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OLJ / Par Maroun ABOU KHEIR, le 18 octobre 2022 à 00h00
« Il est un anormal. » « Il est handicapé. » On l’entend dire souvent ! Parcours des yeux, quête insistante de la faiblesse. Ce que la plupart des gens perçoivent, c’est l’étrangeté des gestes, la lenteur des paroles, la démarche qui dérange. Ce qui se cache derrière, ils le méconnaissent, spasme, rictus, perte d’équilibre, ils se retranchent derrière un jugement net et tranchant, sans appel : voici un « débile ». Difficile de changer cette première impression, douloureux de s’y voir réduit sans pouvoir s’expliquer. Le dialogue est impossible, car ce qui vient d’un débile est débile. Ainsi, le centre se ferme, le contact se paralyse.
Ce mot d’anormal représentera alors la prison dans laquelle on enferme un individu. Ce terme deviendra plus lourd que la réalité qu’il prétend désigner. Quand mon voisin disparaît sous l’étiquette de dépressif, quand autrui n’apparaît plus que comme le diabétique, le veuf ou le noir, la réduction à l’œuvre dans maints regards pèse, meurtrit la personnalité et ouvre des plaies secrètes.
Or, la fixité même du jugement réduit la richesse du réel, de l’être humain devant lequel on devrait au moins s’étonner, à défaut de s’émerveiller. Car l’expérience quotidienne vient quelquefois délicieusement ruiner ces vérités établies. Le paralysé que tous (pré)disaient malheureux soutient le moral de qui le côtoie, cependant que l’élite intellectuelle, promise à une somptueuse carrière, sombre dans un mal-être sans mesure. Pourtant, « il a tout pour être heureux ». L’énoncé confine à l’ineptie. Le bonheur se confectionnerait-il comme une brioche ? Une pincée de santé, deux cuillères de… ? Y aurait-il des ratés ?
L’être humain, je le crois, s’inscrit dans une complexité qui force l’étonnement. Peut-on réellement le cerner avec des « dépressifs », « blonds », « à pieds plats », « égoïstes » ? Ces indications nous aident-elles vraiment à appréhender le mystère qui habite chaque individu ? J’y vois plutôt un danger. Il ne s’agit évidemment pas de s’interdire tout jugement, mais d’éviter la blessure engendrée par des considérations trop hâtives, de s’astreindre au moins à regarder mieux, autrement, sans dépouillement.
Derrière les mots, se cache un être, une personnalité riche, unique, irréductible, que le poids des préjugés finit par recouvrir d’une couche fièrement catégorique. Ce vernis exclut une approche simple et innocente. La chaise roulante, la canne blanche, voilà ce qui saute aux yeux. Mais qui, avec virtuosité, utilise le fauteuil roulant, qui manipule la canne ? Le voit-on, veut-on le voir ? Et pourquoi de tels accessoires seraient-ils nécessairement les signes du malheur ? C’est aussi la raison pour laquelle, puisqu’il faut se méfier des généralités et considérer l’individu dans sa vérité (toujours plus dense que ce qui est visible), ces signes extérieurs interdisent d’imaginer l’aveugle heureux.
Éloignons-nous d’une définition par trop simpliste, dangereuse, de l’être humain, car elle déterminera abusivement ce qui est normal ou non et engendrera une mise à l’écart, voire une exclusion. Toute réduction qui circonscrit l’homme en niant l’unicité de l’individu confond l’accident et la substance. Semblable méprise recouvre des formes souvent insidieuses.
Qu’une seule fierté nous habite : être un homme avec des droits et des devoirs égaux, partager la même condition, ses souffrances, ses joies, son exigence. Cette fierté nous rassemble tous, le sourd comme le boiteux, l’aveugle comme le trisomique, vous comme moi. Nous sommes des hommes !
Haïssons nos slogans, comme l’expression : « Des cas sociaux ». Cette expression est effrayante. Donc, comment ne pas s’interroger : « Diable, serons-nous nous-mêmes des cas ? »… Et ce voisin avec ses drôles de manières, ce professeur qui récite à haute voix des vers ? Voilà de bien joyeux cas…. Et tel écrivain, tel artiste ? La liste est longue… Qui subsistera ?
Chaque homme est, à sa manière, un cas, une délicieuse exception. Et une observation fascinée puis critique transforme souvent l’être anormal en maître, en sage de l’humanité !
Les textes publiés dans le cadre de la rubrique Courrier n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, L’Orient-Le Jour offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires ni injurieux ni racistes.
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