On a un peu l’impression d’avoir grandi avec lui. L’impression qu’il est là depuis toujours, au cinéma et parfois au théâtre, au second plan comme au premier, depuis “Diabolo Menthe” de Diane Kurys, en 1977. Acteur chéri de Claude Chabrol, comment oublier Paul, mari fou de jalousie dans “l’Enfer” ? Fidèle de Guillaume Canet à qui il doit son César pour “Ne dis rien à personne”. Handicapé en fauteuil roulant dans “”Intouchables” aux côtés d’Omar Sy.
Incarner un autre que lui semble son activité favorite, lui prêter ses zones d’ombre, sa colère, sa violence, on devine que ses propres tourments servent son jeu, nourrissent ses personnages : médecin, journaliste, agent immobilier, ou escroc mégalo dans “A l’origine”, de Xavier Giannolli .
Quand vous le croisez, en dehors d’un plateau, vous devinez son plaisir inaltérable du jeu autant que son insatiable curiosité. Il a beau se prétendre inculte, il sait beaucoup de choses et se passionne pour l’art. Du haut de son mètre 75, il dégage ce que certains comédiens célèbres possèdent : une façon unique de bouger, d’occuper l’espace, comme si leur corps était capable en un instant, de basculer dans la fiction, comme si tout leur être ne vivait que pour le moment où le cinéaste prononce le mot : “Action”.
Issu d’une famille de mythomanes
François Cluzet raconte ses débuts : “J’avais un avantage à devenir comédien : dans ma famille, on était tous mythomanes. Quand je suis rentré au théâtre et qu’on m’a dit “Tu t’appelles Daniel Rochemont”, cela ne m’a posé aucun problème, parce qu’on mentait tout le temps. On avait un problème d’identité sociale. Nous vendions des journaux dans une boutique. Et ma grand-mère racontait que mon père était médecin. Ensuite, on a tous continué. Le premier jour au cours Simon, on m’a demandé de jouer un extrait d’une pièce de Molière. Il a fallu que je lise la pièce et là, j’ai découvert Le Misanthrope, ce chef d’œuvre. Puis la littérature est devenue une amie. J’ai trouvé une autre voie qui me nourrissait énormément. Celle des artistes, sculpteurs, peintres, danseurs J’ai cru dans cette curiosité qui m’a beaucoup apporté…”
S’emmerder avec soi-même, un puisant moteur
L’apport de la scène est énorme pour l’acteur : “Dans la vie, je suis moi-même. J’ai dit à mes enfants qu’il fallait avoir le courage d’être soi-même. J’ai ajouté que la grande aventure de la vie était de répondre à la question : “Qui suis-je ?”. Je vis dans la vie mais au cinéma, c’est mieux : j’existe. Je crois aussi, pour le dire trivialement, que je m’emmerde avec moi. La littérature, le cinéma sont des amis qui me donnent envie d’être meilleur.”
Un comédien qui n’a jamais voulu faire que du théâtre
François Cluzet explique : “Je n’ai toujours voulu faire que du théâtre. C’était mon truc. J’ai commencé par le théâtre amateur et puis le cinéma est venu me chercher pendant que je jouais Haute surveillance de Jean Genet. J’avoue qu’au début, les scénarios me sont tombés des mains. Jusque-là, je ne lisais que Tchekhov, Molière, Marivaux et d’autres, des chefs d’œuvres…
Au théâtre, vous êtes responsable du rythme pendant 1 h et demie. Il n’y a pas de montage. Et surtout, le collectif est plus vrai. Sur scène, on présente notre travail en commun. J’ai eu la chance d’avoir des grands metteurs en scène comme Alain Françon, dont la façon de travailler était extraordinaire. On parlait de nos rôles, mais surtout, il demandait à chacun ce qu’il pensait de la pièce, de son rôle, du rôle des autres… C’était fantastique. D’autres m’expliquaient ce qu’ils avaient compris de mon personnage. Souvent des choses que je n’avais pas vues. Ces discussions enrichissaient notre travail à tous et c’était formidable.”
