En avril dernier, l'occupation des locaux de l'EHESS situés sur le campus Condorcet à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) a engendré des dégâts importants dont le coût s'échelonnerait de 600 000 à un million d'euros.
EHESS 2022
Merci pour votre inscription
Même si cela ne doit pas résumer ses cinq années passées à la tête de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), les destructions qui ont eu lieu en avril dernier lors de l’occupation du bâtiment tout neuf du Campus Condorcet, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), ont marqué son président Christophe Prochasson. Au terme de son mandat qui arrive à échéance fin novembre, ce dernier ne cache pas son inquiétude face aux attaques “contre la recherche, la connaissance et la transmission” qui ont récemment ciblé le monde de l’enseignement supérieur. Même si, dit-il, la situation est aujourd’hui apaisée au sein de l’établissement, Christophe Prochasson évoque les grands chantiers qu’il reste encore à mener. L’emménagement sur le site de Condorcet étant, pour lui, une “grande chance” pour les étudiants et les enseignants. Entretien.
L’Express : Quel bilan tirez-vous de ces cinq années passées à la tête de l’EHESS ? Sur quels dossiers avez-vous pu avancer ?
Christophe Prochasson : Les avancées les plus marquantes sont, sans conteste, notre installation sur le campus Condorcet, à Aubervilliers, la construction en cours d’un second bâtiment, ainsi que les collaborations nouvelles instaurées avec les autres établissements voisins. Une grande nouveauté pour un établissement comme le nôtre qui, jusque-là, était éparpillé sur différents sites. Notre démarche visant à encourager le dialogue entre les différentes disciplines comme les sciences humaines et sociales, l’économie, la philosophie, l’histoire, la géographie, la sociologie ou l’anthropologie, s’en est trouvée renforcée.
Au cours de ce mandat, nous avons aussi oeuvré au développement de ce que j’appelle “la science publique” en essayant de toucher un auditoire beaucoup plus large que celui habitué à fréquenter les séminaires traditionnels. Je suis particulièrement fier d’avoir oeuvré à la création du festival de sciences sociales, lancé en collaboration avec la municipalité de Marseille, dans ce magnifique cadre qu’est l’ancien hôpital de la Vieille Charité. Cette initiative illustre bien le souci qu’a notre institution de transmettre ses connaissances à un grand public.
Enfin, sur le plan scientifique, nous nous sommes attachés à développer des champs de recherche qui résonnent un peu plus aujourd’hui à l’international, à travers les études aréales notamment. Les études environnementales ont également pris une place très importante, ainsi que les études de genre. Certains y verront peut-être là un certain conformisme intellectuel, mais ce positionnement me paraît essentiel aujourd’hui.
Votre fin de mandat aura été marquée par l’occupation des locaux de l’école au printemps dernier et par les actes de vandalisme qui ont suivi. Avec le recul, avez-vous compris les revendications des jeunes à l’origine de ces dégradations ?
Tout cela reste assez énigmatique. Il me semble important de préciser que cette intrusion a été le fait de groupes très divers. L’occupation, elle-même, a été décrétée et animée par des personnels extérieurs à l’établissement, qui n’étaient d’ailleurs peut-être pas tous des étudiants et qui se sont saisis de ce moment-là pour développer une stratégie du chaos. Leur démarche n’avait donc rien à voir avec les revendications portées par certains élèves de l’école qui se trouvaient avec eux et que je peux, par ailleurs, trouver tout à fait légitimes.
J’insiste sur le fait que la part des étudiants de l’EHESS présents ne représentait qu’une petite minorité : une centaine environ sur les 3 200 que compte l’établissement. Il faut donc relativiser ! Leurs revendications, liées notamment aux insatisfactions que l’on peut éprouver lorsque l’on s’installe dans un nouveau lieu qui n’est pas encore rodé, se sont greffées à des inquiétudes plus générales ne touchant pas spécialement notre école. Tout cela s’est coagulé avec d’autres motifs de lutte d’ordre politique, propres notamment à des organisations d’extrême gauche. Pour bien comprendre, il faudra faire un inventaire précis de ce qu’il s’est passé mais cela prendra du temps.
Plusieurs tags, très violents, voire parfois menaçants, ont été relevés (“Université raciste, chercheurs bourgeois on vous voit”, “un blanc, une balle”, “youpin décolonial”, “brûlons le TGI”…). Comment analysez-vous ces messages ?
