 4 mois d’emprisonnement avec sursis. Pour Benjamin Maison, la peine proposée est de 6 mois avec sursis avec une amende de 3 000 €. Pour la cave, l’enjeu est d’équilibrer la peine entre l’ampleur de la fraude et la viabilité de la coopérative : « le but n’est pas que la cave coopérative soit à genou à l’issue de la condamnation » indique la vice-procureure Élodie Blier, demandant 300 000 € à la personne morale, avec 100 000 € de sursis.
« J’avais conscience que j’étais hors-la loi, mais je n’y pensais pas en le faisant » indique à la cour Carine Crauland (qui a quitté ses fonctions en mars 2019, après une rupture conventionnelle, elle est désormais viticultrice à son compte). Durant la procédure et devant le tribunal, la maître de chai et le directeur général reconnaissent ces pratiques avec l’objectif de « mettre les vins à la hauteur et les rendre commercialisable pour ne rien gaspiller ». Tous deux font état de fortes tensions dans leurs emplois suite à l’absorption de deux caves coopératives en 2015. Ce serait en passant à trois sites de vinification que les disfonctionnements se seraient enchaînés, avec « une surcharge de travail et un débordement » indique Benjamin Maison (qui a quitté ses fonctions en juillet 2020, après une rupture conventionnelle, il reste viticulteur à son compte). L’ancien directeur défend des assemblages entre vins piqués et sains dont il ne connaissait pas l’illégalité, estimant que « les vins piqués purs ne peuvent être commercialisés, mais les vins issus d’assemblages pour faire baisser l’acidité volatile, on pensait que c’était possible (comme pour les sulfites). Même l’œnologue-conseil le pensait*. »
Au sein du conseil d’administration, il était connu qu’il y avait un sous-dimensionnement des équipes et des enjeux de qualité sur certains lots, mais sans savoir qu’il y avait des volumes piqués indique Thomas Sidky, l’actuel président des VPLSE (arrivé après les faits poursuivis), reconnaissant que son prédécesseur, Alain Laborie, semblait avoir plus d’informations en la matière. « On peut supposer qu’une partie du conseil d’administration savait de manière informelle qu’il y avait des difficultés » glisse Thomas Sidky, notant que depuis la direction de la coopérative s’est professionnalisée, a investi dans de nouvelles compétences humaines et assume les dérapages passés en ayant fait le ménage (par envoi à la distillerie des lots douteux).
À l’origine de ces pratiques illicites se trouve « une logique de rémunération des adhérents » reconnait Benjamin Maison. « C’est une logique de rendement pour utiliser son vin malgré tout, jusqu’au bout s’assurer que le degré de perte sera amoindri » réplique la présidente de la chambre correctionnelle, Stéphanie Forax. « Ce qui est assez singulier, c’est la diversité des actions qui sont commises. Ce qui me semble assez préoccupant c’est la logique de préserver la rémunération des associés pour rendre ce vin commercialisable » ajoute la juge, soulignant un décalage entre la perte de contrôle passagère évoquée par les prévenus et les volumes en cause : 18 645 hl pour une valeur estimée à 5,9 millions euros d’après une expertise judiciaire jointe au dossier.
Ces 18 000 hl ont été immédiatement bloqués indiquent la cave et ses anciens employés, pointant que ces volumes immobilisés sont montés à 28 000 hl de vin en vrac et embouteillé du fait des relogements, assemblages et mises en bouteille intervenus lors de la procédure. Soit une demi-récolte en volume (pour 120 000 hl en stock à l’époque). « Pendant 18 mois, la Direccte n’a rien dit sur les lots qu’elles trouvaient problématiques » reproche maître Alexandre Bienvenu, l’avocat des VPLSE. La défense de la coopérative répète que tous ces volumes ont été détruits par envoi à la distillerie. Ce qui représente un manque à gagner de 6 millions d’euros (plus 1,4 million € de frais de débouchage et de perte en matières sèches).