Le cinéma, une part de cupidité
François Cluzet avoue être venu au cinéma parce que cela rapporte plus que le théâtre, mais aussi par envie de célébrité : “C’est vrai que je tourne beaucoup de films de cinéma. C’est ma part de cupidité. Et mon rêve d’enfant était d’être célèbre ! Je faisais même de faux interview devant ma glace. Il faut dire mes parents étaient divorcés, j’étais très seul. Je ne veux pas faire pleurer dans les chaumières. Mais je crois que la première affection que j’ai reçue est celle d’un prof ! Je dormais en classe. J’ai entendu d’une oreille un élève le signaler. Et l’enseignant a demandé qu’on me laisse dormir. C’est ridicule, peut-être pathétique. Mais depuis mes huit ans, je me levais à six heures du matin pour les journaux. Mais c’est ce qui m’a donné cette force aussi.
Je voulais être connu, car je ne me sentais pas aimé. Et j’avais un physique moyen. J’en souffrais, car je me suis constitué sans amour et dans des valeurs patriarcales et virilistes. Un homme ne devait pas pleurer. Moi, j’étais féminin : je disais : “Je veux voir ma mère”. Mais je savais qu’il ne fallait pas le dire.
Ensuite, devenu acteur, j’ai fait une erreur. Je me suis dit : “Vous appréciez ma sensibilité ? Je vais donc me sursensibiliser pour être encore plus sensible !” Je l’ai fait en récupérant une jeunesse que j’avais l’impression de ne pas l’avoir eue. Je suis beaucoup sorti, et j’ai tout essayé. Là, j’ai 67 ans, j’ai l’impression que ma jeunesse est finie, mais ça ne me gêne pas parce que j’ai l’impression que maintenant, je vais pouvoir avoir un peu de calme.”
Un acteur n’existe jamais seul
François Cluzet livre son analyse sur son métier : “On ne peut pas être un bon acteur seul. Ce qu’on filme au cinéma, c’est l’échange entre un comédien, et son, ou sa, partenaire. Ce que l’on voit à l’écran est la qualité d’une intimité qui nous dépasse, la capacité à être capables de se livrer face à l’autre. La solitude n’existe pas puisque le jeu vient du regard de l’autre. Et s’il est sincère, cela vous élève. Pour jouer, s’appuyer sur son partenaire est la solution.”
Un acteur joue ou vit
À propos d’Ana Girardot, invitée de l’émission, François Cluzet confie admiratif : “Cette génération d’acteurs a complètement digéré le fait que la plus grande direction d’acteur, c’est Shakespeare, qu’il ait donné : ‘to be or not to be’. Tu es ou tu n’es pas. Tu joues ou tu vis. Pendant des années, je suis tombé dans le panneau de jouer. Au théâtre amateur, on monte sur scène pour se faire plaisir, les gens ne payent pas.
Mais en tant que professionnel, on ne joue plus pour se faire plaisir. On peut être passionné par un rôle, bouleversé par le travail d’avant l’interprétation… Mais on ne joue plus ! On fait un travail et on suit la partition. Et quand tout à coup, vous avez une incarnation bluffante qui s’adresse au plexus ! Le cinéma n’est pas bon quand il s’adresse au cerveau, ou quand il compose. Il faut que l’on ressente. Le comédien, dans une scène émouvante, doit faire son métier : il doit souffrir, c’est tout. Il y a beaucoup d’acteurs qui sont bourgeois dans l’âme. Ils sont là pour se faire plaisir, par narcissisme, par amour, ou pour des tas de raisons que je partage aussi… Mais ils n’acceptent pas d’avoir mal. Et cela se voit.”
Gérard Depardieu
François Cluzet a invité dans son émission Mathieu Sapin qui a écrit une bande dessinée sur Depardieu. L’occasion pour le comédien d’évoquer ce monstre du cinéma français : “Ce type est un phénomène. Heureusement qu’on l’a eu. Il a tout changé pour nous. Comme les Américains avec De Niro, ou Dustin Hoffman, grâce à lui, le rôle principal ne va plus forcément au beau gars. Pour s’identifier, il faut un physique moyen. Ça a été ma chance aussi. Gérard Depardieu a un physique de déménageur, mais quand il joue une scène de tendresse, il est bouleversant.