D’abord, je ne suis pas sûr que tous les occupants aient participé à l’écriture de ces tags. Je constate aussi qu’il n’y a pas de message unique et que les propos relevés sont parfois contradictoires. Je confirme que certains sont clairement à caractère antisémite. Lorsque vous écrivez “youpin” sur un mur, ce n’est jamais bon signe ! Certains autres graffitis appelaient à “brûler Mélenchon”, d’autres menaces de mort m’ont visé personnellement. Bref, tout cela est un magma de signaux très différents auxquels on ne peut pas donner une interprétation unique.
Comme nous sommes une institution de sciences sociales, j’ai proposé à des collègues de lancer une enquête, sur la base de la documentation et des photos que nous avons pu récupérer, et d’analyser ce phénomène. De la même façon que certains sociologues ou historiens étudient les mouvements sociaux. Mais pour le moment, nous ne pouvons faire que des suppositions et, surtout, j’insiste sur le fait qu’il ne peut y avoir d’explication unique.
Tout de même, cet épisode n’a-t-il pas mis en exergue l’influence d’une certaine catégorie d’étudiants de l’EHESS séduits par des thèses racialistes ou indigénistes ? Une certaine gauche radicale n’est-elle pas en train de gagner du terrain à l’école ?
Absolument pas ! Je tiens d’ailleurs à dire avec la plus grande fermeté que notre établissement n’a jamais été victime de la moindre tentative d’interdiction ou de censure de la part de nos étudiants, contrairement à ce qu’ont pu avancer certaines personnalités comme Alain Finkielkraut. Ce dernier cite toujours l’exemple de Sciences Po ou de l’école des hautes études en sciences sociales lorsque l’on aborde ces phénomènes. Or, pendant cinq ans, je ne me suis jamais heurté à ce type de problème. Tout le monde peut s’exprimer à l’EHESS où l’on trouve aussi bien des gens d’extrême gauche que des gens issus de la droite conservatrice, ainsi que des modérés de gauche ou de droite. L’école est un espace de controverses, de désaccords, où il y a bien sûr des débats. Moi-même je ne suis pas toujours d’accord avec ce qui s’y enseigne et ce qui s’y dit mais ceci est inévitable et même souhaitable.
S’il n’y avait qu’une seule ligne dans un établissement comme le nôtre, je serais très inquiet. La liberté d’expression est bien présente, tout comme la liberté de recherche. Il est toutefois vrai qu’il y a des tendances. Nous sommes effectivement plus attentifs aujourd’hui à certaines thématiques comme celle du genre, celle de l’environnement ou encore celle de nos rapports avec notre passé colonial où s’exercent toutes sortes de nuances. Alors que d’autres objets de recherche ont tendance à reculer comme ces grandes enquêtes démographiques que nous menions autrefois et qui étaient très porteuses. Nous sommes également moins attentifs aux mouvements politiques, ce qui me navre par ailleurs. Cette dépendance à l’égard du monde tel qu’il va est incontestable mais on est loin de cette prétendue terreur intellectuelle qui s’imposerait à nous.
Comment avez-vous vécu cet épisode de vandalisme, vous qui avez été personnellement visé par des menaces de mort ?
Franchement, ce ne sont pas ces menaces de mort qui m’ont le plus inquiété. Tout ceci est évidemment lamentable mais si ce genre de chose vous touche en tant que chef d’établissement chargé d’une mission de représentation, il vaut mieux changer de job tout de suite. Ce qui m’a, en revanche profondément affecté, ce sont les destructions qui ont visé nos outils, nos salles de cours, nos bureaux, nos laboratoires, mettant à bas des années et des années d’effort pour améliorer le travail de nos chercheurs et de nos étudiants. Le montant des dégâts ne peut encore être établi avec exactitude mais la fourchette estimée se situe entre 600 000 et un million d’euros. Ces vols et ces actes de vandalisme représentent une attaque faite à la connaissance et à la transmission. C’est bel et bien la pensée, et ceux qui la produisent et l’enseignent, qui ont été visés par ces commissaires du peuple improvisés. La violence de l’agression et de ces comportements que je qualifierais d’autoritaires – pour ne pas dire fascistes – annoncent un monde un peu terrifiant.