Depuis le début de la procédure de contrôle, « la ligne rouge de la cave est de ne rien contester dans ce dossier. On assume la responsabilité. On a été d’une parfaite loyauté » plaide Alexandre Bienvenu, regrettant que le dossier ne se soit pas orienté différemment alors que la cave coopérait, anticipait les demandes et fait face à un dossier réduit dans sa prévention par rapport au dossier de la Direccte. Argument massue de l’avocat bordelais, ce sont les seuls vins AOP Lussac qui sont visés par la procédure judiciaire, ce qui réduit le champ de la poursuite judiciaire à portion congrue, loin des milliers d’hectolitres évoqués dans la procédure en retirant les lots de Bordeaux, Montagne… « Je ne vois dans le cadre de la procédure que quelques hectolitres permettant de rentrer en voie de condamnation » résume maître Sylvain Galinat, la défense de Benjamin Maison. Qui souligne que la justice doit prendre en cause les sanctions que se sont déjà infligés les prévenus : « la coopérative et tous se sont autopunis ».
« Les faits commis l’ont été pour éviter des pertes colossales, qui ont finalement eu lieu » note la vice-procureure Élodie Blier, soulignant que « l’objectif n’est pas le dépôt de bilan au terme de l’audience » alors que les vins de Bordeaux sont en crise. « L’équilibre financier et économique de la structure est très bancal » confirme Thomas Sidky. Évoquant un chiffre d’affaires de 12 millions € sur le dernier exercice, le président des VPLSE note que la provision de 6 millions € de pertes provisionnées par la cave coopérative pour ses adhérents affecte la moitié de ses fonds propres, tandis que son endettement s’élève à plus de 10 millions €. « Au vu des contextes sanitaires, climatiques, commerciaux, et j’en passe, la situation de la coopérative se dégrade de mois en mois » alerte-t-il.
Si le tribunal doit étudier la question du niveau de la punition que s’est déjà infligée la cave, une autre interrogation lui est posée : quel est le préjudice collectif causé par ces pratiques individuelles ? « Dans le Bordelais on est dans une situation critique. Non seulement parce que les bons vins ne se vendent pas bien, mais aussi par l’image des vins de Bordeaux qui est aujourd’hui transportée compte tenu des fraudes. Il y en a pratiquement tous les mois » note maître Jean-Philippe Magret, défendant deux parties civiles, le Conseil des vins de Saint-Émilion et la Fédération des Grands Vins de Bordeaux (FGVB).
« Il est bien évident que cette audience publique, qui est un choix assumé du ministère public, va offrir une publicité assez fâcheuse aux vins de Bordeaux, mais peut également servir de curseur pour dire que ce type d’agissement ne peut plus être possible » indique dans ses réquisitions la vice-procureure Élodie Blier, pointant des actions collégiales : « on ne peut pas imputer la responsabilité seulement à Mme Rauland ou M. Maison. Ce qui a été fait, l’a été pour protéger les adhérents de la cave coopérative. Il est singulier de lire les dépositions de certains adhérents qui ont du mal à se positionner : d’un côté ils pouvaient être considérés victimes, mais de l’autre ils avaient pu en profiter indirectement. »
Dénonçant des « manœuvres purement commerciales affichant des préoccupations mercantiles », maître Julie Lhospital, intervenant au titre des parties civiles pour l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO), note qu’« aujourd’hui, les différents prévenus se montrent peu sévères sur les agissements passés. Il y a des incidences fortes sur la filière, à l’égard des consommateurs (qui a reçu une information déloyale sur les volumes commercialisés) et les professionnels opérateurs AOP (subissant les contraintes de cahiers de charges et souffrant d’une concurrence faussée). »
Le délibéré est attendu ce 13 décembre.
* : C’est lors du contrôle de l’œnologue en 2018 que la Direccte a tiqué sur des analyses de lots aux acidités volatiles dépassant les plafonds autorisés, entraînant un contrôle des VPLSE.