J’ai joué un peu avec lui et il m’a toujours bluffé. Un jour, on tournait dans le film de Blier, Trop belle pour toi. Il s’éloigne sur le quai de gare, et moi, je devais rester à ma place. Il va pour monter dans le train, il se retourne vers moi, il me dit : “François, tu es comme moi : tu ne t’aimes pas”. Je ne le connaissais pas encore. Je me suis dis : “Il est fou celui-là !””
Marie trintignant
Le comédien revient sur la comédienne décédée en 2003 dont il a partagé la vie pendant quatre ans : “Une fois avec Marie Trintignant, on avait redoublé d’audace. On pensait qu’on pouvait se passer d’auteurs et de metteurs en scène. Je le déconseille à tous les acteurs ! On a conçu un spectacle. Mais c’était compliqué. Mais on était heureux d’être aux manettes elle et moi. Et c’était vraiment notre amour qui faisait ça. On se poussait mutuellement pour avoir des idées. On a eu beaucoup de bonheur. La pièce n’a pas marché, mais elle nous a permis de nous rendre compte de notre fragilité. Et nous sommes allés au bout quand même. On l’a créé à Nice, et j’ai l’impression qu’on donnait de la joie. Je suis content de l’avoir fait.
Tant qu’on aime les gens, ils sont vivants. Mon fils ne va pas être content que je parle de Marie Trintignant, car à chaque fois, ça lui remet un coup de poignard. Marie me manque comme toutes ces femmes qui se sont fait tuer. Il y avait le documentaire de Nadine Trintignant qui passait sur Arte. Je me disais : “Quel gâchis !”. Tonie Marshall, une amie, qui est partie maintenant, disait : “Il a voulu avoir le dernier mot”. Ce dernier mot, c’est la violence. Pour avoir raison, “je t’enlève la vie comme ça, tu ne pourras pas répondre”.”
La suite est à écouter…
Invités :
Ana Girardot, actrice, elle interprète le rôle de l’écrivaine Emma Becker dans le film “La Maison” d’Annissa Bonnefont, adaptation du roman éponyme, en salle le 16 novembre
Dan Franck, écrivain, auteur de la trilogie “Le Temps des Bohêmes”, éditions Grasset ; il prépare un nouveau roman sur les grands écrivains engagés du XIXe siècle, autour de la Révolution de 1848 (Dumas, Balzac, Hugo, Sand)
Sabine d’Halluin, metteuse en scène, fondatrice de la Compagnie Les Toupies ; elle travaille avec des comédiens en situation de handicap ; prochaine représentation d’Angali Galitra, contes d’Afrique noire le samedi 3 décembre à 18 h, à la Mairie du 12° arrondissement 130, avenue Daumesnil, représentation bilingue français – LSF, langue des signes française, dans le cadre des festivités de Noël Vert
Mathieu Sapin, illustrateur, scénariste, réalisateur ; il publie trois albums : “Le Ministère secret”, Tome 3, “Le Sphincter de Moscou” avec Joan Sfar, éditions Dupuis, parution le 4 novembre ; “Lombric”, avec Patrick Pion et Cyrille Bertin, collection Métamorphoses BD, éditions Delcourt (parution le 12 octobre) ; “Pas de baiser pour mamam”, adaptation du roman de Tomi Ungerer, coéditions Radio-France et Rue de Sèvres/L’Ecole des Loisirs, parution le 12 octobre, Partenariat France Inter
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Reportage : à la découverte de l’Exposition Sam Szafran (1934-2019) au Musée de l’Orangerie, à Paris, jusqu’au 16 janvier 2023
Références musicales :
Stephan Eicher, Le plus léger au monde
Dora Jar, Bump
Sarah Blasko, Down on love
Oum, Whova
Pete Doherty, You can’t keep it from me forever
Angèle, Amour, haine et danger
Francis Cabrel, Petite Marie
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