Plus généralement, nous sommes entrées dans une séquence où tous ceux qui sont considérés comme faisant partie des élites, sont aujourd’hui mal vus par toutes sortes de gens. Pas seulement par cette ultragauche bas de plafond, mais aussi par l’extrême droite. Cet anti-élitisme aveugle et irraisonné est un mouvement de fond de notre société et il faut hélas s’attendre à ce que cela recommence. D’ailleurs, au printemps dernier, l’EHESS n’a pas été la seule à avoir été touchée. Quelques jours auparavant, d’autres établissements comme La Sorbonne avaient été victimes de tels actes de vandalisme, certains auteurs étant allés jusqu’à jeter des ordinateurs par les fenêtres. Les établissements universitaires ne sont pas les seules cibles. Au moment de la révolte des gilets jaunes, certains théâtres avaient été également été touchés par ceux qui profitent de revendications parfois légitimes pour instaurer le chaos.
Même si le nombre d’élèves ayant participé à cette occupation était minoritaire, certaines revendications liées à l’EHESS elle-même se sont exprimées à cette occasion. Avez-vous, notamment, entendu le mal-être exprimé par certains étudiants de master ?
Bien sûr, je l’entends tout à fait et d’ailleurs nous nous battons depuis des années contre cela. Pour bien comprendre d’où vient ce malaise, il faut remonter un peu en arrière : lorsque l’Ecole des hautes études en sciences sociales a été créée, il y a bientôt une cinquantaine d’années, elle s’adressait à un très petit nombre d’étudiants très avancés, qui étaient déjà de jeunes chercheurs ou en préparation de doctorat. En 2005, l’école a fait le choix de s’adresser à un public plus jeune d’étudiants en master, mais elle n’a pas suffisamment tenu compte du fait que ces derniers, sortaient tout juste de licence et avaient besoin d’un accompagnement plus méticuleux et plus précis. La situation s’est aggravée, au fil des années, avec l’augmentation du nombre d’inscrits.
Je dois reconnaître que nos enseignants, qui sont souvent de grands chercheurs, n’ont pas toujours le goût, ni les compétences pédagogiques pour assurer ce suivi. Il y a eu là quelque chose de raté ou, en tout cas, d’insuffisamment traité. Même si les enseignants que l’on recrute aujourd’hui sont plus sensibles et impliqués dans l’encadrement des élèves, et bien que nous ne cessions de marteler ce message notamment en direction des plus anciens, il nous reste encore des efforts à faire de côté-là. En ce sens, le nouveau site Condorcet est une chance énorme puisque nous disposons aujourd’hui de davantage d’espaces et de lieux de sociabilisation qui leur sont dédiés, contrairement à ce que l’on peut parfois entendre. Peut-être y a-t-il là un déficit de communication de notre part car certains élèves ne sont pas toujours au courant de ce qui est mis à leur disposition.
En mars 2021, la Cour de comptes mettait en avant un taux d’échec de 39 % en master 2. Elle pointait également du doigt le fait que seuls 20 % des diplômés de master 2 poursuivent un doctorat à l’EHESS. Comment y remédier ?
Le taux d’échec en master 2, certes important, s’explique par plusieurs facteurs. D’abord, le chiffre avancé par la Cour des comptes n‘est pas tout à fait exact dans la mesure où il ne tient pas compte du fait que nos étudiants font leur master sur 3 ans et non pas sur 2 ans. Si l’on se base sur 3 ans, ce taux d’échec est moindre. Ensuite, l’abandon de certains étudiants est lié au fait qu’il est de plus en plus difficile pour beaucoup de poursuivre leurs études tout en les finançant. D’autant que nous sommes de plus en plus exigeants en termes de stages à effectuer ou de nombre d’heures à suivre pour obtenir le diplôme. Enfin, l’absence de visibilité sur les débouchés ou les perspectives qui les attendent peuvent finir par les décourager. Nous devons encore travailler davantage là-dessus.
En revanche, le fait que seuls 20 % des diplômés de master 2 poursuivent un doctorat ne me gêne pas du tout. Au contraire, je trouve plutôt bon signe que ces études mènent vers d’autres horizons. La formation par la recherche permet d’acquérir d’excellentes bases pour la suite puisqu’elle amène à développer le sens de l’initiative et de l’innovation, le travail en équipe, le multilinguisme, les compétences numériques… Autant de qualités qui peuvent être valorisées sur le marché du travail, dans de nombreux secteurs et métiers. Le contenu même des savoirs que nous dispensons permet d’avoir une culture solide mêlant plusieurs champs de la connaissance. Le tout est de le faire comprendre aux employeurs. Pour faciliter les liens entre nos élèves et l’entreprise, j’ai donc créé un bureau des stages au début de mon mandat. Nous en avons aujourd’hui des retours plutôt positifs. De toute façon, le marché de l’emploi, dans le domaine universitaire et de la recherche est tellement étroit que, si tous nos étudiants aspiraient à y faire carrière, on créerait une classe d’intellectuels désespérés. Elle l’est déjà un peu, donc n’aggravons pas les choses.
Certains élèves se sont également montrés très critiques à l’égard des nouveaux bâtiments installés sur le campus Condorcet qu’ils qualifient parfois de “forteresse hyper sécurisée et coupée de la ville”. Qu’en pensez-vous ?
J’en pense que c’est un gag ! Nos nouveaux locaux n’ont rien d’une forteresse, il n’y a ni miradors, ni hommes armés, ni chambres de torture…. Ce discours clairement idéologique n’a rien à voir avec la réalité. Certains ont même parlé de “douves” alors qu’il s’agissait de dispositifs écologiques mis en place pour faciliter l’écoulement des eaux puisque nous sommes dans un campus vert entouré de plantations. Le seul détail dont je me suis moi-même ému, ce sont ces fils barbelés que l’on trouve dans certains buissons et dont je ne sais trop à quoi ils servent.
Pour le reste, oui, il y a des caméras de surveillance mais c’est le cas absolument partout, aussi bien chez nous, que dans le métro ou dans n’importe quel autre endroit public. Nous avons la chance de travailler dans un établissement extrêmement fonctionnel, agréable, bénéficiant de lieux de sociabilité, de salles de réunion. Comparé à ce que nous avions avant, c’est un progrès incontestable. Nos étudiants ont par ailleurs la possibilité de profiter de l’Humathèque, cette grande bibliothèque centrale à l’architecture magnifique et dotée d’un fonds documentaire très riche qui est le coeur battant du campus.
La situation est-elle apaisée aujourd’hui au sein de l’EHESS ?
Bien sûr, des désaccords existent toujours mais, moi qui suis dans l’établissement depuis très longtemps, j’ai connu des périodes de tensions bien plus grandes avec une forme d’opposition organisée et structurée à la présidence. Force est de constater que ce n’est plus le cas, sans doute parce qu’il n’y a pas aujourd’hui de grande cause divisant fondamentalement l’école.
Les seuls vrais débats qui peuvent nous opposer sont plutôt de nature épistémologique, scientifique ou intellectuelle. Ce qui est normal et même souhaitable. Sans doute est-ce pour cela que nous n’avons qu’un seul candidat à la présidence de l’EHESS : Romain Huret, enseignant-chercheur spécialiste des Etats-Unis qui fut l’un de mes vice-présidents dans ma première équipe. Je suis ravi qu’il se porte candidat et j’espère qu’il sera brillamment élu.
Pourquoi avez-vous décidé de ne pas vous représenter ?
D’abord pour des motivations personnelles. Mon métier est celui d’enseignant-chercheur, or voici dix ans que je fais des pas de côté dans l’administration et tout ce qui relève des politiques publiques. J’ai été tour à tour recteur, conseiller du président de la République (François Hollande, NDLR) et enfin président d’une institution. Après avoir beaucoup appris et fait en quelque sorte mon devoir, j’ai envie de reprendre ma liberté de parole et de récupérer du temps pour faire de la recherche et mieux suivre mes étudiants. Je pense aussi qu’il vaut mieux quitter ses fonctions avant de se sentir usé et fatigué. Et puis je constate que les deuxièmes mandats sont régulièrement ratés… Attention, je ne vise personne (rires) !
La deuxième raison, plus fondamentale, pour laquelle je ne souhaite pas me représenter est que, pour l’avoir beaucoup observé, je pense qu’il ne faut pas professionnaliser les responsabilités administratives dans le secteur de l’enseignement et de la recherche. En France, l’université a la chance de pouvoir être gouvernée par des universitaires et des chercheurs. Or, il me semble très important que ces derniers ne restent pas trop longtemps coupés du terrain et que, tel Cincinnatus, ils retournent labourer leurs champs une fois leur mission accomplie. Il me paraît sain de conserver un système de rotation et de laisser sa place à d’autres le temps venu.
Les services de L’Express
Nos partenaires
© L’Express